Revue littéraire : Le Fil de midi, Goliarda Sapienza

Ces dernières années, le nom de cette autrice italienne est très présent dans le monde littéraire, notamment avec la sortie posthume en 2015 de son œuvre L’art de la Joie, d’une traduction exceptionnelle signée Nathalie Castagné et publiée aux éditions Le Tripode. Avec ce roman magistral, l’autrice devient l’une des références de la littérature italienne. Née en 1924 d’une famille anarchiste et décédée en 1996, ce n’est que quelques années après que Goliarda Sapienza connaît une renommée littéraire.

Depuis que mes sorties en librairies sont quotidiennes, je vois de partout L’Art de la Joie, ce roman de 630 pages, avec le profil de l’autrice et ce regard doux. Rien que le titre me donnait envie de le découvrir. Mais c’est par la toute nouvelle parution, Le Fil de midi, que j’ai décidé de découvrir la plume de Goliarda Sapienza. Paru à la rentrée littéraire de septembre 2022, toujours traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Le Fil de midi est un récit autobiographique où Goliarda Sapienza témoigne de son séjour dans un hôpital psychiatrique suite à une tentative de suicide en 1962.

Le travail éditorial remarquable des éditions Le Tripode, cette photographie de l’autrice en couverture, assise, les genoux recroquevillés, dans une position presque enfantine, vulnérable, son regard perdu dans le vague mais tellement accrocheur et surtout cette phrase sur la quatrième de couverture : « Qu’y a-t-il qui fasse rire dans la nuit? » m’ont convaincue que cette lecture serait la première de cette autrice.

Goliarda Sapienza est née le 10 mai 1924 à Catane en Italie, dans une famille socialiste-anarchiste sicilienne recomposée et comptant de nombreux enfants. Le père, Giuseppe Sapienza est une figure du socialisme sicilien jusqu’à l’arrivée des fascistes au pouvoir et la mère, Maria Giudice est une figure importante de la gauche italienne.

Goliarda est éduquée loin des écoles fascistes et nourrie de textes socialistes, révolutionnaires et athés. En 1940, alors âgée de 16 ans, Goliarda reçoit une bourse d’étude pour entrer à l’Académie nationale d’arts dramatiques de Rome. Commence alors pour la jeune femme une carrière sur les planches de théâtres italiens mais également devant la caméra de réalisateurs de renom.

Dans les années 1960, elle met un terme à sa carrière d’actrice pour se consacrer à l’écriture autobiographique : Lettre ouverte (1967), Le Fil de midi, L’Université de Rebibbia (1983) , Les certitudes du doute (1987), Destin forcé (publié en 2002).

Entre 1967 et 1976, Goliarda Sapienza écrit le roman de sa vie, L’art de la Joie.

Elle meurt d’une chute dans les escaliers en 1996, sans avoir connu le succès mais laissant derrière elle une œuvre écrite remarquable.

En 1998, son dernier compagnon, Angelo Maria Pellegrino, publie L’ art de la joie mais celui-ci passe inaperçu. Il faut attendre 2005 et sa publication en France aux éditions Viviane Hamy pour que ce roman connaisse le succès et devienne alors un best-seller et une référence de la littérature italienne contemporaine.

Ses autres romans sont publiés en France aux éditions Le Tripode. Aujourd’hui, neuf ouvrages de Goliarda Sapienza sont publiés dans cette maison d’édition.

Que s’était-il passé dans cette prison ? On m’avait fait quelque chose qui m’avait fait perdre la mémoire : c’était clair maintenant. (page 45, Le Fil de Midi)

La dépression, la tentative de suicide, le séjour en psychiatrie ; les thèmes abordés ne sont pas des plus joyeux mais toujours d’actualité ; la santé mentale étant de plus en plus abordée dans notre société.

En 1962, Goliarda Sapienza survit à une tentative de suicide. Internée dans un hôpital psychiatrique à 38 ans, la jeune femme subit des séances d’électrochocs censés la guérir de la dépression. Goliarda Sapienza n’en ressort que plus abîmée, perdant l’immense majorité de sa mémoire sur les dix dernières années. Un jeune psychanalyste entreprend de la soigner et de lui faire retrouver ses souvenirs ; Le Fil de midi est le récit de cette période de sa vie.

Ce qui marque le lecteur en premier c’est le récit fragmentaire. En effet, je pense qu’il peut étonner et pour moi, il faut bien avoir à l’esprit quand on commence ce livre, que l’autrice revient sur une période de dépression ajoutée à une période d’amnésie presque totale. L’écriture y est alors décousue, presque enfantine, marquée par les nombreuses évocations du passé de Goliarda. C’est donc un rythme qui bouleverse toute chronologie où Goliarda Sapienza revient sur ses années d’études à l’Académie, sur ses amitiés et sa fratrie. L’autrice y évoque également la relation qu’elle a eue, petite, avec ses parents et la femme qu’elle est devenue.

De la relation mère-enfant et du peu d’attention accordée à son père, le jeune psychanalyste y voit une des raisons de l’état psychologique dépressif de Goliarda Sapienza ; sa peur d’être abandonnée, laissée sans amour ni attention est reliée au tempétueux rapport que Goliarda a eu avec sa mère Maria Giudice qui ne lui accordait pas, durant ses jeunes années, l’intérêt que mérite une fille.

Vous devez prendre conscience que les morts, la folie de votre mère, que vous avez perçus comme des abandons sont des choses du passé […] Vous avez subi trop de pertes, vous avez assisté à trop de morts, et pour survivre vous ne vous en êtes plus – avec raison – remise à personne. (page 204, Le Fil de midi)

De ce texte fort, je retiens le style d’écriture qui, pour moi, a joué comme un sublimatoire de cette période, a ajouté un peu de lumière à cette période sombre qu’a vécue l’autrice. Même si le récit est décousu, sans date exacte et avec un grand nombre de personnes qui gravitent autour de la jeune femme, le lecteur est plongé au cœur des séances de psychanalyse, aux côtés de Goliarda Sapienza. Cet ouvrage met en lumière les peurs et les inquiétudes profondes de l’autrice, au travers d’une plume douce et intimiste.

Goliarda Sapienza offre ici aux lecteurs, encore aujourd’hui, le chemin de vie de sa reconstruction ; publiés en 1969, ces mots résonnent et trouvent tout leur sens encore aujourd’hui.

J’appris qu’on peut s’arrêter, ne pas toujours courir, mais faire halte et dessiner sur le sable des émotions, des cercles et des lignes et des carrés… faire halte et méditer, temps de dire temps d’écouter temps de regarder et de se taire de savourer entre ses lèvres le givre frais des minutes les gouttes des minutes qui se dilatent en eaux infinies en longs sons insolites en fleurs blanches sans contours le blanc velouté des minutes, la caresse blanche et douce des minutes sûr phare de port dans la mer noire et tempétueuse du temps. (page 202-203, Le Fil de midi)

Ce n’est pas tant pour la guérison, qui ne viendra finalement pas, que le lecteur se plonge dans ce récit mais pour comprendre qu’un peu de lumière se cache même dans les périodes les plus sombres d’une vie et que l’écriture peut être vue comme une solution de guérison, afin d’apaiser les troubles et les inquiétudes.

Goliarda Sapienza nella casa di via Denza, Roma, 1964. Archivio Sapienza Pellegrino

Le Fil de midi, Goliarda Sapienza. 254 pages, 18 euros. Paris, Éditions Le Tripode.

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