
Exposition « Hier revient et je l’entends »
Cet article fait suite à un premier volet accessible ici [ndlr].
À Bétonsalon, Katia Kameli développe Le Roman Algérien présentant son travail dans une dimension plus expérimentale et engagée que la première partie de l’exposition développée à L’Institut des Cultures de l’Islam. En effet, il s’agira à travers ce second article consacré à l’exposition Hier revient et je l’entends (du 19 janvier au 16 avril 2023) de se questionner sur l’écriture contemporaine de l’histoire en Algérie. Nous analyserons la manière dont Katia Kameli cherche à décoloniser les pensées en proposant une reconstruction de l’histoire algérienne par une multiplicité de témoignages. Cette seconde partie de l’exposition invite le spectateur à prendre part à la réflexion engagée sur l’écriture de l’histoire.
Le Cahier d’un retour au pays natal
Le projet de Bétonsalon consiste à montrer Le Roman algérien à travers ses trois premiers chapitres et d’un espace de recherche autour de Assia Djebar. La cinéaste fera l’objet d’un quatrième chapitre qui permettra à l’artiste de poursuivre ses recherches là où s’est arrêté son processus lors du troisième. Le Roman algérien est un projet développé en films, poursuivant l’analogie entre le travail d’un artiste et celui d’un auteur. Quelques photographies viennent accompagner l’installation. La trilogie filmique interroge les Algériens sur leur relation à l’image par son importance historique de témoignage, mais aussi parce qu’elle révèle des questionnements sur la France, ancien pays colonisateur. Katia Kameli situe l’origine de ses recherches à l’adolescence, lors de vacances durant lesquelles elle fréquente le kiosque d’images d’Alger. Se croisent en ce lieu un pêle-mêle d’images rassemblant certaines de Bouteflika, de Franz Fanon, ou encore d’une Algérie mythifiée par la propagande coloniale.
L’artiste cherche le témoignage des Algériens à travers ces différents chapitres en les confrontant à l’épreuve des images. Elle appelle le commentaire des passants, comme pour contrer ce manque d’espace pour l’image en Algérie. Il y a en effet peu de musées, et l’accès aux bibliothèques et aux archives est complexe. Elle cherche ainsi à rétablir l’histoire, en leur demandant ce que veulent dire ces images. En cherchant la polyphonie, elle montre comment bien qu’inscrites dans le passé, les photographies sont toujours présentes dans leurs questionnements. Ils s’y trouvent confrontés dans leur quotidien, notamment par l’architecture haussmannienne présente à Alger. Elle indique que tout un travail d’histoire n’a pas été fait, et qu’en quelque sorte, il leur a été confisqué.

Katia Kameli adopte dans sa trilogie un positionnement ambivalent, à mi-chemin entre le point de vue omniscient telle une réalisatrice disposant d’un scénario, mais son approche est également ouverte par l’étude chez les Algériens des reflux imprévisibles de la mémoire et de la manière dont ils les interprètent en rapport avec la réalité. Sa trilogie se rapproche alors du caractère informatif du genre documentaire, mais les libres associations témoignent d’un aspect de la fiction. La trilogie peut être interprétée comme une variation de l’ouvrage d’Aimé Césaire Cahier d’un retour au pays natal (1947) où l’homme raconte son retour en Martinique s’accompagnant d’une prise de conscience sur les conditions inégalitaires, dénonçant le racisme et le colonialisme. Katia Kameli cependant n’évoque pas de racisme, elle interroge une partie de l’identité de ces protagonistes mais aussi de la sienne, son père étant Algérien.
Dans le troisième chapitre, elle met en scène Marie José Mondzain, née à Alger en 1942, contemplant les lieux de son enfance comme le Mauzolée Royal de Maurétanie, et évoquant les tableaux de son père conservés au Musée national des Beaux-Arts. C’est une femme dont le passé se confronte à son présent. Mais ce « retour au pays natal » est également celui de Katia Kameli elle-même, son projet d’exploration interrogeant sa double identité culturelle, elle semble chercher à comprendre cette histoire. Sa trilogie est un pèlerinage suivant les traces d’Assia Djabar, mêlant les images du film La Nouba des femmes du mont Chenoua de la cinéaste (1978) avec celles de l’artiste prises en 2019 sur les mêmes lieux. Katia Kameli décrit Le Roman algérien comme un programme intuitif. Vanessa Brito [professeure de philosophie aux Beaux-Arts de Marseille, ndlr] évoque quant à elle une véritable enquête.
