

Richard d’York, plus communément connu sous le nom de Richard III, n’a régné que deux pauvres années sur une Angleterre déchirée. Pour autant, la postérité conserve son image, 536 ans après sa mort, comme celle d’un tyran sanguinaire. Cette notoriété, on la doit, entre autres, au dramaturge anglais William Shakespeare. Avec Life and Death of Richard the Third, Shakespeare compose ici une pièce dramatico-historique contant à son auditoire l’Histoire d’Angleterre, la guerre des Deux Roses et l’ascension de Richard sur le trône jusqu’à sa mise à mort, entraînant l’extinction de sa lignée et la prise de pouvoir de la dynastie Tudor.
En plaçant Richard comme protagoniste, Shakespeare intègre le spectateur et le lecteur dans l’intimité même du Mal incarné. La tragédie est à son paroxysme, car celui qui assiste au fait ne peut qu’écouter les paroles débordantes de haine du personnage, le regardant simplement avancer vers le trône, en faisant tomber sous ses pieds les cadavres de ses ennemis et de sa propre famille. Le dramaturge ne mâche pas ses mots, emploie des termes puissants et forts, face à un public, qui bien que postérieur aux événements (la pièce est rédigée durant les années 1590, soit un siècle après les faits), se retrouve à être fortement sensible aux actions entreprises.
[Il sera question, ici, de décortiquer le portrait fait par le dramaturge afin de saisir toute l’importance d’une telle construction pour l’Histoire d’Angleterre. Le format de l’article ne permettant pas de proposer une analyse complète de la pièce, des extraits ont été méticuleusement choisis, afin de se montrer parlant pour tout lecteur ne connaissant pas la pièce.]
Richard d’York, le fourbe et le traître
S’il n’est pas étonnant d’ouvrir une pièce de théâtre par un préambule efficace afin d’exposer les éléments nécessaires de la pièce, l’introduction de Richard III se montre tout de même désarçonnante. Car celle-ci, prenant la forme d’une mise en garde, alerte ceux qui assistent au drame de la noirceur qui va en découler.
Contenant, ses complots perfides contre son frère
Clarence : le pitoyable meurtre de ses innocents
neveux : son usurpation tyrannique : avec le cours
entier de sa vie détestée et de sa mort
très-méritée.
C’est ainsi que Richard III, encore simplement Richard d’York, fait ses premiers pas sur scène. S’ensuit alors un monologue, un aparté entre le personnage et le public, dans ce que l’on pourrait nommer une présentation du caractère particulier de Richard.
Mais moi qui ne suis pas formé pour ces jeux folâtres, — ni pour faire les yeux doux à un miroir amoureux, — moi qui suis rudement taillé et qui n’ai pas la majesté de l’amour — pour me pavaner devant une nymphe aux coquettes allures, — moi en qui est tronquée toute noble proportion, — moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, — moi qu’elle a envoyé avant le temps — dans le monde des vivants, difforme, inachevé, — tout au plus à moitié fini, — tellement estropié et contrefait — que les chiens aboient quand je m’arrête près d’eux !
[…] je suis déterminé à être un scélérat — et à être le trouble-fête de ces jours frivoles. — J’ai, par des inductions dangereuses, — par des prophéties, par des calomnies, par des rêves d’homme ivre, — fait le complot de créer entre mon frère Clarence et le roi — une haine mortelle. — Et, pour peu que le roi Édouard soit aussi honnête et aussi loyal — que je suis subtil, fourbe et traître […]

Par ce passage, Shakespeare utilise un procédé vieux comme le monde : celui de lier l’aspect extérieur à l’aspect intérieur. Dès le Ve siècle avant J.-C., les Grecs répandaient la célèbre expression « Kalos Kagathos » signifiant « beau et bon ». Comme une sorte de « perfection humaine », la mythologie en dessine des portraits précis par les figures d’Achille et de Persée. Il faut comprendre le « Kalos Kagathos » comme un tout indissociable : ainsi, la laideur, en comparaison, sous-entend un être foncièrement mauvais. L’exemple plus moderne de La Belle et la Bête représente bien cette dualité de la laideur liée au caractère animal et violent de la Bête.
