
Richard III est un personnage complexe, dont la postérité confond son historicité à sa représentation théâtrale. Séduisant les arts, Richard III se fraie un chemin entre les périodes et les continents, passant des reprises dramaturgiques au 7e Art (Richard III, 1996 ; The Hollow Crown, 2016), jusqu’à venir s’inviter dans l’art du manga. Véritable défouloir artistique et de création, Richard III devient pour les artistes une personnalité psychologique complexe à travailler. Shakespeare en posait les premières bases, créant l’archétype du méchant, le mauvais fascinant pour laisser place, dès 2013, à Aya Kanno et son manga : le Requiem du Roi des Roses.

Le Requiem du Roi des Roses est un manga scénarisé et dessiné par la mangaka Aya Kanno (Otomen). Prépublié dans le magazine Monthly Princess, sa sérialisation débute au Japon en mars 2013. C’est avec les Editions Ki-oon que le manga rejoint le catalogue français en mars 2015. La popularité de l’œuvre lui permet d’ailleurs d’obtenir une adaptation animée pour l’année 2022. S’inscrivant dans le genre du Josei (terme de catégorisation commerciale, se traduisant par « femme », le Josei est un genre s’adressant à un lectorat de femmes adultes dont l’histoire se veut le plus souvent sombre et psychologique), Requiem du roi des roses est une œuvre particulière qui réadapte deux pièces importantes du répertoire de Shakespeare : Henri VI (troisième partie) et Richard III (totalité).
Il est alors intéressant de suivre l’évolution de Richard d’York, dernier fils de Richard Plantagenêt, durant la terrible guerre des Deux-Roses qui a entre-déchiré le pays ; de son enfance jusqu’à son avènement sur le trône, à sa fin tragique. Si la pièce de Shakespeare prend le parti de construire, par l’intermédiaire de Richard III, la quintessence du personnage tragique, la personnification même du Mal, Aya Kanno prend son temps pour raconter Richard. Elle emprunte ses premières apparitions à la trilogie Henry VI jusqu’à se concentrer pleinement sur la construction extérieure et intrinsèque du personnage avec la pièce Richard III. Avec le Requiem du roi des Roses, la mangaka ne cherche pas à poursuivre la vision proposée par Shakespeare mais bien à construire une psychologie profonde à son personnage en rentrant dans son intimité, en abordant ses rêves, ses espoirs, ses peurs et sa folie. La pièce de Shakespeare n’est finalement plus qu’une base à partir de laquelle Aya Kanno prend des décisions artistiques propres. En suivant chacun des évènements, petits comme grands, Aya Kanno se réapproprie l’œuvre pour nous raconter une tout autre histoire.
Synopsis
Requiem du Roi des Roses raconte l’histoire de Richard, héritier de la prestigieuse famille d’York. Maudit dès sa naissance, Richard est né intersexué. Son corps n’est ni totalement celui d’un homme, ni même celui d’une femme. Rejeté et haï par sa mère qui considère sa venue au monde comme une punition divine, se cachant de tous, rejetant sa propre apparence, il n’y a dans la vie de Richard qu’une seule lueur d’espoir éclairant son enfance tourmentée, la présence d’un père qui lui voue un amour inconditionnel.
Mais la vie de Richard bascule lorsque le conflit opposant les York aux Lancaster émerge. Les deux familles cherchent à faire valoir leurs droits au trône dans une Angleterre déchirée et fragilisée. De cette guerre des Deux-Roses émergera le monstre politique et le tyran sanguinaire qu’est Richard III.
Portrait d’un mal-aimé : Richard le sentimental

