Ingmar Bergman, explorateur de l’âme humaine

Cet article a été écrit dans le cadre du partenariat de Florilèges avec la plateforme LaCinetek.

Ingmar Bergman a su s’imposer parmi les plus grands réalisateurs de l’Histoire du cinéma. Ovationné par les plus grands, Bergman reste cependant encore peu connu du grand public, bien qu’acclamé dans les cercles cinéphiles et récompensé plusieurs fois. Pourtant, son influence est immense auprès de réalisateurs tels que Stanley Kubrick, Andrei Tarkovski, Woody Allen ou encore David Lynch. Son œuvre, sans cesse en évolution, se révèle d’une large variété et aborde des thèmes métaphysiques comme la mort, la solitude ou encore l’existence de Dieu, fouillant les profondeurs de la pensée humaine. Homme de théâtre avec beaucoup d’humour, discret mais appréciant être remarqué, Bergman est une de ces personnalités qui fascinent. Mais qui était-il ?

Enfance et démons

Ingmar Bergman naît le 14 juillet 1914 au sein d’une famille suédoise bourgeoise. Son père est un prêcheur et pasteur luthérien donnant des sermons, ainsi ses souvenirs d’enfance sont marqués par un cadre clérical strict. Les tensions avec ses parents dans ce foyer parental austère d’un presbytère de Stockholm, le protestantisme luthérien rigoureux qui incite à l’expiation par la souffrance et donc les punitions récurrentes infligées par son père, vont affecter la filmographie de Bergman dont les thématiques de la trahison et de l’humiliation seront omniprésentes.

Persona (1966)

Dès son plus jeune âge, Bergman développe une obsession pour le cinéma et explore les possibilités de son imagination grâce au théâtre de marionnettes qu’il a construit. L’enfance de Bergman hante sa carrière de cinéaste : s’il en garde de nombreux démons, il n’en oublie pas les moments heureux, notamment ceux passés avec sa grand-mère adorée, et la nostalgie de cette époque se retrouve dans certains de ses films. Pour la scène d’ouverture de Fanny et Alexandre (1982), il recrée d’ailleurs le décor de la maison de sa grand-mère. Figure paternelle absente dans À travers le miroir (1961) ou au contraire figure cruelle bien trop présente du beau-père évêque de Fanny et Alexandre (1982), montrent aussi ce rapport à l’enfance meurtri par un foyer familial difficile.

Un cinéaste de théâtre

Ingmar Bergman débute sa carrière de metteur en scène du jour au lendemain, démontrant beaucoup de talent. Il s’encadre rapidement d’un certain nombre de comédiens qui va former son écurie, à la fois troupe de théâtre pour ses pièces et acteurs pour ses films. Si on le qualifie dans un premier temps de metteur en scène infernal, son tempérament va s’adoucir au fil des ans, bien que toujours exigeant. Concentration et intimité sont les fondements de son génie. Il crée une atmosphère de confiance auprès des acteurs pour que la magie opère, comme un miracle, un instant fragile capté pour toujours et à jamais. Ainsi, Bergman va en profondeur dans les personnages qu’il invente. Selon lui, le visage humain est la chose la plus cinématographique qui existe. Une certaine obsession pour les gros plans traverse donc ses films. Frémissements des lèvres, lueur dans les yeux et crispation du menton sont traqués par le cinéaste, ce chasseur d’émotions dont l’ambition première est de faire vivre non pas la réalité, mais son propre univers de rêves et de fantasmes.

Fanny et Alexandre (1982)

Le théâtre accompagne tous ces films, comme une échappatoire à la vie réelle par le pouvoir de l’imagination. Dans À travers le miroir (1961) les frères et sœurs Karin (Harriet Andersson) et Minus (Lars Passgård) se réfugient dans une représentation d’une pièce de théâtre pour oublier un temps la réalité plus sombre de la maladie de Karin. De même, dans Le Septième Sceau (1957) le spectateur suit une joyeuse troupe de théâtre itinérante alors que la Mort est omniprésente, tandis que dans Fanny et Alexandre (1982) avec sa scène d’ouverture sur un théâtre miniature, le film est vu par le regard du jeune Alexandre (Bertil Guve) comme une pièce de théâtre, rejoignant l’idée de William Shakespeare : « le monde entier est une scène ». L’obsession de Bergman pour le théâtre est telle qu’il met en scène ses propres funérailles dans les moindres détails, transformant une simple cérémonie en véritable œuvre d’art.

Bergman et la lumière fut !