Dans cette même idée, Shakespeare efface toutes hésitations possibles en accentuant la laideur de Richard, afin de le faire paraître aux yeux de tous comme le parfait monstre physique et moral. Richard est un psychopathe, il tue sans vergogne, de la pire des manières, ennemis comme frères tombent sous sa lame. Son aspect disgracieux ne fait qu’accentuer la vilenie qui l’anime. Richard n’est pas bon et ne doit en aucun cas l’être aux yeux des spectateurs. Il est l’archétype du tyran, la quintessence du personnage tragique.
Le dramaturge semble s’amuser à composer une allure monstrueuse en forçant le trait par l’apport des personnages de la pièce. Le summum de son ignominie se concentre dans la mise à mort de ses neveux. Enfermés tous deux dans la tour de Londres, ils représentent pour Richard III sa pire menace. Avec la mort du roi Edward IV, son frère, sa prise de pouvoir se referme. Mais celle-ci, bien trop récente et précoce, le place sur un siège fragile dont il peut encore être éjecté. Le peuple peine à suivre. Il n’est alors que le troisième dans l’ordre de succession car les fils d’Edward, bien vivants, le précèdent. Shakespeare achève alors Richard, dans un coup de grâce. Les deux princes sont décrits comme de chétifs enfants, innocents, saints. Des chefs-d’œuvre que Richard ne craindra pas d’assassiner sans scrupules. Cette beauté et cette pureté forcées mettent en valeur la barbarie du protagoniste.
— L’acte tyrannique et sanglant est accompli. — Le forfait le plus grand, le plus lamentable massacre — dont cette terre ait été jamais coupable ! […] quand Dighton a continué : « Nous avons étouffé — le chef-d’œuvre le plus charmant — que, depuis la création, n’ait jamais formé la nature. » — Puis tous deux sont partis, avec une telle conscience et de tels remords — qu’ils ne pouvaient plus parler ; et je les ai quittés — pour venir porter cette nouvelle au roi sanglant. (Sir James Tyrrell, scène XVII)
Malgré tout, Richard fascine. Non pas la cour qui le méprise ou l’Angleterre qui le haït, mais bien le spectateur qui assiste à ses coups bas. Son génie est tel qu’il devient un personnage surprenant et étonnamment séduisant. Car Richard manie les mots comme personne, faisant chanter quiconque, se servant de n’importe qui et parvenant à ses fins de manière magistrale.
Exhumation du roi mal-aimé

L’Histoire n’offre pas à Richard une fin glorieuse. Trahi puis tué sur le champ de bataille, son corps n’a pas droit au respect des précédents rois. Inhumé dans une tombe anonyme d’une église de Leicester, le squelette est exhumé en 2012 d’un parking, à la suite d’une fouille archéologique. L’image que nous offre Shakespeare permet de comprendre le manque de considération envers le souverain. Pour autant, l’analyse du squelette met en exergue un problème, qui remet en question l’image intrinsèquement mauvaise de Richard III.
Bien que basé sur les Chroniques Historiques ainsi que sur The History of King Richard the Third, Shakespeare transforme la figure historique. Ce qui devait être du ressort de la pièce devient l’Histoire, la vraie. Quatre siècles passés et voilà que le public continue à percevoir Richard III comme écrit et vendu par le dramaturge. Pourtant, l’image monstrueuse se montre caricaturale. Si la beauté d’un homme reste subjective au goût de tout un chacun, Richard n’était pas, semble-t-il, tout aussi monstrueux physiquement que l’a laissé penser Shakespeare. Richard III souffrait d’une simple scoliose. Comme le précise le docteur Jo Appleby, ayant lui-même participé à la modélisation 3D du squelette : « même si la scoliose a l’air impressionnante, elle n’a probablement pas causé de difformité physique majeure ». Se rajoute à cela la description que l’on faisait de Richard, celle d’un grand guerrier. On estime alors que cette scoliose n’avait pas autant d’impact que présumé sur sa vie. Rien ne permet pourtant d’affirmer si Richard d’York était un homme bon ou mauvais. Car s’il est possible de dissocier l’aspect extérieur de l’aspect intérieur, la recherche ne peut recréer un caractère.
