Silence, on coupe :  L’histoire de la rentabilité forestière au sein de l’Office National des Forêts (ONF)

Le 18 juin dernier, l’Office National des Forêts (ONF), l’institution en charge de la gestion des forêts domaniales françaises, a annoncé la suppression de 475 postes entre 2021 et 2026, suscitant l’indignation du SNUPFEN (Syndicat National Unifié des Personnels des Forêts et de l’Espace Naturel), le syndicat majoritaire du personnel forestier. Pour les agents de terrain, cette suppression d’emplois s’inscrit dans une politique managériale délétère qui a conduit, à force de réorganisations successives, à la disparition de 5.000 emplois entre 2000 et 2021 au sein de l’Office, passant de 13.000 à 8.000 employés[1]. La profonde crise que traverse aujourd’hui l’ONF trouve son explication dans l’histoire même de l’établissement.

Un nouvel objectif : la productivité

L’Office National des Forêts a été créé en 1964 sous l’impulsion du ministre de l’agriculture Edgard Pisani. L’apparition de cet établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) mettait fin à la gestion pluricentenaire de l’administration des Eaux et Forêts et constituait une rupture dans la manière de penser les forêts : le nouveau corps forestier affichait alors des ambitions productivistes, qui tranchaient avec la gestion patrimoniale et conservatrice qui la précédait. Le directeur général Christian Delaballe l’affirmait dès le début, lors d’un conseil d’administration en janvier 1970 : « il n’y a pas de remède miracle, il faut à tous les niveaux créer une obsession de la productivité »[1]. Cette vision d’une forêt soumise aux principes de rendement n’a cependant pas fait l’unanimité : dans le n°23 de l’hebdomadaire « Courrier de la Nature » paru en 1972, par exemple, l’ONF est accusé d’une « formidable guerre d’extermination » contre les forêts françaises ; selon les auteurs, « quelques années suffiront pour anéantir sans retour l’œuvre magistrale réalisée au cours des siècles par la nature »[2]. René Pleven, plusieurs fois ministre sous la IVème et la Vème Républiques, se fit le porte-parole des opposants à ce changement de paradigme dans la politique forestière. Il déclara lors des débats portant sur la création de l’Office : « la notion de rendement industriel et commercial doit s’effacer devant l’intérêt général qui est de préserver ou de rétablir un équilibre de la nature constamment menacé par l’homme […]. L’Office sera une usine à bois alors que les Eaux et Forêts remplissent et doivent d’abord remplir des missions de service public »[3].

La défiance des forestiers

Mais de tous les opposants, ce sont les syndicalistes forestiers qui se sont le plus insurgés : le Syndicat National Unifié des Personnels Techniques des Forêts (SNU), affilié à la CFDT, a fait paraître en 1972 un livre blanc dans lequel il déplorait les nouvelles orientations de la politique forestière et réaffirmait « le rôle prépondérant des forestiers en matière de protection et de promotion de l’espace naturel »[1]. La parution en 1976 de l’ouvrage France, ta forêt fout le camp ![2] par les syndicalistes forestiers témoigne là encore d’un climat de défiance d’une partie de la base au sein de l’ONF, qui opposait alors aux velléités de rendement un contre-discours axé sur la préservation de la nature. Ces conflits s’expliquaient en partie par un renouvellement sociologique au sein de l’administration forestière au cours des années 1970 ; les cadres forestiers n’étaient plus d’anciens militaires reconvertis, mais de jeunes civils hautement diplômés, qui exigeaient d’être associés aux orientations de la politique de l’ONF. Les réticences des forestiers face à la politique productiviste n’ont pas cessé dans les années 1980. Bien au contraire, à la suite de la publication du rapport Duroure en mars 1982, qui prône une industrialisation accrue de la filière forêt-bois, une manifestation à l’appel d’une intersyndicale ONF réunit quelques 2.000 forestiers à Paris, défilant derrière le slogan « non à la forêt usine à bois ! ».

