
Cet article a été rédigé dans le cadre de l’exposition « STRIKE A POSE », organisée par Marion Cazaux et Chloé Lavigne. Ce projet, qui propose un regard original sur la création et la photographie de Mode, est composé de 17 artistes dont la californienne Parker Day. Une première version est actuellement dévoilée au Bâtiment Lettres de l’UPPA à Pau. Le reste est à découvrir sur Instagram : @strikeapose_project.

Parker Day est l’une de ces artistes dont le travail fascine, captive, étonne et détonne. En effet, son esthétique toute particulière ne laisse personne indifférent.e : il suffit de s’installer devant la grande façade du Bâtiment Lettres de l’UPPA à Pau, où quatre de ses portraits sont exposés aux côtés des photographes Oihana Marre et Nathan Selighini, pour s’en rendre compte. En permanence, le public s’arrête, sourit, analyse longuement et s’interroge…
Parker Day, nommée en référence au grand musicien de jazz Charlie Parker, naît en 1984 à San José en Californie. Son père tient une boutique de bande-dessinées spécialisée dans les Comics Underground, ce qui sensibilise très tôt Parker au pouvoir des images et, indirectement, à celui de l’imaginaire. Fascinée par les ouvrages de Robert Crumb et Charles Burns dont elle n’a le droit de regarder que les couvertures, elle se plaît à inventer des histoires à ces mystérieux de personnages, dont la fantaisie semble résonner avec sa propre intériorité. Cette imagination, qu’elle cultive au fil des années, se matérialise également en posant pour sa mère passionnée de photographie argentique. Lorsque la jeune Parker reçoit son premier appareil jetable, poupées Barbie et animaux en peluche deviennent ses sujets d’exception. C’est là, au fond de son jardin, que Parker Day tombe alors amoureuse de la photographie.
Scolarisée à la maison et fille unique, Parker s’ouvre au monde au travers de ses livres et de ses magazines. Elle y découvre des univers étranges et alternatifs au sein desquels l’expression créative semble puissante et libératrice. The Face Magazine est l’un de ses plus forts souvenirs ; elle y découvre notamment l’art de David Lachapelle, dont elle découpe les photographies pour les accrocher aux murs de sa chambre, et se dit profondément marquée par Nick Knight ou par les publicités de la marque Diesel. Ces images résonnent dans l’âme de la jeune fille qui décide, plusieurs années plus tard, d’entreprendre des études de photographie à l’Academy of Art University de San Francisco. Elle abandonne sa formation au bout de trois ans puis déménage, en 2015, à Los Angeles afin de se consacrer entièrement à sa passion.
Parker préfère se considérer comme une artiste plutôt qu’une photographe. Rien d’étonnant à cela, puisque son œuvre revêt un caractère « total » qui dépasse les limitesmême de la prise de vue. En effet, lorsque l’on jette un œil à son travail, on se rend immédiatement compte du soin immense qui est apporté à chacune de ses mises en scène. Le travail est colossal, nécessitant de nombreuses compétences telles que le Set et le Costume Design, la coiffure, le maquillage… Shootant exclusivement à l’appareil argentique et refusant d’utiliser des logiciels de retouche, Parker se doit donc de mûrir et de construire ses images avec précision. Chaque pixel semble alors être le résultat d’un processus réflexif et créatif des plus poussés, nous conduisant à nous y attarder.
Son esthétique très particulière repose sur plusieurs leitmotivs : des couleurs acidulées et ultra-saturées, des toiles de fond éclatantes et stroboscopiques, des éclairages abondants et superficiels accentuant le surréalisme ambiant, des personnages aussi loufoques qu’expressifs semblant peupler d’autres planètes, sans oublier ce grain caractéristique de la photographie argentique, donnant l’impression d’une image palpable et vivante.
« ICONS » (2015-2016)
Créée entre Juillet 2015 et Novembre 2016, sa première série, « ICONS », est composée de 100 portraits. Elle a notamment été exposée à la Superchief Gallery de Los Angeles en 2017 et a donné naissance à un livre éponyme édité par Not A Cult.
Dans toutes les photographies de cette série, Parker Day façonne des personnages excentriques et délurés auxquels elle confie un rôle et offre une histoire. Elle choisit donc minutieusement ses modèles, qu’elle démarche souvent sur Instagram. Stars d’Internet, icônes de L.A., artistes, performeur.se.s, Club Kids… Comme Diane Arbus, elle aime shooter l’originalité, capturer l’étrangeté, glorifier celles et ceux qui se présentent comme des « outsiders ». Comme Joel-Peter Witkin, elle se dit fascinée par les personnes présentant des particularités physiques les rendant uniques. Mais ses modèles, parmi lesquels Molly Soda,
Molly Milk, Ashley Smith ou encore Penelope Gazin, ne lui servent pas uniquement de « visages », car c’est à partir d’elles.eux que se construit tout le récit.