Ambiguïté et manipulation du temps
En vient donc une analyse du temps qui passe au sein même de la pièce. Car si le règne de Richard ne s’écoule que sur deux années et que ses « manigances » se profilent des années avant, la pièce réduit le tout en à peu près 200 pages, soit un nombre faible pour évoquer des années d’histoire, de conflits et de guerres. Mais la chose est dûment réfléchie par le dramaturge. La pièce construit son ambiance macabre sur le télescopage d’évènements. C’est-à-dire que, certains faits, certains actes, ou bien encore, certains personnages, ont été sélectionné. Ainsi, tous les éléments sombres et macabres qui parsèment la vie de Richard, de ses années précédant son règne jusqu’à la fin de celui-ci, ne sont plus espacés comme ils l’étaient durant l’histoire mais finissent collés les uns aux autres, se suivant, quitte à se chevaucher. Il en est alors de même pour les décisions de Richard qui en font, en étant rattachées les unes aux autres, un être ne pensant qu’au mal. En parallèle, ce sont alors les actes établis, afin de destituer Richard, qui se précipitent. Richmond (qui tuera Richard sur le champ de bataille final) avance à toute allure et accumule derrière lui, progressivement mais rapidement, une forte coalition.
Cette manière de raconter les événements historiques n’est pas un fait nouveau. William Shakespeare raconte l’Histoire comme la Renaissance le fait. À cette époque-là, on ne cherchait pas forcément à établir un texte dans un respect absolu de la vérité. Les faits historiques n’étaient pas respectés dans leur intégrité car le but n’était pas de simplement raconter pour raconter, il fallait aussi en tirer une morale et des règles pour le peuple contemporain de ces récits. L’Histoire et la tragédie se retrouvaient alors intimement liées comme deux faces d’une même pièce, faisant alors émerger un travestissement de la vérité pour le bien d’une pédagogie. Le genre dramaturgique du dramatico-historique illustre alors cette idée de puiser dans l’Histoire afin de concevoir une tragédie historique parlante pour celui qui y assiste, afin d’enseigner aux Hommes les règles au travers d’exemples historiques. Voilà donc Richard III par Shakespeare. Cette manière de concevoir la tragédie comme un outil pédagogique n’est d’ailleurs pas un fait nouveau. Comme le suggérait déjà Aristote au IVe siècle av. J.-C., la tragédie « est plus philosophique que l’Histoire » au sens où elle permet de traiter le général et non de s’attarder sur le particulier.
Tordre l’Histoire pour mieux la raconter

Au-delà d’une écriture suivant une codification précise de la tragédie historique (qui lie vraisemblance, bienséance et la règle des trois unités : temps, lieu, action), la question se pose alors sur l’intérêt de faire de Richard III la bête noire de l’Histoire d’Angleterre. Car la pièce n’est pas la seule à noircir le trait. Les Chroniques comme les textes qui germent sous le règne (et bien après) d’Henri VII, Richmond ou tout simplement nommé Henri Tudor, ne tarissent pas d’écrire Richard III comme un catalogue complet de toutes les tares et folies humaines. En construisant une Histoire manichéenne, plaçant le Mal contre le Bien, Shakespeare fait émerger de la figure d’Henri VII comme la délivrance d’une Angleterre détruite.
Le conflit opposant initialement les York aux Lancaster prend fin le 22 août 1485 avec la victoire des Tudor. Henri VII est couronné mais assoir un pouvoir se montre plus complexe que prévu. La prétention au trône doit être légitime et par conséquent divine. Et si Richard III était un imposteur, son sang le liait indéniablement à celui qu’il avait usurpé. Par ailleurs, la fin de la guerre des Deux Roses voit remonter des questions. Des faits se montrent flous, en outre, le véritable exécuteur des fils d’Edward IV, la mise à mort de Clarence etc. Les éléments reliant ses actes à Richard III restent incertains.
Avec la prise de pouvoir des Tudor, les écrits foisonnent. Mais ceux qui écrivent font partie de l’entourage du roi. Et on peut donc se poser la question d’une vérité des mots mais surtout d’une liberté des mots. Pouvait-on se permettre de placer Henri VII en mauvaise posture quand il était lui-même celui qui détenait le pays ? La construction du récit historique et biographique d’Henri VII construit un personnage parfaitement antinomique à Richard III. Sa victoire sonne comme la Providence. La généalogie du roi permet de créer un retour de la légitimité du souverain sur le trône, car les Tudor descendent dorénavant des Lancaster (pour être plus exact, la descendance se fait par une branche bâtarde). L’origine galloise du nouveau souverain permet de concevoir un lien étroit entre la Couronne et les croyances anciennes, notamment en reliant les Tudor au mythe d’Arthur. Les prophéties se multiplient et Henri VII devient le sauveur de l’Angleterre. Toute cette manigance a donné lieu à une expression répandue et connue : le mythe Tudor.