La lumière dans le cinéma de Bergman occupe une place fondamentale. Sans lumière, le cinéma n’existe pas. Ce rapport essentiel voire primitif, explique sans doute cette fascination de Bergman pour la lumière. Il s’entoure alors de Sven Nykvist qui signe la photographie de la plupart de ses films. Ensemble, avant chaque tournage, ils observent les effets lumineux naturels. Pour Les Communiants (1963) par exemple, Bergman souhaitait dans l’église un changement de lumière progressif et quasi imperceptible qui nécessitait tout le talent de son chef opérateur. Extrêmement minutieux dans le travail de la lumière pour Cris et Chuchotements (1972), Sven Nykvist et Ingmar Bergman vont même filmer quasiment uniquement à la lumière naturelle après avoir passé près de deux semaines à observer chaque rayon de soleil.

Les Communiants (1963)

Questionnements métaphysiques

Maître du cinéma existentiel, Ingmar Bergman est rapidement devenu « l’auteur » par excellence défini par François Truffaut, démontrant que le cinéma pouvait être autre chose qu’un simple divertissement et devenir de l’art. Ses films sont reconnaissables, tous imprégnés de ses obsessions personnelles. Bergman y explore l’âme humaine, ses propres questionnements métaphysiques sur l’existence de Dieu, la foi, la conscience, la peur de la mort ou encore la solitude. Profondément marqué par des auteurs comme Strindberg ou des philosophes comme Kierkegaard, Eino Kaila ou encore Sartre, le cinéma de Bergman est éminemment poétique ponctué de cet humour caustique propre au metteur en scène.

S’ils semblent difficiles à aborder sous leur lenteur et calme apparents, les films d’Ingmar Bergman sont en réalité violents et bouleversants. Ses films se répondent, parfois se nient, se complètent et montrent une remise en question permanente. Il ne faut donc pas aborder l’œuvre de Bergman comme une voie à suivre, ni chercher des réponses dans ses films, mais plutôt y trouver des questions nécessaires à une quête spirituelle personnelle. Le cinéma bergmanien est donc un cinéma existentialiste qui appelle à l’introspection. Dans cette vision de condition humaine nauséabonde et de solitude inéluctable de l’espèce humaine que Bergman s’attache à montrer, beaucoup y voient le pessimisme de l’auteur. Au contraire, j’y vois un cinéma qui apaise et rassure. En effet, les films de Bergman soulèvent des questions et nous poussent à nous élever spirituellement, mais rappellent surtout que finalement, tous autant que nous sommes, nous nous posons les mêmes questions, avons les mêmes doutes, les mêmes peurs.

Bergman et la mort

La mort et la maladie sont au cœur du cinéma de Bergman. Que ce soit la schizophrénie de Karin dans À Travers le miroir (1961), le handicap de Helena (Lena Nyman) dans Sonate d’Automne (1978) ou le cancer d’Agnès (Harriet Andersson) dans Cris et Chuchotements (1972), la maladie apparaît comme la conséquence fatale d’un foyer familial en déliquescence et comme l’ombre de la mort, planant sans cesse au-dessus des personnages.

Le Septième Sceau (1957)

L’idée qu’en mourant, je ne serais plus, que je passerais par la porte obscure, qu’il existait là quelque chose que je ne pouvais ni contrôler, ni arranger, ni prévoir m’était une perpétuelle source d’épouvante.

Ingmar Bergman

Comment se débarrasser de cette peur de la mort ? Simplement en donnant à la Mort l’aspect d’un clown au masque blanc, trompée par un chevalier l’affrontant aux échecs pour gagner du temps. Inspirée des fresques d’Albertus Pictor, voilà une image qui restera gravée dans la mémoire cinéphile. Ainsi, Bergman tourne Le Septième Sceau (1957), l’histoire d’Antonius Block (Max von Sydow) un croisé tourmenté par ses interrogations sur l’existence de Dieu, défiant la Mort (Bengt Ekerot) dans une partie d’échecs afin de sauver une famille de la peste. Après ce film, la mort alors ridiculisée n’est plus pour Bergman une obsession, bien qu’elle reste présente dans ses films postérieurs. Bergman utilise donc le cinéma pour apaiser ses craintes et insécurités les plus profondes.

La religion

La question de la religion revient constamment dans les films de Bergman, présente du Septième Sceau (1957) à Fanny et Alexandre (1982) en passant par La Source (1960) ou encore par sa fameuse trilogie qui constitue un véritable tournant stylistique dans sa carrière. L’importance n’est pas vraiment de savoir si Bergman a la foi ou non – et d’ailleurs, il semble que son avis change à chacun de ses films. Ainsi, il ne faut pas être bloqué par ce qui pourrait sembler être un cinéma moralisateur. Le cinéma bergmanien est certes largement affecté par le principe protestant de la sola scriptura avec des films renvoyant souvent aux Écritures – comme le fera aussi Andrei Tarkovski – mais cette éducation chrétienne est parfois vivement critiquée et sans cesse remise en question. Dans La Source (1960), l’histoire d’une violence inouïe d’une jeune fille violée et tuée par un groupe de bergers, Ingmar Bergman exprime son incompréhension : comment Dieu permet-il que l’incarnation même de l’innocence subisse cette horreur ?  Ici, son message théologique s’approche du jansénisme et de la prédestination : notre salut réside dans la grâce de dieu, les mauvaises actions sont incoercibles.

