
Dans son récent ouvrage Beaux d’ailleurs[1], l’entomologiste François Lasserre s’est donné comme mission de présenter diverses espèces animales et végétales prospérant au sein de nos écosystèmes, mais considérées comme exotiques voire envahissantes. Le chercheur dresse ainsi le portrait des dites espèces exotiques envahissantes ou « EEE », considérées comme sources de sérieuses perturbations dans les milieux naturels où elles s’installent. Cette situation résulte de ce qu’on appelle les « invasions biologiques », id est l’introduction d’une nouvelle espèce dans un écosystème, entraînant une altération du milieu préexistant. En effet, le développement sans précédent des trajets intercontinentaux à partir de la fin du XVème siècle ainsi que la mondialisation des échanges et migrations se sont traduits par la multiplication des bio-invasions, suite à l’introduction – volontaire ou non – de nouvelles espèces[2]. À titre d’exemple, on peut citer la colonisation fulgurante de l’Australie par le lapin européen au cours du XIXème siècle, ou bien l’importation par des scientifiques américains de plantes asiatiques contenant des champignons mortels pour les châtaigniers locaux, entraînant l’éradication totale de cet arbre en Amérique du Nord à partir du XXème siècle[3].
Si les EEE sont généralement considérées comme des menaces pour les équilibres naturels, amenant à la mise en place de politiques d’extermination, la réalité est souvent plus complexe, comme le démontre le cas du ragondin. Ce mammifère, espèce de rongeur semi-aquatique, est originaire d’Amérique du Sud, avant d’être importé en Europe à partir du XIXème siècle. Catherine Mougenot et Laurence Roussel, respectivement sociologue et écologue, ont entrepris d’écrire une histoire de cet animal depuis son importation, afin de comprendre les représentations sociales qu’ont les différents acteurs concernés – responsables administratifs, chasseurs, exploitants agricoles et membres d’associations naturalistes – de cette espèce envahissante[4]. Leur enquête révèle à quel point le ragondin est un animal kaléidoscopique, concentrant différentes manières de le percevoir, changeantes au fil des siècles et même parfois contradictoires. D’abord « exotique », considéré comme un animal de foire destiné à faire peur aux enfants et objet de curiosité pour les zoologues durant le XIXème siècle, le ragondin devient ensuite « domestiqué » à partir des années 1920 : désormais installé parmi la faune européenne, le ragondin est soumis à une entreprise de commercialisation via la mise en place de fermes d’élevage pour la vente de sa fourrure et sa viande. S’ouvre la dernière phase au tournant des années 1960 : la faillite des élevages et la dissémination du rongeur sur le territoire font de lui le « nuisible » qu’on connait aujourd’hui. Catalogué en tant que tel par le ministère de l’Agriculture dès 1937, le ragondin, auparavant perçu comme un animal utile pour le faucardage – c’est-à-dire la diminution des végétations dans les espaces aquatiques -, est perçu à partir des années 1970 comme un danger pour les récoltes par les exploitants agricoles, conduisant à la mise en place de politiques de lutte pour endiguer sa prolifération.
Cet historique nous montre à quel point les représentations qu’ont les hommes du ragondin sont mouvantes et parfois contradictoires. D’abord animal de foire « mangeur d’enfants » puis animal sociable, parfois même apprivoisé par certains piégeurs en tant qu’animal de compagnie ; autrefois animal sauvage et utile aux écosystèmes, mais aujourd’hui menace pour les milieux naturels. Il est intéressant de voir qu’aujourd’hui encore, malgré l’intensification de la chasse du rongeur, il n’y a pas une représentation dominante et monolithique de ce dernier : perçu comme un problème encombrant pour les ruraux qui sont les premières victimes de ses dégâts, il est en revanche vu avec affection par les citadins – ce que l’on pourrait considérer comme une survivance de l’attention que portaient les habitants des villes à ses rongeurs sociables auxquels ils rendaient visite dans les parcs zoologiques durant le siècle dernier.