Un contre-récit féministe aux différents niveaux de lecture
Le Roman algérien est formé par son propre sujet et par ses conditions de production. La trilogie filmique apparaît comme un film dont le sujet est la première personne du féminin pluriel. En effet, tous les interlocuteurs sont féminins avec Louiza Ammi, Ibissem Hattali, Marie José Mondzain, ou Wassyla Tamzali. A l’exception d’un homme au premier chapitre, Amhed Bedjaoui qui, en tant que producteur de la cinéaste Assia Djebar, va prendre le rôle de porte-parole. Le Cantique des Oiseaux révélait déjà cet aspect féministe du travail de l’artiste, où la majorité des acteurs étaient des femmes. Dans une interview donnée par Emilie Renard, Katia Kameli exprime ce qui justifierait la place donnée aux femmes dans son œuvre :
« Il y a évidemment cette idée selon laquelle l’historicisation est principalement faite par des hommes et que rarement, et très clairement en Algérie, les femmes ont eu l’opportunité d’y contribuer. Il y a donc aussi cette volonté de modifier ce qui nous est raconté – dans La Nouba des femmes du Mont Chenoua, on se rend compte qu’elles le font à travers l’oralité, en tout cas de donner la parole, de reconvoquer ces femmes, qui ont contribué à leurs manières à l’histoire de la colonisation et de la décolonisation. »
L’ on trouve en conséquence certaines affinités entre les deux femmes dans la manière dont elles abordent l’histoire de l’Algérie. Le projet d’Assia Djebar était d’aller voir des femmes de différentes générations afin de capter la mémoire encore récente de leurs rôles de résistantes lors de la colonisation française. Katia Kameli explique la manière dont ses films raisonnent en elle, évoquant « une sorte de sororité ». Elle explique qu’elle retrouve ses propres réflexions dans le travail de cette femme. Ne s’identifiant cependant pas à Assia Djabar, l’artiste reconnaît les liens qu’elles entretiennent.

Katia Kameli, Le Roman algérien – Chapitre 3, 2019, vidéo HD, 45 min.© ADAGP, Paris, 2023 / Katia Kameli.
Katia Kameli cherche à décoloniser les pensées, à ré-articuler l’histoire et la recontextualiser en croisant les points de vue et en y ajoutant données et perspectives. Elle explique que Le Roman algérien réactualise l’histoire, non pas pour la fixer mais pour déployer une fresque historique. Son Roman algérien est un contre-récit, puisque qu’il écrit l’histoire des femmes algériennes pour compléter les parties manquantes de l’histoire. Son Roman algérien est fait de nombreuses strates, par différents niveaux de lecture, comme en témoignent ses réflexions autour de l’image, convoquant des étudiants en histoire, des historiennes, des analystes ou de simples passant. Elle analyse l’espace de réflexion entre l’image et le discours des personnes qu’elle rencontre.
Un roman d’apprentissage libre et non linéaire
Le Roman algérien propose une polyphonie d’histoires entrelacées au sein duquel nous sommes des spectateurs actifs. Le kiosque aux images nous est accessible cependant qu’à partir de la médiation des autres, pouvant faire du spectateur un spectateur passif. Dans son livre Le Spectateur émancipé (2008), Jacques Rancière plaidait en 2008 pour une nouvelle politique de la perception. Celle-ci est basée sur l’idée que les spectateurs ont une capacité à sentir et à voir les choses, supérieure à celle que la tradition nous permet de concevoir. Le spectateur est intelligent, son discours permettant d’ouvrir les perspectives et d’être plus inclusif. Le Roman algérien invite le spectateur à choisir les mots appropriés pour s’exprimer, pour comprendre le présent et l’avenir à partir du passé, et en en apprenant à regarder vraiment les images. Sans cesse se pose la question de ce que dit l’image, entre militantisme, propagande et poésie afin de nous faire réfléchir. Le kiosque à images est l’un des rares espaces publics de libre expression dans le pays : il permet de réfléchir collectivement à l’histoire de l’Algérie de la même manière que la trilogie de Katia Kameli le permet pour l’époque contemporaine.

Le Roman algérien évoque les relations entre histoire et mémoire, image et interprétation, ainsi que discours politique et expériences personnelles. C’est l’ouverture d’un espace de parole intergénérationnel où l’on cherche ce que l’on ne trouve pas à l’école. La polyphonie des voix ne cherche pas à résoudre l’énigme mais plutôt à l’éclairer. La trilogie met en scène les traits des nouvelles écritures de l’enquête trouvée dans la littérature ou dans les sciences humaines, visant à éclairer une énigme en questionnant sa pertinence, tout en n’ayant pas la volonté de la résoudre. Laurent Demanze évoque un nouvel âge de l’enquête, racontant sa propre fabrique et la manière dont elle chemine. Les doutes éprouvés, l’implication subjective des chercheurs comme Marie José Mondzain, ou les rendez-vous manqués, forment, rétroactivement, un apprentissage. Lorsqu’elle débute son Roman algérien, Katia Kameli n’en connaît pas la suite, ni que son œuvre consacrée à un passé portant sur la colonisation et la décolonisation, n’était pas encore passé. En 2019, l’Algérie est pris dans un mouvement de contestation contre le régime d’Abdelaziz Bouteflika.