En effet, la volonté de Parker est de créer des personnages imaginaires à partir de la réalité de ses sujets. Il apparaît donc impossible de localiser les frontières entre réalité et fiction, et pour cause : il n’en n’existe aucune. Chaque personnage possède l’âme de son protagoniste, et chaque protagoniste offre volontiers son essence à son personnage. Selon Parker, ce processus artistico-psychologique permet de faire ressortir des émotions très puissantes et authentiques. Ces émotions brutes et spontanées sont celles que l’on peut retrouver dans les images de certains pontes de la photographie, comme William Klein, Garry Winogrand, ou encore Richard Avedon. Le fait que Parker ne retouche pas ses images peut sembler étonnant au vu d’artificialité de son esthétique, mais ce choix révèle au contraire une volonté de pureté, de justesse et de sincérité dans la démonstration de chacun de ses personnages.
Plus jeune, Parker Day était obsédée par Andy Warhol et ses Superstars qu’il transformait en de véritables « icônes » ; ce n’est donc pas un hasard si elle décide d’intituler sa première série ainsi. À travers ce travail, elle souhaite témoigner du fait que, à l’instar des icônes, la manière dont nous nous présentons au monde ne suffit pas à nous définir réellement. En offrant une nouvelle identité à ses sujets et en construisant un nouveau personnage autour d’eux, Parker matérialise l’idée que nous possédons plusieurs visages. Elle explore les mécanismes de construction de l’identité, s’intéresse à ce sentiment dissociatif par lequel la réalité peut céder place à la fiction, et vice-versa. En floutant les limites entre ce qui est « vrai » et ce qui est « faux », elle nous pousse à nous questionner sur la légitimité-même de cette interrogation : « Puis-je être moi-même tout en incarnant différents rôles ? ». Au-delà de ces questionnements, Parker nous encourage à nous sentir libre d’être qui l’on veut aux yeux du monde, mais aussi au sein de notre propre espace identitaire.
Tous ses personnages évoluent dans un espace fantastique, chimérique et résolument kitsch. Différents éléments accentuent la théâtralité des scènes, comme les expressions faciales prononcées des modèles, les divers vêtements et accessoires poussant les archétypes culturels aux extrêmes, ou encore la multiplication des motifs et l’hypersaturation des couleurs. Tout cela participe à construire l’essence des personnages, tout en leur insufflant de l’émotion. Éléments de fantaisie et d’horreur se côtoient, rendant parfois les scènes aussi merveilleuses que terrifiantes…
De temps à autres, la prolifération de ces éléments devient presque visuellement inconfortable. Parker souhaite en fait nous déranger, nous pousser hors de notre zone de confort afin de nous encourager à nous questionner sur ce qu’il se passe face à nous et, évidemment, à l’intérieur de nous. En effet, derrière ces images humoristiques se cache toute la profondeur de ses propres questionnements métaphysiques, philosophiques et spirituels. Si l’on soulève toutes ces couches de couleur et de fantaisie, on décèle alors une certaine obscurité dans sa manière de dépeindre ses personnages. Comme l’exprime Parker elle-même, la dure réalité du monde subsistera toujours, quoi que l’on fasse, en arrière-plan de notre existence. Cette noirceur, qui teinte chacune de ses images, semble être l’ingrédient parfait rendant son art si riche et si profond. C’est d’ailleurs à partir de cette noirceur qu’elle dit piocher son inspiration et ses idées, comme si elle exorcisait ses démons intérieurs en les injectant au cœur-même de ses personnages.
« Possession » 2017-2018
Pour sa seconde série « Possession », qu’elle réalise entre Septembre 2017 et Mai 2018, elle change de format et dévoile entièrement la silhouette de ses protagonistes. Si elle se concentre davantage sur la chair, c’est qu’elle souhaite comprendre ce que signifie « avoir un corps » du point de vue sensoriel et métaphysique.
