
Exposition « Hier revient et je l’entends »
Depuis le début des années 2000, Katia Kameli mène un travail protéiforme se nourrissant de sa double culture française et algérienne. A travers ses différents films, l’artiste se fait passeuse entre différents territoires, questionnant les non-dits de l’histoire. L’exposition Hier revient et je l’entends permet à l’artiste de redéployer des œuvres présentes lors de ses précédentes expositions et d’en proposer de nouvelles. En 2021, elle présentait ses œuvres dans la FRAC de la région PACA, au sein d’une exposition nommée Elle a allumé le vif du passé. Celle-ci déployait déjà, comme le témoigne son titre, les liens entre passé et présent. En effet, Katia Kameli relie, suivant ses propres cheminements, des faits éloignés à des conceptions contemporaines de l’histoire.
Son œuvre est un contre-récit requestionnant les mythes et s’interrogeant sur la construction des mémoires. L’exposition Hier revient et je l’entends est déployée du 19 janvier au 16 avril 2023 dans les centres de L’Institut des Cultures d’Islam et à Bétonsalon, un centre d’art et de recherche rattaché à l’Université Paris Cité. A l’Institut des cultures d’Islam son travail est davantage rétrospectif, elle y interroge les flux d’images en cherchant à comprendre la généalogie des textes puis poursuit par son interprétation des mythes transversaux. Dans un premier temps et à travers ce présent article nous aborderons cette partie de l’exposition, celui-ci sera complété dans une semaine par un second abordant la dimension plus expérimentale de son travail développé à Bétonsalon.
Une réparation de la mémoire passant par la rééducation du regard.
La principale œuvre de cette première partie d’exposition se nomme Stream of Stories, elle est une recherche sur les flux culturels. Katia Kameli propose de remémorer mais aussi de ré-articuler les influences culturelles de chaque société dans la production artistique. Son œuvre déclinée aujourd’hui en six chapitres, a débutée en 2014 par l’« exploration des origines orientales des Fables de La Fontaine ». Durant son enfance, Katia Kameli a étudié les fables animalières de l’œuvre du poète. Elle n’envisageait pas de son âge innocent que certaines fables étaient inspirées de Kalila wa Dimna, un ouvrage arabe paru au VIIe siècle, adapté d’un recueil persan. Omar Berrada explique que cette filiation a été occultée dans les enseignements par un système de sciences humaines et sociales qui ont été des agents à part entière de la colonisation. On a contribué à perpétuer, par l’absence de mention de ces influences, un déni de relation. Se pose pour Katia Kameli le défi de reconstruire les liens entre ces univers culturels coexistant en elle du fait de sa double culture franco-algérienne. L’œuvre d’art peut alors devenir un lieu de réparation. Dans ce processus d’échange culturel, le texte source de la Fontaine, Kalila Wa Dimna, focalise l’attention de l’artiste.

Stream of Stories © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2023, Photo par Marc Domage
Le premier chapitre de Stream of stories expose des occurrences de ces récits en réunissant à la fois des fac-similés rappelant les documents originaux, des masques animaux incarnant le texte, ainsi que des entretiens filmés montrant les connexions culturelles. L’artiste rematérialise les traces du voyage de ces textes. Les chapitres suivants visent à tester ces différentes relations, entre texte-image, est-ouest et passé-présent, en s’affranchissant d’une hiérarchie entre langues et cultures. Dans le chapitre 2, elle combine en une même œuvre différents fragments d’illustrations relatives à une fable, d’époques et de styles distincts et que l’on retrouve à la fois dans le Panchatantra, l’ouvrage de sagesse indien, et dans Kalila wa Dimna, ayant servi à Jean de La Fontaine. Bien qu’une telle réunion ait été permise par un montage informatique, les dorures et les cadres précieux font passer les dessins pour des œuvres anciennes.