Richard ! L’enfant du diable ! Ta mère t’a abandonné ? C’est bien normal ! Le jour de ta naissance… Une tempête faisait rage ! Les chouettes chuintaient … Les corbeaux croassaient … Comme pour annoncer le début d’une ère funeste !
[…]
Un jour les vieillards qui n’auront plus d’enfants … Les veuves… Et les orphelins… Pleureront leurs proches disparus par ta faute… Ils voudront savoir pourquoi tu es venu au monde… Et ils maudiront le jour de ta naissance !
Les premières pages commencent ainsi : sous le ton d’une malédiction, annonçant alors aux lecteurs les terribles évènements à venir. Ce procédé, existant aussi dans la pièce, prenait la forme d’une légère notice où l’on ne laissait aucun doute aux spectateurs sur ce qu’allait être le protagoniste de la pièce.
La première apparition de Richard dans le manga se fait lorsqu’il est enfant. Il apparaît aux yeux de tous, chétif et petit, perdu dans les bois. Le monde autour de lui semble presque surnaturel, dangereux, sombre et effrayant. Sa description se fait par étapes afin de surprendre. Haït par sa propre mère, la pitié s’installe. Richard est jeune, il est un enfant et il devient compliqué de vouloir l’accabler du moindre mal. Craintif, il n’y a que son père qui lui permet d’offrir sur certaines planches un sourire lumineux. Et alors que les tensions grandissent, Richard ne rêve que d’une chose, porter son nom dans la gloire.
‘‘Celui qui est aimé de Dieu comme des Hommes depuis sa naissance’’

Mais l’on comprend très vite que Richard est différent et que ceci sonne mal. Cet élément notoire est introduit par un spectre, celui de Jeanne d’Arc, qui accompagne Richard dans ses moments d’anxiété. Ce choix, fait par Aya Kanno, fait écho, en premier lieu, aux évènements qui précèdent la guerre des Deux-Roses : la guerre de Cent Ans, durant laquelle périt Jeanne d’Arc et de laquelle l’Angleterre faiblit.
En second lieu, le fait d’introduire la présence d’un spectre rappelle les nombreuses œuvres de Shakespeare, dans lesquelles, les spectres viennent souvent donner des avertissements aux spectateurs et aux personnages mais permettent aussi de porter des morales.Et enfin, Jeanne d’Arc fait directement écho à la condition physique de Richard. Elle qui était connue comme la femme s’habillant en homme, le face à face entre les deux personnages permet d’approfondir la psychologie de Richard. Mais les dialogues ne sont jamais bien sympathiques. Jeanne se montre sarcastique, piquante et pessimiste. Et ses paroles ne sont en fait rien de plus que les pensées d’un enfant torturé.
« Tu es bien trop chétif… Tu n’es même pas un homme… Pas plus que tu n’es… Une femme !»
La « difformité » de Richard est sous-entendue à d’autres reprises, notamment par la figure d’un petit sanglier blanc difforme. La richesse de cet animal repose dans sa symbolique. Blanc comme la couleur de la famille d’York, le sanglier est avant tout le symbole historique de Richard III. Ces rappels incessants et subtils soulignent la précision de la mangaka et de sa maîtrise de la pièce de Shakespeare et de son histoire.

Richard est un personnage répugné par lui-même. Ses tentatives pour bander sa poitrine, sa manie de se couvrir et de rester en retrait cassent l’idée du roi sanguinaire. Aya Kanno approfondi sa torture par des rêves et joue avec les symboles pour, sans rien dire, tout dire : corbeaux, ombres menaçantes, ronces qui enserrent les corps, silhouettes ensanglantées, yeux blancs ou totalement noirs etc… La psychologie du personnage est sombre et chacun de ses pas le font reculer de deux. L’horreur psychologique se poursuit dans les paroles des autres personnages, notamment sa mère, dès les premières pages. On comprend rapidement que Richard n’est pas un monstre mais que le monde le voit ainsi et cherche à lui faire comprendre que tout cela n’est que sa destinée. Un peu à la manière d’Œdipe qui cherche à éviter sa tragédie, Richard avance dans la crainte vers sa propre fin, pensant alors prendre le Bien quand il est en train de faire grandir le Mal.
Et l’obscurité du monde finit alors par le sculpter et le consumer, permettant à la mangaka de construire le Richard sanguinaire, ambitieux, mauvais et destructeur.
Genre, sexualité et acceptation de soi