Elle cherche à poser un regard sur les expériences que nous pouvons faire par le biais de notre corps, et s’interroge sur les moyens universels par lesquels nous nous incarnons. Pour cela, elle part de mots relatifs au corps humain comme « Disease » (Maladie), « Surgery » (Chirurgie), « Blood » (Sang), « Fragile » (Fragilité) ou encore « Heat » (Chaleur) afin de matérialiser ces concepts concrets et les transformer en univers fantasmagoriques. La série est d’ailleurs composée de 46 photographies, en accord avec le nombre de chromosomes existants dans chaque cellule du corps humain. L’influence de l’art de la Renaissance est ici fortement palpable, notamment au travers des poses des modèles et du mouvement des drapés servant au fond de ses images. « Possession » a donné naissance à une seconde monographie, sortie en Novembre 2017 à l’occasion de l’Art Basel de Miami.
Autres projets…
Plus tard en 2018, elle réalise notamment « Brand Partner », une série dans laquelle elle pose un regard à la fois amusé et critique sur la publicité.
Elle s’intéresse à l’apparence kitsch des packagings de produits bons marché (répulsifs anti-insectes, charbon, lessive…), puis construit une histoire autour d’eux afin de créer des publicités pop et délurées qu’elle aimerait voir exister. Elle effectue également d’autres travaux tels que « Nowhere is Home », « Twin Stars » ou « Still Got It » en collaboration avec Polaroid Originals. En 2019, elle participe à un projet commissionné par It’s Nice That au cours duquel elle doit créer des photographies à partir d’images issues d’Adobe Stock, sans avoir le droit de les regarder en amont. À partir du seul titre de ces images, elle est invitée à reconstituer des univers, nous laissant ensuite le loisir de comparer les deux créations…
Même si Parker Day explore différentes manières de s’exprimer, elle conserve à chaque fois le même processus créatif. Elle n’abandonne jamais non plus ses modèles, avec qui elle entretient une connexion toute particulière. Cette connexion est d’ailleurs essentielle à leur spontanéité durant les shootings, qui se déroulent presque uniquement dans l’intimité de son studio. À l’exception de certaines séances où elle collabore avec des stylistes ou des Make-Up Artists, Parker travaille donc seule et cultive ses propres talents.
Tout ce travail autour des artifices rapproche naturellement les œuvres de Parker Day à celles de Cindy Sherman, artiste à laquelle elle est systématiquement comparée. Très loin du glamour des photographies publicitaires, le travail de Cindy Sherman, uniquement centré sur les autoportraits, est caractérisé par un maquillage outrancier, l’utilisation de perruques, de costumes et de prothèses qui la transforment entièrement. Au-delà des similarités esthétiques, les deux artistes partagent un goût certain pour la théâtralité et l’univers visuel du cinéma, tout en étant particulièrement attentives à la psychologie de leurs personnages.
La culture cinématographique a donc, elle aussi, participé à construire l’œil de Parker et à nourrir son imagination. Parmi ses inspirations, nous pouvons citer l’imagerie à la fois sombre et onirique de David Lynch, la bizarrerie inquiétante mais enthousiasmante de Stanley Kubrick, ainsi que les personnages marginaux et excentriques de John Waters.
Parker se dit également très imprégnée de l’art de David Lachapelle, qu’elle cite parfois volontairement dans ses images. En plus de faire usage des couleurs vives et des symboles de la culture kitsch, les deux artistes glorifient l’irrévérence de leurs modèles.
ANGELINA JOLIE by David LaChapelle Photoshoot for Rolling Stone Magazine
Face aux images de Parker Day, de nombreuses choses se produisent en nous. Il y a d’abord ce temps d’analyse face à la spectacularité de la scène qui se joue devant nos yeux ; notre esprit veut en comprendre chaque élément, car chaque détail se révèle plus intrigant l’un que l’autre. Dans un réflexe de contemplation suprême, il n’est pas question pour notre œil d’en laisser une miette, ou de laisser s’en échapper un quelconque détail. Il veut comprendre, puis faire son chemin dans ce paysage extraordinaire, parfois aussi poétique que monstrueux. Une fois nos marques prises au sein de l’image, l’œil se détend et le sensible nous submerge. L’immersion est alors immédiate ; il n’existe alors plus aucun cadre, plus aucune frontière entre la photographie et la « vraie vie ». Le monde fantasmagorique de Parker Day et de ses comparses devient notre monde, et c’est là que le dialogue d’âme à âme démarre. Dans une société où notre œil est constamment sollicité, Parker Day réussit donc un pari fou : celui de nous captiver, de nous ensorceler, de nous intégrer pleinement à son univers qui, en quelques secondes, se révèle être aussi brillant que profond.
Chloé Lavigne