
L’emballage de l’Arc de Triomphe fait éclater un scandale, échauffe les plateaux télé et les réseaux sociaux, mais que savons-nous vraiment de cette installation ?

Reprenons au début : lorsque les commentateurs·trices parlent de « Christo » il ne faut pas imaginer qu’il s’agit d’un seul artiste, d’un seul homme. L’histoire a préféré garder son prénom pour parler d’un couple. Il s’agit bien de Christo Vladimiroff Javacheff (1935-2020) et de Jeanne-Claude Denat de Guillebon (1935-2009). Il est vrai que leur deux noms peuvent paraître long, et qu’un diminutif est souvent bien utile pour parler d’un duo d’artistes, mais le choix délibéré de ne garder que le prénom de l’homme ne peut que nous faire repenser à l’invisibilisation de toutes ses femmes artistes, de toutes ses femmes artistes mariées à des artistes qui n’ont été considéré que comme mineure par rapport à leur conjoint. En ce qui concerne Jeanne-Claude, on a souvent limité son rôle à celui d’administratrice, d’organisatrice ou encore de chef d’entreprise. Son apport artistique n’a été reconnu qu’en 1994. Alors même qu’iels commencent leur collaboration artistique en 1958…
Le principe est simple : des années de préparation pour deux semaines en moyenne de visibilité. Leur démarche consiste en l’emballement de lieux, de monuments, voire de paysages. Si on peut les rapprocher du land art pour beaucoup de raisons, iels ont toujours refusé ce terme. Iels partent du principe que cacher un objet permettra a posteriori de le redécouvrir et de lui donner un nouveau public, un nouvel intérêt. Comme Albert Elsen le souligne : aucun·e artiste ne passe autant de temps de préparation pour aussi peu de temps d’exposition. Mais ici réside la particularité du duo : créer de l’éphémère bruyant, de l’urgence immense. Il faut voir avant que cela ne disparaisse. Un autre intérêt de leur travail est l’impossibilité d’acheter l’œuvre terminée, elle n’appartient qu’au public, qu’aux yeux des curieux·ses, amateurs·trices d’art, touristes. Aucun·e collectionneur·euse ne pourra la garder dans une collection privée. L’œuvre doit disparaître, doit être détruire. Il n’en restera donc rien. Le gigantisme de leurs œuvres a forcément un coût, ce dernier fait beaucoup scandale évidemment.
On retrouve aujourd’hui exactement les mêmes critiques qu’iels ont essuyé au début de leur carrière : ce n’est pas de l’art, c’est moche, c’est cher, ça dénature le bâtiment, ça lui fait honte, ça ne sert à rien. Pour répondre simplement : qui est juge pour décider de ce qui est de l’art ou non ? Le prix n’importe que peu du moment que c’est leur argent, et on ne connaît pas les prix de production d’autres œuvres qui semblent bien aussi onéreuses, on ne se scandalise que lorsque les artistes sont transparent·es avec leur budget (ce qui devrait être vu comme plutôt positif), le bâtiment n’est pas dénaturé puisque l’installation ne reste que deux semaines, et elle jette les projecteurs sur ce dernier, cela lui permet une publicité énorme et un nouveau public, et enfin, l’art n’est pas censé servir à quelque chose, mais l’art est d’abord un support de délectation et de curiosité.
« C’est seulement gros parce c’est inutile » – Christo
Pour tenter d’éclairer notre lanterne sur l’Arc de Triomphe, je vous propose de revenir sur certaines installations qui l’ont précédé.
« Surrounded Islands » (1983)

Nous voilà aux îles de la baie de Biscayne à Miami, où les artistes ont encerclé les onze îlots d’une ceinture de polypropylène rose fuchsia pour deux semaines en 1983. Comme beaucoup, nous pouvons considérer cette installation comme l’une des plus spectaculaires, sûrement en raison de son ancrage dans le paysage et de sa couleur vive. Les îlots n’étaient pas des terres rêvées, mais servaient plutôt de décharge à ciel ouvert. On notera que le couple paie à leur propre frais le retrait de près de 40 tonnes de déchets. L’installation quelque peu originale, même pour le couple, nécessite l’intervention de professionnels spécialistes comme un ingénieur de la marine, un spécialiste de la biologie marine, un ornithologue ou encore un expert des mammifères. Nous pouvons alors comprendre que Christo et Jeanne-Claude font des installations tout en prenant en compte le lieu, dans tout ce qu’il a de spécifique, en intégrant ses contraintes – techniques ou vivantes -, et en préservant le lieu après leur passage. Certain-es voient une touche d’humour dans le fait que cette installation joyeuse et insouciante entourent des décharges et des ordures. Il a fallu 60 hectares de tissus, 79 patrons et presque six mois de travail en usine pour réaliser ces contours colorés.
Pont-Neuf (1985)