Politique de rentabilité et perte de sens

En tant qu’EPIC, l’ONF se doit d’avoir des recettes suffisantes afin d’assurer son autonomie financière. Si l’établissement est parvenu à maintenir un équilibre durant sa période faste, au cours des années 1970-1980, la situation se dégrade à partir des années 1990 à cause de la volatilité du prix du bois sur les marchés, la réduction des subventions de l’État et la progression des charges du personnel. À partir de 1996, l’ONF est structurellement déficitaire. Pour redresser la situation, Bernard Goury, ancien conseiller d’Édith Cresson au ministère de l’agriculture, est nommé directeur général en 1999. Les années 2000 sont alors placés sous le signe de l’importation au sein de l’ONF d’une idéologie gestionnaire, basée sur des logiques de rendement et productivité (restructuration territoriales, diminution des postes, augmentation des coupes, diversification des activités). Cette politique managériale s’illustre notamment avec le Contrat d’Objectifs et de Performance (COP) entre l’État et l’ONF, dans une logique claire de résultat. Cet impératif du chiffre n’a pas permis de redresser la situation économique de l’ONF, qui reste déficitaire de quarante millions d’euros par an. En revanche, il a eu de lourdes conséquences sur le personnel : la rationalisation du travail des gardes forestiers a entraîné une perte du sens à la base même de leur métier, conduisant à un profond malaise chez les fonctionnaires. Durant l’été 2011, quatre agents de l’ONF se sont suicidés ; au total, on compte plus d’une cinquantaine de suicides à l’ONF depuis 2002[1]. Le mal-être des agents de l’ONF n’a pas mis fin à la gestion par le rendement ; bien au contraire, la nomination de l’énarque Christian Dubreuil à la direction de l’ONF en 2015 s’est accompagnée d’une « défonctionnarisation » sans précédent : en 2018, aucun fonctionnaire n’a été recruté, seulement des salariés privés. En réaction à ce que les forestiers ont perçu comme une privatisation qui ne dit pas son nom, un important mouvement de manifestation a été mené en 2018.

La crise actuelle que traverse l’ONF est donc le résultat direct de la politique forestière telle qu’elle est menée en France depuis les années 1960. L’Office est pris dans une tension permanente entre, d’une part, la logique productiviste qui exige de faire des espaces forestiers une ressource rentable et, d’autre part, la résistance du corps des forestiers, pour qui la forêt domaniale est avant tout un bien commun qu’il s’agit de protéger contre la mercantilisation de l’environnement. L’histoire de l’ONF est donc au croisement de l’histoire sociale et environnementale : une histoire des hommes tiraillés entre l’idée qu’ils se font de leur métier et les exigences des politiques publiques, et une histoire des forêts, entre préservation et exploitation. Ce n’est qu’en comprenant cette histoire que l’on peut saisir l’ampleur du combat que mènent les forestiers afin de préserver nos forêts et notre environnement.  


[1] Gaspard d’Allens, « Les forestiers se mobilisent contre l’industrialisation de la forêt », Reporterre, 18 mars 2018. URL : https://reporterre.net/Les-forestiers-se-mobilisent-contre-l-industrialisation-de-la-foret


[1] Syndicat National Unifié des personnels techniques des forêts, « SOS Forêt Française », supplément d’Unité Forestière, n°58, 1972, p. 2-3. 

[2] Nicole Demesse, Roger Fischer et Alain Persuy, France, ta forêt fout le camp !, Paris, Stock, 1976.


[1] Cité par Benoît Boutefeu, dans B. Boutefeu, La forêt comme un théâtre ou les conditions d’une mise en scène réussie, thèse en géographie sous la direction de Paul Arnould, Lyon, ENS-LSH Lyon, 2007, p.321.

[2] Cité par Christian Deballe, dans C. Delaballe, L’Office national des forêts ou le sentiment d’entreprendre : carnets 1964-1974, Paris, ONF, 2016, p.157.

[3] Cité par Benoît Boutefeu dans B. Boutefeu, « La réforme de l’Office National des Forêts : quelles conséquences pour les forestiers publics et leurs systèmes de valeurs ? », Revue Forestière Française, vol. 60, n°6, p. 695.


[1] Gaspard d’Allens, « Les effectifs des gardes forestiers sont taillés à la hache », Reporterre, 28 juin 2021, URL : https://reporterre.net/Les-effectifs-des-gardes-forestiers-sont-tailles-a-la-hache

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