
– Omniprésent et dérangeant –

Yue Minjun ne cesse de rire mais le regardeur, lui, n’en a pas envie. Car l’art de Yue Minjun est dérangeant, du fait de son absurdité. Né en 1962 dans la province de Heilongjiang en Chine, Yue Minjun a grandi dans une famille issue du monde de l’industrie du pétrole. C’est dans les années 1980 qu’il entreprend la peinture, inspiré notamment par un artiste exposé dans un salon d’art pékinois, Geng Jianyi .
L’une des œuvres de cet artiste possédait la particularité de présenter un autoportrait du peintre, le visage riant. Pour comprendre la spécificité de l’art de Yue Minjun, il est nécessaire de prendre conscience de ce que représente la Chine d’un point de vue social. La république populaire de Chine connaît une politique particulière au regard des médias et des informations qui traversent le pays. Si cette répression possède toutefois ses limites, la Chine détient son propre ministère de la Propagande. L’expression y est contrôlée, les mots, punis.
Détruire l’individu par l’autoportrait

Si l’Œuvre de Yue Minjun propose une diversité de thématiques et de supports, l’artiste semble avoir un fort penchant pour l’autoportrait. Mais l’omniprésence de son visage ne trahit pas de sa part un narcissisme mais bien un questionnement et une critique forte de la société chinoise et de la place de l’individu dans celle-ci. Son visage est parfois l’unique sujet de l’œuvre, parfois il est accompagné de clones arborant toujours cette même expression : un sourire gigantesque qui dévore le visage, à la dentition blanche et sans fin.
Ce sourire n’est rien de plus qu’un rire sonnant faux. Le visage rose, aux abords rougeâtres (pour certaines œuvres), semble donner l’impression que les autoportraits de Yue Minjun manquent petit à petit d’air. Non. Le regardeur ne veut pas rire, car Yue Minjun ne rit pas non plus de bon cœur.
La palette de l’artiste est assez constante. Les œuvres évoquent une esthétique pop, colorée, presque fantaisiste, rappelant l’art d’Andy Warhol avec des tons néons, pop et acidulés. Mais il n’y a pas ici le même fond et le même message que chez l’artiste américain. Yue Minjun, dans sa représentation excessive de lui-même, finit par effacer l’humain. Son rire manque de naturel. Il n’est alors rien de plus que la répétition mécanique d’un seul et même sourire.

Son sourire finit par effacer toute trace du vivant, devenant un masque qui détruit toute sensibilité, transformant l’Homme en un simple pantin sans vie, sans individualité propre. L’humain qui ne l’est plus devient le signe d’un désenchantement. Et cette répétition maladive de son autoportrait sonne comme la fin de l’individualisme dans une Chine où la liberté d’expression se raréfie. Yue Minjun ne fait rien de plus que traduire une société qui n’est plus qu’un amas de corps sans âme.
Un sourire cynique
Si l’artiste refuse l’étiquette, Yue Minjun est pourtant désigné comme le représentant le plus connu du « réalisme cynique ». Ce mouvement a été nommé pour la première fois en 1992 par le critique d’art chinois Li Xianting. Le « réalisme cynique » surgit à partir d’un groupe de peintres pékinois à la suite des événements de Tiananmen (1989) et en réaction à la fermeture d’une exposition d’art sur l’avant-garde en Chine.
On pourrait définir ce mouvement comme une parodie du réalisme socialiste, un mouvement conçu conjointement avec les campagnes politiques de propagande communiste, durant l’époque soviétique et sous la politique de Mao Zedong. Le réalisme socialiste se construit sur l’idéalisation héroïque de l’ouvrier afin de privilégier le monde du travail. Les œuvres se caractérisent par un réalisme fort accompagné d’une palette vive, que Yue Minjun récupère. En bonne parodie de son pendant socialiste, le mouvement cynique traduit d’un regard critique sur la société chinoise. Son utilisation accrue du comique et de la satire permet aux œuvres de ne pas dévoiler explicitement les messages, de les dissimuler.

En bon exemple, la série Hat comprenant une ribambelle d’autoportraits, représente Yue Minjun et son grand sourire déstabilisant vêtu de divers couvre-chefs. Casquette d’ancien soldat militaire à l’étoile rouge, toque de chef cuisinier, masque de Catwoman, casquette d’officier nazi… la série critique la bureaucratie et l’utilisation de l’uniforme pour contrôler la population, sous couvert d’une palette pop et d’un grand rire empli de joie (et bien faux).