Cette trilogie concerne principalement les images manquantes des années 1990, après la période de transition de la démocratie, lorsqu’un coup d’état militaire a eu lieu, suivi de dix années de violences atroces, entre enlèvements, massacres et assassinats d’intellectuels. Entre 1991 et 2002, les journalistes seront aussi visés, et la liberté de la presse sera sévèrement réduite. Dans le chapitre 3, Kameli rencontre Louisa Ammi, qui possède des boites entières de photographies de cette période. Photographe de presse, ses photos n’ont jamais été montrées dans les journaux. Ammi raconte la manière dont les photographes à cette période étaient les seuls à se rendre sur les lieux d’un massacre ou d’un assassinat. Les journalistes n’y allaient pas, mais écrivaient leurs articles à partir des détails que montraient les images.
Le Roman algérien a incorporé sans le vouloir la marche de l’histoire alors que son objectif initial était de réaliser un « making of » des représentations historiques du pays. Les souvenirs émus de Louisette Ighilahriz évoquant le tissage clandestin des drapeaux pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), se retrouvent dans la manière dont les manifestants brandissaient les drapeaux lors des marches contre le pouvoir de Bouteflika, ou encore dans la manière dont Marie José Mondzain et Katia Kameli l’utilisent pour se couvrir devant l’objectif de Louiza Ammi.

Katia Kameli au 16e vendredi du Hirak, Alger, 2019 © Louiza Ammi
Une critique de l’exposition à Bétonsalon : un regard vers l’exposition Histoires Vraies au Mac Val
L’exposition de Katia Kameli est un espace d’échange esthétique et pédagogique qui s’affirme comme un lieu où la coexistence des récits ne nie pas la différence, et où la réparation de la mémoire passe par l’écoute des récits personnels. Dans un pays comme la France où l’histoire est connue et enseignée de manière a priori objective, il est difficile de s’imaginer cette obscurité sur un passé national. L’artiste interroge les mythes de la colonisation puis des régimes autoritaires des dernières décennies en Algérie. Une manière de reprendre les réflexions de Roland Barthes sur des discours mythifiés, cachant une réalité toute autre. L’exposition Histoire Vraies au Mac Val traite de cela. Katia Kameli y expose un film The Storyteller, une œuvre de 12 minutes, où sur la place Jamaa El Fna de Marrakech, un conteur interprète à sa manière des films de Bollywood et interprète Dosti de Sayten Bose, un classique du genre en noir et blanc. Elle nous montre alors l’échange culturel, dans un film introduisant Stream of Stories. L’exposition Histoires Vraies au Mac Val fera quant à elle l’objet d’un article rédigé par mes soins en avril 2023.
Maxence Loiseau
Bibliographie commune aux deux articles
Ouvrages et articles :
ANVAR, Leila « Désir d’envol ». In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 23-27
BERRADA, Omar « Stream of stories ou la rematérialisation » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 104- 108
BRITO, Vanessa « Le roman algérien . Une quête en cours d’écriture ». In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 27-32
DIRIE, Clément « Ouvrir les yeux et les images » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 18-21.
RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice « Les poursuites de Katia Kameli » In : RENARD, Émilie et SALIOU, Bérénice (Dir.), Hier revient et je l’entends, Katia Kameli, Journal d’exposition, Paris, Bétonsalon centre d’art et de recherche, Institut des Cultures d’Islam, 2023, pp. 11-13.
WILSON-GOLDIE, Kaelen, « Libre et non linéaire » In : BIDEAU, WILSON-GOLDIE et Al., Katia Kameli : roman : catalogue monographique, Paris, ed. Manuella, 2021, pp. 66-69.
Sources en ligne :
RICHEUX, Marie, Par les temps qui courent [Podcast], France culture, 16 Mars 2021, 46 mn. Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/katia-kameli-a-travers-l-image-je-cherche-la-maniere-dont-on-regarde-l-histoire-6820349 (consulté le 5 Mars 2023)
Institut des cultures d’Islam, Dossier Pédagogique de l’exposition « Katia Kameli Hier revient et je l’entends » à Paris, du 19 janvier au 16 avril 2023. Disponible sur : https://www.institut-cultures-islam.org/expositions/katia-kameli-hier-revient-et-je-lentends/ (consulté le 5 Mars 2023)