
« Considérer comme hôte dans mon pays le voyageur étranger »
Ainsi le douanier marocain s’engage-t-il solennellement en prêtant serment. L’exposition monographique de Randa Maroufi, « L’autre comme hôte », s’ouvre du 18 septembre au 28 novembre 2021 au Centre d’art contemporain Chanot à Clamart (CACC).
Avant d’y placer son objectif ou d’en délimiter les contours sur la page d’un carnet, Randa Maroufi, plasticienne et réalisatrice née à Casablanca en 1987, se laisse guider dans les espaces transitoires qui l’intéressent. Pour cette exposition qui déjoue les frontières, l’artiste ouvre le dialogue entre ses productions existantes et d’autres récentes, dont un film co-produit avec le CACC, Les plieurs (2020).
La frontière, mode d’emploi
« J’essaie de faire partie du paysage, d’habiter le lieu, de créer des liens avec les gens – plutôt de confiance que d’amitié. » Randa Maroufi
Le processus de création de Randa Maroufi se déroule depuis une immersion au cœur de réalités sociales contemporaines, jusqu’à la reconstitution de ces situations concrètes, sur place ou en studio. Son incursion dans le paysage débute chronologiquement par le film Stand by Office (2017), tourné en collaboration avec l’association « We Are Here » à Amsterdam. Réalisé au cœur d’un hôtel de ville – de vide – déserté par les services, le film suit des migrants en attente de régularisation de leurs papiers, qui jouent le rôle du personnel administratif. La caméra rode à l’intérieur de ce bâtiment renfermé sur lui-même, dont on n’aperçoit jamais l’extériorité, révélant « ce que ces espaces réels ou symboliques produisent sur les corps. » Lieu d’attente et de paperasse interminable, le bureau administratif acquiert ici une dimension fictionnelle, où les t-shirts étendus à sécher côtoient les costumes de businessmen ; où le particulier réinvestit l’espace public et ses limites.

Reconstruire le réel à partir de « pièces à conviction »
L’inversion de l’espace occupé par les individus préoccupe le travail de Randa Maroufi tout au long de l’exposition, à commencer par la table lumineuse, La saisie, qui présente des objets ayant appartenu à son père, douanier au Maroc, comme des « pièces à conviction ». Récolement scientifique et méticuleux, l’organisation de ces documents et accessoires officiels n’est pas sans rappeler les vitrines des musées d’ethnographie du début du XXe siècle, faisant ici du familier – le père de l’artiste – l’étranger, l’autre, que l’on observe avec curiosité. Le vécu de cet homme est la part anecdotique du projet. En effet, l’artiste confie sa volonté de s’extraire de son histoire familiale pour donner de l’épaisseur au récit, prêtant son regard artistique, la poésie du désordre dans le détail, pour rompre la rigueur administrative. Tout en s’articulant autour de la frontière, qui densifie l’anonymat dans la foule, le travail de mémoire introduit par Randa Maroufi réinterprète la complexité des rapports humains au singulier.



La saisie, Randa Maroufi, serment du douanier du père de l’artiste, 2021 © idem.
En rythme, chorégraphier la vie à la frontière
Dans Les plieurs, l’artiste propose de réactiver un tissu bleu, retrouvé après vingt ans d’immobilité, en le plaçant au cœur d’une chorégraphie. A partir d’une situation réelle et officielle, la cérémonie du pliage de drapeau, l’artiste orchestre les gestes maladroits de deux douaniers tentant de plier le tissu. L’exigence protocolaire s’efface alors au profit de l’expérience maladroite du maniement de l’étoffe, filmée avec tendresse. Là où le silence s’observe d’habitude, les chuchotements traduisent les tâtonnements qui débordent du cadre protocolaire, vers la fiction. Plus encore, la métaphore du tissu plié par les douaniers suggère l’effort des individus pour se plier à un système qui ne les inclut pas, fort de sa puissance rhétorique.

La question du rythme s’impose au centre de la production de Randa Maroufi, et plus précisément au sein de Bab Sebta. Des arts visuels au cinéma, l’artiste plasticienne promène sa caméra à l’affût des « rythmes chromatiques », que le plan-séquence – mis en mouvement lors de la post-production – permet. Si le format en frise et le chatoiement des tissus font écho à la peinture vibrante des scènes religieuses de la Renaissance, la théâtralité de ce court-métrage est frappante.
« Chaque scène est une reconstitution d’images réelles prises sur les lieux. »
En 2015, Randa Maroufi séjourne en résidence artistique près de Ceuta, enclave marocco-espagnole, et découvre cet espace de cohabitation et de contrebande dont elle tire son film. Dans un hangar qui fait office de studio, la réalisatrice revisite les trois mouvements correspondant à l’ouverture ou à la fermeture de la frontière : l’attente – immobilité et tension avant la frontalité des rapports humains – puis la préparation – vue en contre-plongée à la manière d’une caméra de surveillance – et enfin la libération, dite « avalancha » – vue immersive et frontale ; déluge humain.

La forme d’une douane

Représentée par quatre plans, la série Diwana, produite entre 2018 et 2019, donne à voir les trajets quotidiens effectués par les contrebandiers à Ceuta, et dessinés de leur main ou avec la collaboration de l’artiste. Selon la volonté de Randa Maroufi, l’utilisation de tirages cyanotypes fait résonner le « système urbain informel » avec les normes des tracés architecturaux, en écho à la réappropriation de la ville par le jeu des hommes de Stand by Office, penchés au-dessus de la maquette d’Amsterdam. Spectateur·ice du remodelage de l’espace par le déplacement des pions, qui rejoue le système des échecs, on assiste à la redéfinition des lieux et des relations de pouvoir. Se produit alors un dévoiement de l’utilité du plan, devenu outil des individus sans-papiers pour repenser leur structure urbaine.

Lieu d’une intense mobilité, la douane désemplit uniquement lors des jours fériés, comme l’illustre la série Around the gate (2018), dont l’exposition présente un cliché. Petit format isolé sur un mur, la photographie donne à voir une sorte d’arrière-cour, espace de vide saturé de masses de tôle et de béton vers lequel les diagonales affluent. L’inscription « Suera Import Export » reste alors le seul indice d’un mouvement à l’arrêt, qui laisse deviner l’activité habituelle de la frontière. Ce même instant suspendu se retrouve dans la série Nabila & Keltoum & Khadija (2015), imprimée sur tissu, où trois femmes contrebandières figent leurs mouvements, mimant ou posant, extraites de la réalité de l’agitation, leur savoir-faire reconstruit en studio. Le pliage des tissus auquel elles s’affairent devient ainsi le support de leur exposition, en lequel elles sont rendues présentes.

Il s’agit donc pour Randa Maroufi d’exposer ces « vies minuscules », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pierre Michon, en donnant à voir les expériences qu’on lui a transmises, des points de vue situés dans une histoire personnelle, toujours en nommant celles et ceux qu’elle croise. En aménageant un espace de rencontre qui fait se rejoindre l’immobilité et l’agitation, l’artiste livre une conception mouvante et plurielle de la frontière, résolument politique.
« L’autre comme hôte », une exposition de Randa Maroufi sous le commissariat de Madeleine Mathé, avec l’aide de Léa Djurado, au Centre d’art contemporain Chanot, à Clamart, jusqu’au 28 novembre 2021.