Le mythe Tudor est à son tour suivi de la Propagande Tudor. En 1592, Elisabeth Ière, petite-fille d’Henry VII, règne mais son pouvoir est contesté. Les dissensions politico-religieuses plongent la reine face à de nombreuses critiques. Les opposants lancent des soupçons, comme ceux de bâtardise ou encore d’hérésie. Il est primordial d’affermir le pouvoir afin que les décisions politiques ne soulèvent pas les sujets. Une propagande Tudor prend forme, appuyée par les pièces de Shakespeare. Il faut démontrer la légitimité des Tudor et ce, depuis la fin de la guerre des Deux Roses. Aucun doute ne doit planer, l’image doit suivre. Il faut un méchant et un bon absolu, choisi par Dieu comme le veut la convention. Les traits d’Henry VI sont gommés. On oublie sa folie pour en faire un pacifiste au grand cœur. Les bons Lancaster se voient affronter les York et le monstrueux Richard sera accablé de chaque crime afin d’en faire le parfait tyran qui aurait plongé l’Angleterre dans des heures sombres, sans bien sûr la victoire des Tudor, derniers héritiers des légitimes Lancaster.
[…] et la propagande Tudor flétrit Richard en lui attribuant tout une collection de crimes monstrueux et improbables que le génie de Shakespeare a à tout jamais associés à sa mémoire. Or aucun crime ne peut être prouvé […] le meurtre d’Edward V et de son frère, ‘‘les enfants d’Edward’’ a même fort bien pu être commis par Henry VII lui-même […].
(Charles Cestre, Aurélien Digeon, Etudes anglaises : Grande-Bretagne, Etats-Unis, Volume 25, Edition Didier, 1972, p.73)
[…] the rediscovery of Richard III’s skeletal remains in 2012 revealed that his negative physical attributes were exaggerated by Tudor supporters in efforts to strengthen their claim to the English throne, because they too could be branded as usurpers […].
(Heather Alexander, Recreating Richard III: The Power of Tudor Propaganda)
L’Histoire est écrite par les vainqueurs pour les vainqueurs. S’il reste complexe aujourd’hui de véritablement cerner Richard III dans son caractère le plus profond, les études à son sujet fleurissent de plus belle afin de redonner au roi maudit une place nouvelle et due. La pièce de Shakespeare aura agi comme une propagande remarquable, allant jusqu’à même constituer l’image de Richard III dans l’esprit du monde actuel. C’est finalement aussi la preuve de l’impact de l’art sur le temps et de l’objectivité factice de l’Histoire telle qu’elle est racontée.
Richard III par Shakespeare restera malgré tout un personnage important, fort et marquant du théâtre tragique, pouvant jusqu’à créer la confusion chez le spectateur : hideux, mauvais mais intelligent, séduisant et par conséquent complexe et incroyable.
DEJOUX Chloé
Sources :
- CESTRE Charles & DIGEON Aurélien. Études anglaises: Grande-Bretagne, Etats-Unis. Volume 25. Éditions Didier. Paris. 1972
- CHARDIN Jean-Jacques. William Shakespeare Richard III : dramaturgie des ambiguïtés. Éditions Messene. Paris. 1999
- COTTRET Bernard. Les Tudors : la démesure et la gloire, 1485-1603. Éditions Perrin, Paris. 2019
- GOY-BLANQUET Domingue & MARIENSTRAS Richard (dir).Le tyran : Shakespeare contre « Richard III ». CERLA. Amiens. 1990
- SHAKESPEARE William. The Tragedy of King Richard the Third. trad. HUGO François-Victor. Éditions Librio. Paris. 2020 (1592)
Références (images) :
- William Hogarth. David Garrick dans le rôle de Richard III. huile sur toile. 1745. Walker Art Gallery
- (Anonyme). Portrait de Richard III. fin XVIe. National Portrait Gallery
- John Everett Millais. Les Princes dans la Tour. 1878. Royal Holloway collection
- (Anonyme). Le Roi Henry VII. huile sur toile. 1505. National Portrait Gallery