The Sun, quant à elle, se moque tout en jouant avec les règles sévères de la censure. Reprenant l’iconographie maoïste avec son grand soleil levant, Yue Minjun remplace la figure du Grand Timonier par son portrait démultiplié aux rires figés, rappelant l’iconographie stricte du réalisme socialiste, de ces ouvriers et paysans « si heureux ».
Les pastiches de Yue Minjun

Yue Minjun ne se limite pas seulement à reproduire son visage souriant pour critiquer son monde mais fait aussi usage de riches références artistiques, jouant dans un subtil mélange de l’art occidental et de l’art chinois.
The Execution, l’un de ses plus célèbres tableaux, reprend à son tour une œuvre célèbre d’Édouard Manet, l’Exécution de l’empereur Maximilien. À son tour, cette œuvre renvoie au très célèbre Tres de Mayo de Goya, qui inspire Yue Minjun pour Big Swan. La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix donne à son tour naissance à une variante du même titre par l’artiste chinois, dans laquelle il dote chaque personnage du même visage riant, et où un même corps se répète inlassablement. Il n’y a plus de distinction entre chacun. Yue Minjun devient à son tour le protagoniste de chaque œuvre passée, prenant place et participant aux évènements du monde. Le décor, le nombre de personnages, le respect de la composition donnent encore les indications nécessaires pour que le regardeur y reconnaisse l’œuvre prise en pastiche mais la difficulté de compréhension s’installe pourtant. Avec The Execution, le mur derrière lequel se tenait le peloton de soldats de Manet devient un muret rouge, rappelant étrangement les murs de la Cité Interdite (ce que Yue Minjun niera).
Il est nécessaire de prendre le temps d’analyser chacun des tableaux pour y déceler le message caché en son sein. Car si le sourire perturbe, si la disparition de l’individu pour la copie d’un seul prête à la confusion, le sourire sans fin de Yue Minjun cherche à pointer du doigt un problème qu’il n’explicitera pas de sitôt.
Mais son sourire tout comme son visage s’efface parfois, rendant la chose encore plus angoissante. Quand l’artiste reprend La Mort de Marat de Jacques-Louis David, Yue Minjun s’abstient de représenter le cœur du sujet : Marat lui-même. Il ne reste rien de plus que la baignoire ensanglantée dans laquelle reposait le cadavre, la table vide et cette signature évidente. Dans un même esprit, c’est avec Founding Ceremony que l’artiste poursuit sa critique. L’œuvre qui reprend The Founding Ceremony of the Nation [œuvre de propagande maoïste de Dong Xiwen, ndlr] représente la même scène, mais cette fois-ci déserte. L’Homme y a été retiré tout comme Marat a été effacé de son tableau, à la manière de la censure chinoise qui supprime ce qui l’enchante dans ce qu’elle veut montrer.

Résistance, sarcasme, aliénation ?
Yue Minjun traite de l’horreur du monde et de l’humanité. Mais comment aborder la critique dans un pays de censure ?
Yue Minjun aurait-il privilégié le rire forcé énigmatique au détriment des larmes à la traduction simpliste, jouant à la limite du comique et du tragique, dans une Chine qui aurait rendu les artistes cyniques, dans une Chine qui rime avec censure ? Son rire est-il moqueur ? Son sourire est-il le signe d’une résistance ou démontre-t-il de manière détournée l’aliénation d’un peuple, qui ne pense plus par lui-même, dont l’individu a été effacé, tout comme Yue Minjun efface la singularité de chaque Homme par le clone d’une seule et même figure ?
On pourrait rapprocher ce sourire de celui de Mao Zedong qui s’affiche sur de nombreuses photographies et qui habille les illustrations typiques du réalisme socialiste. Toujours heureux, toujours souriants malgré les horreurs. Et l’on pourrait alors nommer deux autres des œuvres de Yue Minjun : Memory no.4 où l’autoportrait de l’artiste continue à rire aux éclats, affichant cette dentition sans fin et blanche mais dont le crâne scié en deux laisse surgit de nombreuses mains brandissant un livre rougeâtre. Water, quant à elle, ne montre plus aucun sourire et le crâne est ici rempli d’eau, une sorte de piscine dans laquelle se prélasse Mao Zedong.


« Certes, ce que je peins n’est pas beau, mais ces belles choses que les autres font me donnent encore plus la nausée. Jamais je ne pourrai faire cela. Pour moi, elles sont trop belles, belles jusqu’à l’écœurement. C’est insupportable. » – Yue Minjun
Chloé DEJOUX
Hanen HATTAD, “Les portraits cliniques de Yue Minjun”, revuexsitu.com, 13 janvier 2016 https://revueexsitu.com/2016/09/13/les-portraits-cliniques-de-yue-minjun/Fondation Cartier pour l’art contemporain, Yue Minjun – L’ombre du fou rire, Editions Fondation Cartier, 2012