L’emballage du Pont-Neuf à Paris a eu lieu du 22 septembre au 7 octobre 1985. Le choix du lieu est emblématique de l’histoire de l’art, beaucoup d’artistes l’ont représenté dans leurs vues parisiennes, comme Turner ou encore Renoir. Si le financement (1,2 millions de francs) ne pose pas de problème au couple, l’acceptation par l’administration française fait polémique. On rencontre les mêmes débats qu’actuellement pour l’Arc de Triomphe, allant de « ce n’est pas de l’art » à « cela fait honte à la France ». Jacques Chirac finit par accepter, et l’emballage amène plus de 3 millions de visiteurs et visitrices sur le site. Le succès touristique est énorme et calme certaines ardeurs quant à l’impact sur ce secteur. Comme aujourd’hui, certain-es ont peur que cela effraie le public, alors qu’au contraire, ce dernier se déplace pour, et il est friand de voir une œuvre « exceptionnelle et éphémère ». Le couple a rassemblé 40 876m² de toile en polyamide couleur « pierre de Paris » : iels n’ont pas poussé jusqu’au choix d’une couleur vive comme à Miami, mais ont tout de même mobilisé 13 km de corde ainsi que 12 tonnes de chaîne en acier.
« People think our work is monumental because it’s art, but human beings do much bigger things : they build giant airports, highways for thousands of miles, much, much bigger than what we create » – Christo
« Les gens pensent que notre travail est monumental parce qu’il s’agit d’art, mais les êtres humains font de bien plus grandes choses : ils construisent des aéroports géants, des autoroutes sur des milliers de miles, bien plus grandes que ce que nous créons. »
Reichstag (1995)

Dix après le Pont-Neuf, et après vingt-cinq ans de préparation Christo et Jeanne-Claude emballent enfin le Reichstag, monument emblématique berlinois. Du 23 juin au 7 juillet 1995, cet imposant monument est recouvert de 100 000m² de polypropylène recouvert d’aluminium et de 15 km de corde. Son emballage nécessite près de 90 alpinistes. Les quatre tours mises en valeur par l’installation du couple symbolisent les quatre royaumes de l’empire allemand : Bavière, Saxe, Prusse et Wurtemberg.
Le Reichstag est un symbole important pour l’Allemagne. Construit en 1894, c’est en 1918 que depuis une de ses fenêtres, Philipp Scheidemann annonce la fin de la monarchie des Hohenzollern et proclame la République après la révolution de novembre. L’incendie en 1933 est l’occasion pour Hitler de le reprocher – sans preuves – aux communistes, et de lancer une répression énorme. Sur le faîte du bâtiment, l’Armée rouge hisse son drapeau à la Libération. Le monument abrite le Bundestag depuis 1999.
Pour l’installation de Christo et Jeanne-Claude, l’histoire mouvementée du Reichstag a certainement conforté leur choix, en plus de l’aspect technique spectaculaire. C’est près de 5 millions de personnes qui viendront admirer l’édifice alors recouvert.
Arc de Triomphe (2021)

Prévue pour avril 2020, l’installation début en septembre 2021. Jeanne-Claude, décédée en 2009 et Christo, en mai 2020, c’est à titre posthume que leur neveu Vladimir Yavachev met en place l’emballage en respectant scrupuleusement leurs dessins, maquettes et plans. Le couple a toujours rêvé d’emballer ce bâtiment, depuis le début de leur carrière. Iels ne s’étaient jamais avancé pour réaliser leur projet, mais c’est lors de la rétrospective du couple au Centre Pompidou que le directeur de l’époque (Bernard Blistène) lui propose une intervention autour du musée. Mais Christo refuse en déclarant : « La seule chose que j’aimerais faire à Paris, c’est envelopper l’Arc de Triomphe ». Le projet se lance en 2017.

« All our work is about freedom. Nobody can buy our projects. Nobody can sell tickets to experience our projects. Freedom in the enemy of possession and possession is equal to permanence. That is why our projects can not remain and must go away forever. Our projects are ‘once-in-a-lifetime’ and ‘once upon a time » – Christo & Jeanne-Claude
« Tout notre travail porte sur la liberté. Personne ne peut acheter nos projets. Personne ne peut vendre des tickets pour vivre nos projets. La liberté est l’ennemi de la propriété et la propriété est l’équivalent de la permanence. C’est pourquoi nos projets ne peuvent pas rester et doivent s’effacer pour toujours. Nos projets sont uniques et n’apparaissent qu’une fois.«
En effet, l’entièreté de leurs installations est autofinancée grâce à la vente des croquis et dessins des projets en amont. Iels refusent l’argent public comme privé, afin de garder cette liberté, qu’elle soit philosophique et/ou artistique. Les 14 millions qui ont été déboursé pour l’Arc de Triomphe venaient entièrement d’une vente aux enchères.
« C’est gratuit pour les gens, et c’est pourquoi aussi ils sont autofinancés, donc il n’y a personne qui vous donne cette liberté » Vladimir Yavachev

Par Marion Cazaux / @mhkzo