Il faut tout de même rappeler qu’au commencement, le vrai Richard III n’est atteint que d’une simple scoliose. Impressionnante lorsque l’on observe le squelette mais pas aussi monstrueuse qu’on nous a laissé le croire. La pièce, quant à elle, appuie sur cette « difformité » enfin d’enlaidir le protagoniste pour relier son esprit mauvais à son allure « déviante ».
Dans le cas du Requiem du Roi des Roses, Aya Kanno fait le choix personnel de transformer cette scoliose en un corps intersexué. Il est évident qu’il ne faut pas comprendre cette particularité comme une difformité. L’usage des guillemets reste primordial puisque le cœur du sujet cherche après tout à nous faire saisir que Richard n’est pas un monstre à cause de ses particularités mais qu’elles l’emportent vers le Mal, non pas parce qu’il le veut mais parce que les autres le voient ainsi et font de ses particularités un symbole maléfique, déterminant sa propre psychologie.
Évoluant durant une époque fortement marquée par le christianisme, Richard ne peut alors dissocier son corps des côtés les plus mauvais, finissant par se voir comme le Diable lui-même. Et même en se positionnant en lecteur contemporain, il est aisé de comprendre les tourments du personnage. XXIe siècle ne rime pas forcément avec une ouverture d’esprit sans fin et l’intersexuation reste aujourd’hui un sujet brûlant, où les personnes concernées cherchent encore le respect dû et où le monde continue d’effacer leurs existences bien réelles et méritantes.
L’intérêt d’un tel choix peut aussi s’avérer artistique. Alors que le manga se présente comme un genre artistique qui se veut plus « simpliste » dans sa représentation, jouant sur des traits, des symboles généralisant certaines catégories et communautés, afin de faire percuter aux lecteurs qui est qui en l’espace de quelques pages, Aya Kanno joue des traits traditionnellement affublés à l’homme et à la femme.
Le shojo (terme de catégorisation commerciale, se traduisant par « fille », le shojo est un genre destiné à un lectorat plutôt féminin) comme le Josei possédaient déjà la particularité de styliser ses personnages. D’un point de vue généralisateur, le dessin offrait aux personnages masculins comme féminins des silhouettes élégantes, des yeux fins et délicats, de longs cils. Pour autant, Aya Kanno semble jouer avec le corps de Richard. Ses traits se croisent, se transforment au gré des pages. Tantôt son regard se montre félin, l’on prend le temps de tracer les lignes de ses lèvres, affinant son visage, tantôt il devient plus dur, le regard plus rond, ou moins détaillé afin de souligner la dualité qui habite Richard et de ne plus forcément l’enfermer dans un type de représentation codifié. Richard s’empare des codes féminins et masculins pour le grand plaisir du lecteur.
Cette manière de le représenter pose une question très importante : qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme ? Et quand bien même le manga n’oublie pas de représenter le corps nu de Richard, présentant sa poitrine ou sa taille fine, le personnage ne manque pas de rappeler qu’il est un homme et qu’il est fier de l’être. Son combat interne, incessant, marque aussi l’importance d’apprendre à s’aimer, de s’accepter et de faire, de ce que l’on estime comme défauts ou tares, sa propre force.
Conclusion
Bien que le manga aborde la pièce de Shakespeare Richard III, celle-ci ne devient plus qu’une anecdote. Le Richard III dépeint par Aya Kanno devient un portrait psychologique, le portrait d’un être humain qui se retrouve rejeté d’une société exclusive, le portrait d’un être tant haït par sa nature qu’il finit lui-même par se porter le même regard. Il y a la volonté de ne pas faire de Richard un être foncièrement mauvais mais de montrer que le monde sculpte souvent pour soi la vilenie qui peut nous habiter.
L’œuvre joue des codes et propulse sur le devant de la scène un personnage particulier dans un pays traditionaliste, où l’acceptation n’est pas toujours de mise. En le proposant dans un manga, Aya Kanno permet au sujet de l’intersexuation de gagner une nouvelle visibilité, auprès d’un public varié, jeune comme vieux.
Aya Kanno n’en est pas à son premier manga qui cherche à casser les codes. En 2007 déjà, elle proposait au public Otomen. Contraction du mot japonais otoko (homme) et du mot anglais women, Otomen mettait en vedette un homme aimant les activités dites féminines. Détruisant l’image de l’homme japonais, Aya Kanno commençait déjà à questionner les genres sociaux et ce que l’on pouvait leur attribuer.

DEJOUX Chloé