La Source (1960)

Cependant, à partir de sa trilogie du silence de Dieu, les films d’Ingmar Bergman changent radicalement. Le cinéaste met en place un ton plus austère et plus pessimiste sur l’existence. Il se défait de l’éthique luthérienne et des messages grandiloquents. Son style cinématographique s’éloigne de l’imagerie ornementale des films tels que Le Septième Sceau (1957) ou Les Fraises Sauvages (1957) pour se tourner vers une certaine sobriété, voire ascétisme. On dit souvent qu’À travers le miroir (1962), Les Communiants (1963) et Le Silence (1963) forment une trilogie parlant d’une régression et s’achevant sur l’idée du silence de Dieu. Reflets de la réflexion continuelle de Bergman sur la question de la religion, ces trois films se répondent, se contredisent et montrent cet élan perpétuel du cinéaste vers la recherche de quelque vérité. Dans À travers le miroir (1962), le réalisateur aboutit sur une « certitude conquise », celle que Dieu est amour et que l’amour est Dieu. Mais c’est avec Les Communiants (1963) que s’infiltre vraiment le scepticisme de Bergman et que cette certitude est mise à nu. L’histoire d’un pasteur (Gunnar Björnstrand) qui a perdu la foi est l’écho des doutes du cinéaste sur l’existence de Dieu. Dans cette œuvre essentielle, Bergman livre une vision terrifiante sur les douleurs humaines les plus simples et les plus intimes. Il poursuit cette exploration des tréfonds de l’âme humaine et de la souffrance dans Le Silence (1963) qui exprime le silence et l’absence de Dieu.

La solitude et la quête de l’identité

Monika (1953)

Les personnages inventés par Bergman sont ainsi en proie au doute et en quête de réponses. Malgré une recherche permanente de nouveaux systèmes et structures comme la religion, pour effacer leurs impressions d’isolement, la terrible réalité de la solitude totale ressort toujours. Cette solitude inéluctable, on la ressent particulièrement dans ce que Jean-Luc Godard a appelé le « plan le plus triste de l’histoire du cinéma », le fameux regard-caméra d’Harriet Andersson dans Monika (1953). Avec ce film, Bergman s’interroge sur la question du bonheur, de la liberté et sur la quête de l’identité d’une génération désenchantée dans une société aliénante et presque carcérale. Cette vision moderne sur la femme va accompagner une grande partie des films de Bergman et notamment Persona (1966), véritable quête de l’identité de deux femmes à la ressemblance troublante, interprétées par Liv Ullmann et Bibi Andersson. Ces deux femmes vont se retrouver dans une maison isolée sur une île. L’une est enfermée dans son mutisme tandis que l’autre perd peu à peu sa propre persona, son masque de mensonges se fissurant alors que ses aveux d’abord thérapeutiques se transforment en confessions de fantasmes cachés, de mensonges et d’aveuglement de soi. Bergman aime confronter ses personnages à leurs troubles intérieurs refoulés. Ainsi, dans Les Fraises sauvages (1957) un professeur âgé (Victor Sjöström) se remémore ses souvenirs de jeunesse afin de faire la paix avec les fantômes de son passé : son arrogance, son égoïsme et son indifférence. Jusque dans ses films les plus tardifs tels que Scènes de la vie conjugale (1973) ou Sonate d’Automne (1978) Bergman va donc poursuivre cette étude sur des êtres à la poursuite de leur identité.

Persona (1966)

Finalement, Bergman filme ses craintes, ses cauchemars et ses obsessions, mais il donne surtout au spectateur un écran comme reflet de ses propres névroses, le poussant à se poser des questions sur soi-même. Le premier film de Bergman que j’ai vu, c’est Cris et Chuchotements (1972). Véritable choc, c’est encore sans doute une de mes expériences cinématographiques les plus éprouvantes. Commencer par ce film de Bergman, c’est un peu comme se jeter tête la première dans un univers inconnu. C’est à la fois somptueux et profondément oppressant. Le rouge typiquement bergmanien y est prépondérant et se répand tel une tâche de sang. La souffrance dévore petit à petit le spectateur. Indéniablement un chef-d’œuvre. En somme, je ne peux que vous conseiller ce cinéaste qui nous a livré une œuvre magistrale tout au long de sa vie.

Cris et chuchotements (1972)


Vous pouvez retrouver certains de ses plus grands films sur le site de LaCinetek !

Faustine Fraysse

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