
Cet article n’a pas la prétention de traiter l’entièreté de la question qui oppose la laideur à la beauté ni même d’exposer l’entièreté des canons existants. Les exemples choisis, bien que provenant tous de personnages masculins, ne traitent pas de l’entièreté du canon esthétique masculin et n’évincent en aucun cas la question du canon féminin. Le but est d’étudier des morceaux du catalogue de l’affreux, d’en relever les formes en partant de la théorisation du beau et du laid par les Grecs du Ve siècle avant J.-C.
En complément : Umberto Eco, Histoire de la laideur, Flammarion, 2007
Exemples traités au sein de cet article :
– La philosophie grecque, « kalos kagathos » et « sophos kagathos », Ve siècle avant J.-C. (Platon, Le Banquet)
– William Shakespeare, Richard III, 1591
– Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831
– Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869
– Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1890
« La laideur est relative aux époques, l’inacceptable d’hier peut devenir l’acceptable de demain. » – Umberto Eco, Histoire de la laideur, p. 451
L’histoire des arts a longtemps démontré de l’intérêt palpable de l’Homme pour les concepts de beauté et de laideur. En apparence, de parfaites antithèses, « beau » et « laid » se sont fait une place de choix dans les arts plastiques ainsi que dans la littérature. Cependant, et cela même si des exemples peuvent sembler le contredire, opposer le laid au beau ne permet pas d’obtenir une mesure absolue de l’un ou de l’autre.
“Beau” est synonyme de joli, plaisant, agréable, harmonieux, noble, bon et moral. “Laid” est synonyme de moche, repoussant, affreux, disgracieux, ignoble, mauvais, immoral. Définir la beauté et la laideur par des mots est une chose que tout un chacun peut faire. Mais aucun des deux ne possède une description détaillée unique, qu’elle soit physique ou psychologique. Chaque culture possède ses propres canons de beauté. Chaque période possède ses propres critères.
Cet article a pour but d’aborder diverses œuvres littéraires ayant traité la dualité beauté/laideur sur les plans psychologiques et physiques, dévoilant, entre autres, le catalogue de l’affreux qui forge encore l’imaginaire collectif des sociétés occidentales, mais aussi de dévoiler les retournements de situation. Car si nous sommes tous aptes à reconnaître le laid du beau ou du moins à dissocier ce qui appartient à chacun de nos critères (selon les normes communément acceptées), nous sommes bien souvent victime du laid caché sous le beau.
Achille, icône du beau et du bon
Lorsque l’on traverse les arts antiques, le portrait d’un idéal de beauté germe assez vite. Achille le roux (de par son impétuosité et sa passion) devient Achille le blond, icône d’un beau proprement grec mais fortement ancré dans la conception du beau, plus particulièrement masculin, des sociétés occidentales.
« Kalos Kagathos »
La société classique grecque, Ve siècle avant J.-C., propose une sorte de formule presque immuable. « Kalos » signifiant « beau », se rapproche des notions de « bon » et de « noble ». « Kagathos » signifie aussi à sa façon « bon » sans pour autant se montrer spécifiquement lié à l’esthétique corporelle. Est beau ce qui est bon. Le monde grec estime que la beauté extérieure se place comme reflet de la beauté de la psyché. Est beau ce qui rime avec bonté, sagesse et vertu. La laideur est alors une antithèse classique. Elle est fuie.
Achille incarne à sa manière toutes les qualités physiques comme psychologiques. Sa beauté physique est insurpassable. Même les plus beaux personnages d’Homère sont décrits comme « le plus beau après Achille ». Le héros est valeureux et courageux. Brave, il est destiné à apporter la victoire. Divin, car fils d’une nymphe, son qualificatif de demi-dieu vient l’auréoler d’une splendeur. Cependant, et l’article ne prendra pas le temps d’épiloguer plus sur le sujet, Achille est un personnage assez ambigu de la littérature homérique. Sentimental, tantôt fondant en larmes, tantôt pris de colère, il démontre d’une certaine fougue psychologique qui brise quelque peu le concept de « Kalos Kagathos », prouvant certainement les limites d’une telle définition. Peut-être aussi, souligne-t-il une beauté physique éclipsant les possibles défauts de l’âme.
Pour en revenir aux Grecs et appuyer la précédente idée, la laideur physique porte préjudice sur l’essence. On peut notamment citer des exemples de la mythologie telle que le mythe d’Héphaïstos, fils de Zeus et d’Héra, précipité de l’Olympe dès sa naissance à cause de sa difformité. Sa disgrâce entraîne la moquerie de l’Olympe. Platon estime qu’Héphaïstos était, au regard de sa laideur physique, un être de vertu. Est laid ce qui est disgracieux au regard du monde.