Les représentations sont donc diverses ; les questions que posent les politiques de régulation aussi. En effet, l’interdiction en 2006 de l’élimination chimique par bromadiolone, un puissant poison aux effets secondaires désastreux pour la qualité des eaux et le reste de la faune, a conduit les chasseurs à se tourner vers l’élimination mécanique par piégeage. Or, cette pratique particulièrement violente fait elle aussi controverse : les animaux sont tués à coup de fusil, matraqués et noyés. Cette cruauté est non seulement intolérable en ce qu’elle choque les sociétés contemporaines pour lesquelles le respect de la sensibilité animale est devenu un important sujet de société[5], mais aussi injustifiable puisque les raisons avancées dans le cadre de son extermination semblent intenables. Pourquoi, en effet, massacrer les ragondins au nom du risque sanitaire qu’ils feraient peser sur les écosystèmes alors que le castor, qui lui ressemble physiquement au point où on peut les confondre et qui est porteur des mêmes maladies, est lui une espèce protégée ? Cette inégalité de traitement nous montre que les frontières entre ce qui est à préserver et ce qui est à exterminer ne sont pas aussi établies que l’on pourrait croire. L’impossible combat contre le ragondin – considéré depuis 2016 comme espèce nuisible par l’Union Européenne, en dépit des efforts fournis pour réguler les populations – souligne l’épineux problème de l’endiguement des bio-invasions à la source d’un cercle vicieux : l’intervention humaine, en cherchant à restaurer un équilibre naturel préexistant, apporte de nouvelles altérations. Raison pour laquelle de nombreux scientifiques appellent à accepter la place que s’est taillée le rongeur au sein de notre équilibre naturel : l’intru contre lequel on ne peut lutter s’est de fait naturalisé.
Cet exemple démontre tout d’abord la pertinence épistémologique d’une véritable histoire animale et environnementale. En effet, celle-ci trouve son origine au sein d’une nouvelle génération d’historien·nes qui partagent la même ambition : comprendre les espèces vivantes non-humaines comme de véritables acteurs tous pris dans un même tissu historique et non plus comme une nature vierge de toute historicité car en marge de la « culture » proprement humaine[6]. Saisir le biotope dans tout ce qu’il a de socio-historique, c’est donc mettre fin à un impensé en sciences humaines et sociales, pour ne plus considérer la nature comme « un trou noir de l’histoire »[7]. Il ne s’agit cependant pas de s’arrêter à un intérêt théorique : reconsidérer l’animal doit nous amener à une reconsidération de nos pratiques. En s’inscrivant dans la continuité du penseur antispéciste Peter Singer[8], il s’agit de renier notre héritage intellectuel cartésien qui ferait de l’homme l’être ordonnateur d’une nature passive qui se donne à voir uniquement comme une res extensa, afin de considérer l’animal pour ce qu’il est vraiment : c’est-à-dire, tout comme nous, un être vivant doté de sensibilité et d’émotions. Ainsi vont de pair désanthropisation des imaginaires et praxis antispéciste : reconsidérer notre place au sein du vivant pour respecter et cohabiter avec le vivant.
[1] François Lasserre, Beaux d’ailleurs. Ces espèces exotiques qui nous entourent, Paris, Belin, 2020.
[2] Mark Williamson, Biological Invasions, Londres, Chapman & Hall, 1996.
[3] John McNeill, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXème siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010 [2000].
[4] Catherine Mougenot et Laurence Roussel, « Peut-on vivre avec le ragondin ? Les représentations sociales reliées à un animal envahissant », Natures Sciences Sociétés, Supplément 1, 2006, p. 22-31.
[5] Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (XIXème-XXème siècles) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°123, 2014, p. 52-68.
[6] Roderick Nash, « American environmental history : a new teaching frontier », Pacific Historical Review, vol. 41, n°3, 1972, p. 362-372.
[7] Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012, p. 30.
[8] Peter Singer, La libération animale, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2012 [1975].
[Image mise en avant : œuvre de David Gelot, série « Un curieux dans quelques carrés ».]