Stream of Stories – Chapitre 7, 2022 – Tapisserie réalisée par Manon Daviet avec le soutien du Cnap. Laine tuftée, broderie, crochet et aquarelles, 280 x 200 cm © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2023, Photo par Marc Domage
Katia Kameli est passionnée par la manière dont chaque artiste à travers le temps s’est approprié la fable. Le chapitre 7, réalisé en 2022, lui permet de réaliser de nouvelles illustrations de ces récits. Il s’agit d’une tapisserie de grand format réalisée avec la technique innovante du tuft et montrée pour la première fois au cours de l’exposition. Le choix d’une tapisserie permet à son projet de s’inscrire dans un autre mode de transmission de l’histoire en usant d’une technique très ancienne trouvée à la fois en Afrique, en Europe et en Asie. Dans Paris, Capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin évoquait sa dialectique de l’image : « L’image, où le passé dépose son empreinte, a aussi la capacité de rendre présentes les corrélations passées : elle allume la mèche d’un dispositif qui gît dans ce qui a été ». Le travail de Katia Kameli semble pouvoir être compris à la lumière des considérations de Walter Benjamin, par une réapparition de la mémoire passant par la rééducation du regard.
Des récits hybrides : La coexistence frictionnelle contre l’assimilation imposée
Katia Kameli se voit davantage comme une traductrice, une passeuse bien plus qu’une enquêtrice. Elle évoque une traduction donnée au spectateur pour qu’il en fasse sa propre interprétation. Contrairement à une enquête, la traduction, qui n’est pas figée, ne mène pas à une conclusion. Ce récit enchâssé entre la Panchatantra et l’ouvrage Kalila wa dimna, ramène Katia Kameli à ses propres constructions narratives. C’est une forme de pensée qui revient à interroger constamment les flux. Sa volonté n’est pas de réordonner l’échelle des influences, car rétablir un postulat de vérité reviendrait à établir une nouvelle hiérarchie. Stream of stories montre que la pensée de chaque pays est tissée à partir de ce qu’elle croit exclure. Elle cherche à prendre la mesure de la dette que les cultures ont les unes avec les autres. Dans son ouvrage Objects of Translation (2009), Finbarr Barry Flood souligne grâce à la notion de transculturation que « les formations culturelles sont toujours (déjà) hybrides, toujours (déjà) en cours, ainsi la traduction est une activité dynamique qui a lieu à la fois « entre », et « au sein » des codes culturels, des formes et des pratiques ». Katia Kameli nous montre que son œuvre Stream of Stories est bien vivante, car toujours en cours de construction.

Les Animaux malades de la peste & La Tortue et les Deux Canards, 2016 – Impression fine art, dorée à la feuille d’or 22 carats sur papier Awagami 51 x 41 cm © Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2023, Photo par Marc Domage
Selon Omar Berrada, Katia Kameli défend « la coexistence frictionnelle contre l’assimilation imposée ». En effet, l’interprétation des signes culturels procède en différentes directions. Dans le chapitre 5, le protagoniste est Borzoiyeh, traducteur initial de Kalila wa Dimna. Il est accompagné par les paroles des spécialistes de ces questions, permettant à l’artiste de raconter les transformations polyphoniques des fables. La deuxième partie du film présente un manuscrit important de Kalila wa Dimna ; l’occasion de suggérer l’importance d’inscrire la traduction dans ces différents contextes afin d’éviter les généralisations. Il serait ainsi difficile de comprendre pourquoi, sur les illustrations du manuscrit, des personnages royaux portent des costumes mongols. La traduction permet d’aborder la complexité des échanges matériels et ceux liés aux flux de circulation d’une époque.
Une épopée mystique comme traduction personnelle du récit
L’œuvre Le Cantique des oiseaux est une installation composée de divers éléments, comme une invitation dans un univers afin d’éveiller nos sens. Pour Le Cantique des oiseaux, Katia Kameli s’est inspirée d’un poème persan de Farîd od-dîn ‘Attâr, écrit au XIIe siècle. Le texte raconte l’histoire de milliers d’oiseaux guidés par une huppe, partant à la recherche de la majesté Sîmorgh, un oiseau divin. Après avoir traversé sept vallées et de nombreuses épreuves, seuls trente oiseaux arrivent à la fin du voyage en ayant abandonné progressivement leurs bien, leurs certitudes et leur égo. Au lieu de trouver la majesté, ils se sont découverts eux mêmes. Katia Kameli traduit ce voyage par un ensemble composé d’oiseaux en céramique, d’une peinture murale, de dessins préparatoires et d’un film.