Il existe cependant un pendant du « Kalos Kagathos » : le « Sophos Kagathos ». Cette expression née sous la plume de Platon est utilisée pour parler de Socrate. Si le « Kalos Kagathos » lie inexorablement le « beau » et le « bon », le « Sophos Kagathos » permet de faire rentrer la notion de laideur et donne une alternative à une liaison entre la bonté et la laideur. Le « Sophos Kagathos » sépare la beauté externe de la beauté interne. La sagesse devient un élément à part entière et conçoit un être vertueux comme « beau » et « bon » mais aussi comme « laid » et « sage ». Parce que Socrate possédait une allure des plus rebutantes, il était avant un être empli de sagesse.
Le laid qui est monstre

Le héros grec, beau et bon, trouve un pendant maintenant considéré comme un classique de la littérature britannique en la figure de Richard III. (Pour un détail plus ample, voir l’article « Richard III dit le mauvais : entre les mains de Shakespeare et de la dynastie Tudor »).
Il n’y a pas plus laid que le Richard III décrit sous la plume de William Shakespeare. Être abject de par son apparence peu ragoûtante, il est avant tout le Mal en personne. Jamais on n’aura autant lié le corps à l’esprit. Richard III, dit Richard d’York est difforme (bien que les études actuelles tendent à souligner que le vrai roi ne souffrait que d’une scoliose l’ayant certainement rendu quelque peu boiteux). Haït par le monde, il se haït lui-même. Ce simple fait enferme le personnage au sein d’un cercle vicieux dans l’alimentation de sa laideur.
« […] moi qui suis rudement taillé […] je suis déterminé à être un scélérat […]. » (William Shakespeare, Death and Life of Richard the Third, acte 1)
La pièce de Shakespeare ne laisse que très peu de place à la beauté. L’Angleterre, alors prise dans d’interminables jeux de trône, entre usurpations, meurtres, laisse des personnages corrompus s’entre-tuer. Dans ce contexte si sombre et déjà si laid, Shakespeare doit trouver le moyen de faire de Richard III le plus laid de tous. Le stratagème repose alors sur une apparence bancale accompagnée d’une personnalité abominable. Le personnage de Richard ne cache aucun de ses coups, avoue sans demi-mot tout ce qu’il porte sur le cœur aux spectateurs qui deviennent alors complices de sa perfidie. Dans ce contexte laid, Richard III n’est pas que le vilain de l’histoire mais bien l’incarnation du Mal.
Ici, la laideur n’est plus simplement l’antithèse d’une beauté physique et psychologique mais bien le reflet de l’immoralité. La beauté devient alors quelque chose de presque divin. C’est dans le meurtre de ses neveux (que le roi « usurpateur » commet) que le champ lexical presque christique surgit. Les jeunes princes assassinés sont des chefs-d’œuvre, les plus beaux que « depuis la création, n’ait jamais formé la nature ». La beauté est divine, la laideur est diabolique.
De la belle laideur

Mais des auteurs ont cherché à leur manière de démontrer qu’un physique peu avenant n’était pas la marque du démon. De nombreux personnages de la littérature de Victor Hugo portent la marque du laid physique. Si la laideur y apparaît de façon physique et psychologique, le romancier français nous démontre bien souvent qu’elles ne font pas qu’un.
« […] avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eût pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquelles se dégorgent depuis six cents ans les longues gouttières de la cathédrale. […] » (Victor Hugo, Notre Dame de Paris, VII)
Dans Notre-Dame de Paris (1831), Quasimodo, protagoniste, incarne le personnage grotesque, vilain d’apparence, bossu, borgne, sourd, atrophié, pouvant être confondu à tort avec les gargouilles qui l’entourent. Son apparence n’offre aucune indication visuelle de sa personnalité car sous cette laideur se cache une certaine beauté. Quasimodo est un jeune homme sensible, amoureux. Et cet amour opère l’évolution psychologique du personnage qui détonne des autres qui l’entourent, qui loin d’être bossus ou mal formés, sont bien plus laids.
Dans L’homme qui rit (1869), Victor Hugo continue de placer en protagoniste ceux qui sont pointés du doigt. Gwynplaine, surnommé l’homme qui rit, est au commencement de l’œuvre un pauvre enfant que l’on aura mutilé. D’un sourire permanent, car son visage est fendu d’une oreille à l’autre, il provoque le rire et le dégoût. La description de son faciès est quelque peu déshumanisée. Son visage devient un masque que l’auteur cherche à décrire par de multiples métaphores et comparaisons. Sa laideur le rend grotesque, tel un clown. Une telle concentration sur le visage démontre de l’importance du paraître dans la définition du beau et du laid.

L’homme qui rit est un ouvrage complexe à saisir, où les personnages font plus figure d’allégories que de héros. Critique forte de la société, le sourire sans fin de Gwynplaine illustre la mutilation faite à l’Humanité. La laideur du protagoniste n’est rien de plus que le reflet de la laideur du monde.
« Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » (L’homme qui rit, II, 8)
La laideur prend bien des formes. Ce qu’il y a de laid dans les œuvres de Victor Hugo n’est pas l’atrophie de Quasimodo ni la mutilation de Gwynplaine mais bien le monde dans lequel ils évoluent. Mais on décèle une différence importante entre les deux personnages, une différence certainement due par l’évolution même de l’auteur. Si la difformité de Quasimodo est naturelle, bloquant l’atteinte de l’épanouissement de l’âme pour le personnage, la difformité de Gwynplaine est l’œuvre de l’Homme. Sa laideur est celle de l’humanité.
De la beauté corrompue

Ici repose l’unique exemple de cet article où le personnage apparaît aux yeux du lecteur dans ses plus beaux atouts. Dorian Gray (1890) est, dès les premières lignes, facilement cernable. Naïf, peu confiant et d’une grande beauté, il ignore encore le pouvoir de cette dernière au sein du monde dans lequel il évolue. C’est au fil du récit que Dorian se complexifie, devenant le comble dans la recherche du beau. Alors que son portrait est peint, constatant de ses propres yeux sa beauté unique, il maudit le tableau. Chaque coup marquerait le portrait tandis que Dorian resterait intact. Dorian est prêt à enlaidir son âme pour protéger sa beauté physique.
Lorsque l’ouvrage d’Oscar Wilde apparaît dans le champ littéraire britannique, la société est en train de théoriser l’apparence physique de l’individu. Le dandy se fait une place de choix et témoigne du goût pour la beauté du paraître significative d’une beauté d’ensemble : « le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir » (Baudelaire, Mon coeur mis à nu, 1887). On revient petit à petit sur une perception de la beauté très gréco-antique : le masculin illustre le beau. Une manière de vivre et de se tenir refait surface comme si maîtriser son apparence soulignait une forte maîtrise de soi.
« Voyez les hommes qui ont réussi dans une profession savante, combien ils sont parfaitement hideux ». (Dorian Gray, I)
Cependant, à la différence des Grecs qui percevaient le tout comme un ensemble harmonieux, Le Portrait de Dorian Gray fait le choix de dissocier, comme les exemples précédents, beauté physique et beauté psychologique. Le « Kalos kagathos » est faussé car Dorian rime avec beauté. On pourrait alors tout aussi bien lui affubler une belle personnalité. Oscar Wilde est pourtant très clair au gré du récit. L’homme beau n’est pas savant, tandis que ce dernier est hideux.
« Quel malheur qu’une telle beauté fût destinée à se faner ! » (Dorian Gray, III)
Dorian Gray continue de constituer un catalogue de la laideur. La laideur est vieillissement, décrépitude. La beauté est jeunesse et bonne santé, elle est réussite. Mais elle est aussi éphémère tandis que la laideur dure. Le temps joue dans l’œuvre un rôle déterminant sur les choix du personnage, sur sa psychologie mais se révèle aussi comme un indice de la perception du corps dans la société occidentale moderne : le temps provoque l’enlaidissement du beau. Et en figeant son portrait, Dorian perd alors toute raison à l’existence. Son humanité même qui peut porter un qualificatif de beauté est corrompue. Dorian Gray chatouille les questionnements philosophiques entourant le choix entre existence ou essence, laideur ou beauté. En voulant échapper à la laideur du corps, Dorian n’échappe pas à la laideur de l’esprit. La morale qui prenait une place importante dans les discours antiques n’est plus. La beauté n’est, avec Oscar Wilde, plus un tout indissociable du corps et de l’esprit. La beauté est matérielle. Visuelle. Superficielle. Trompeuse. Elle n’est plus synonyme de bon mais peut aussi embrasser les synonymes de la laideur.
On pourrait résumer cet article par cette célèbre expression : « l’habit ne fait pas le moine ».
La laideur prend bien des formes et bien souvent les plus inattendues et lorsqu’on la cherche en la présence d’un personnage, elle est bien souvent ailleurs, comme dans la misère des univers de Victor Hugo. On remarque, avec les exemples donnés que peu importe l’apparence d’une personne, celle-ci agit instinctivement sur la perception globale de celle-ci. Comme le dit Yves Michaud, dans l’Art à l’état gazeux (2003), « sois beau ou, du moins, épargne-nous ta laideur », résumant grandement la part du paraître dans la définition, ou plutôt la perception du laid humain.
Chloé Dejoux Morgado
Images :
- Inconnu, Thomas W. Keene as Richard III, lithographie, 1887
- N/A, Quasimodo et Esmeralda, gravure de l’édition de 1836
- Inconnu, L’homme qui rit, lithographie, 1881
- Lui Trugo, Illustration for The Picture of Dorian Gray, lithographie, 1931