Ce texte poétique est l’un des piliers de la spiritualité du soufisme, un courant ésotérique de l’islam, qui invite l’humain à se rapprocher du Divin par un dialogue intérieur. Le Divin, nommé Sî morgh, signifie littéralement « trente oiseaux » en persan : il s’agit donc d’une invitation à l’introspection. Plutôt que de créer de nouvelles images à partir d’anciennes, comme elle le faisait dans les premiers chapitres de Stream of Stories, Katia Kameli va proposer sa propre traduction du récit sous diverses formes. Les sculptures en céramique représentent les oiseaux, l’artiste a choisi de sélectionner neuf oiseaux sur les trente exprimés chez Farîd od-dîn ‘Attâr. Les oiseaux sont personnifiés et des qualités symboliques spécifiques à leur espèce leur sont attribuées : la huppe sera le guide, le paon l’égaré tandis que le rossignol sera l’amoureux prisonnier des formes. Les traits humains ainsi caractérisés permettent de démontrer les faiblesses de l’âme : les oiseaux se contentent de ce qu’ils ont déjà demeure contraints, plutôt que d’entreprendre un voyage difficile qui les aiderait.
Les formes de ces oiseaux sont inspirées de céramiques grecques zoomorphes de la période archaïque, découvertes par Kameli lors d’une visite d’un musée archéologique crétois. Des dessins préparatoires réalisés à l’aquarelle sont présentés sur le côté, et évoquent la poésie du récit. La fresque murale en fond de salle représente, dans la même perspective, le paysage imaginaire des sept vallées. L’argile, utilisée en tant que matière première de différentes civilisations, renvoie à l’origine de la vie et à la quête menée par les oiseaux. Ces sculptures sont musicales et ont été réalisées en collaboration avec le sculpteur Émile Degorce-Dumas et la céramiste musicale Marie Picard. Elle se sont inspirées des ocarinas, instruments à vents ovoïdes que l’on trouve dans de nombreuses civilisations depuis 12 000 ans. Le film l’envol propose une interprétation musicale du récit : des femmes portées à l’écran jouent le rôle des oiseaux en jouant avec ces instruments en céramique. Elles sont des élèves flûtistes du conservatoire municipal Gustave Charpentier de Paris. Leur professeure joue le rôle de la huppe, la guide, qui se distingue par son importance. La mise en scène choisie par l’artiste participe à la dimension intemporelle du conte, par des aubes peintes à l’aquarelle évoquant un paysage rêvé.

Une critique de l’exposition à L’Institut des Cultures d’Islam
L’exposition est divisée entre deux centres, celui de L’ICI et de Bétonsalon. Le centre de L’institut des Cultures d’Islam n’est pas unifié. Cela divise l’expérience du visiteur entre l’ICI Léon et l’ICI Stephenson, situé à moins de dix minutes du premier lieu. Cela peut être gênant pour le visiteur, qui peut avoir l’impression de se déplacer dans un environnement peu propice à l’exposition de telles œuvres, car composé d’une seule salle. Celle-ci est vide, montrant que l’exposition aurait pu gagner en influence si son parcours avait été davantage unifié. Cependant, ces divisions ont du sens dans la mesure où le discours proposé pour Le Cantique des Oiseaux exposé à l’ICI Léon n’est pas le même que celui de Stream of Stories exposé à l’ICI Stephenson. Les expériences pour le spectateur seront différentes, la première invite à rêver avec poésie tandis que la seconde demande plus de concentration, car pédagogique. L’idée de l’artiste est profonde et riche, il faut donc prendre le temps d’aborder ces œuvres et de s’informer à leur sujet. Le journal d’exposition proposé à l’accueil de Bétonsalon a sans doute été conçu dans cette optique. Le second axe invitant à décoloniser les pensées fera l’objet d’un second article publié dans un semaine.
Maxence Loiseau
Bibliographie commune aux deux articles
Ouvrages et articles :
ANVAR, Leila « Désir d’envol ». In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 23-27
BERRADA, Omar « Stream of stories ou la rematérialisation » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 104- 108
BRITO, Vanessa « Le roman algérien . Une quête en cours d’écriture ». In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 27-32
DIRIE, Clément « Ouvrir les yeux et les images » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 18-21.
RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice « Les poursuites de Katia Kameli » In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 11-13.
WILSON-GOLDIE, Kaelen, « Libre et non linéaire » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 66-69.
Sources en ligne :
RICHEUX, Marie, Par les temps qui courent [Podcast], France culture, 16 Mars 2021, 46 mn. Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/katia-kameli-a-travers-l-image-je-cherche-la-maniere-dont-on-regarde-l-histoire-6820349 (consulté le 5 Mars 2023)
Institut des cultures d’Islam, Dossier Pédagogique de l’exposition « Katia Kameli Hier revient et je l’entends » à Paris, du 19 janvier au 16 avril 2023. Disponible sur : https://www.institut-cultures-islam.org/expositions/katia-kameli-hier-revient-et-je-lentends/ (consulté le 5 Mars 2023)
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