Mysterious Skin : « l’été de mes huit ans, cinq heures de ma vie ont disparu »

Avertissement : Mysterious Skin est un film d’une grande dureté abordant les conséquences d’enfances traumatisées par des actes de pédophilie. La thématique de l’article pourrait heurter la sensibilité de certaines personnes

“The summer I was 8 years old, 5 hours disappeared from my life. 5 hours. Lost. Gone without a trace. Last thing I remember I was sitting on the bench at my Little League game. It started to rain. What happened after that remains a pitch black void” – Brady Corbet dans le rôle de Brian Lackey, Mysterious Skin

Si on pouvait résumer ce long métrage en quelques mots, alors on dirait de celui-ci qu’il conte l’histoire de deux garçons : d’un qui ne pouvait se rappeler, d’un autre qui ne pouvait oublier. Adapté du roman de Scott Heim (1995), Mysterious Skin (2004) suit deux garçons, tous deux originaires du Kansas mais dont les vies semblent diamétralement opposées, seulement en apparence.

Alors qu’il n’a que huit ans, Brian Lackey (Brady Corbet) se réveille dans la cave de sa maison, le nez en sang. Tout semble montrer qu’il vient de subir un événement traumatisant. Sa vie bascule tout comme sa santé, enchaînant les cauchemars et les évanouissements. Brian passe les années suivantes à tenter de se remémorer ce qui a bien pu lui arriver. Cinq heures de sa vie semblent lui avoir été volées et alors que les années passent, le garçon en est presque persuadé : il a été victime d’une rencontre extraterrestre.

Neil McCormick (Joseph Gordon-Levitt) est un adolescent tombé dans la prostitution. Victime des abus de son entraîneur de baseball durant sa tendre enfance, il idéalise ses souvenirs et cette relation comme une perception de ce qu’est l’amour. Neil est un délinquant, il est imprudent. 

Brian en est persuadé. La réponse à ses questions est détenue par quelqu’un : Neil.

Un cinéma sombre

Plusieurs fois nommé dans des Festivals de Films Indépendants, Mysterious Skin a reçu le prix du Jury en 2004 au Bergen International Film Festival, le prix du meilleur film en 2006 au Polished Apple Award ainsi qu’un autre prix sur la même année au Icelandic Queer Film Festival. Mysterious Skin illustre les thématiques chères à son réalisateur. 

Le cinéma de Gregg Araki est un cinéma dur. Dès son premier métrage en 1987 avec Three Bewildered People in the Night et poursuivant avec des titres comme Totally Fucked Up (1989), The Doom Generation (1995), ou bien Nowhere (1999), Araki conçoit un catalogue des thèmes que le cinéma fuit encore : l’homosexualité, le SIDA, le désespoir de la jeunesse, sa perte incontrôlable, son plongeon dans les ténèbres, sa sexualité, sa décadence et ses relations foutues. Mais Mysterious Skin va bien plus loin en abordant les violences sexuelles et la pédophilie, offrant un film à glacer le sang.

Le métrage possède son lot de controverses. La pédophilie n’est pas un sujet facile à traiter et il faut le faire bien pour ne pas tomber à côté du message. Neil représente toute l’entièreté du risque d’un tel sujet car si Brian traîne son histoire comme une chaîne au pied d’un prisonnier, Neil conte l’événement comme quelque chose de « consentie ». L’entraîneur de baseball est lui-même dépeint de manière intrigante pouvant surprendre bon nombre de spectateurs. N’apparaissant aucunement sous les traits du monstre qu’il est censé être, celui-ci se balade comme un simple homme. Et ainsi, Gregg Araki souligne la dangerosité d’un tel être, la malléabilité d’un enfant face à une telle ordure, le pouvoir de séduction, l’emprise psychologique.

La dureté du film a reçu un accueil difficile en Australie. Si le métrage est parvenu à sortir en salles, notamment en limitant l’accès à des spectateurs de plus de 18 ans, l’Australian Family Association réclamait originellement une interdiction de distribution sur le territoire, craignant que les scènes puissent servir de « manuel » pour de potentiels prédateurs.

Troublant et dérangeant

Lorsqu’on regarde le travail du réalisateur, on ne peut être que troublé par le respect du matériel d’origine. Mysterious Skin suit sa version papier, sa narration brute et sa délicatesse. Le film s’ouvre sur le blackout de Brian. Perdu, confus, le spectateur s’apprête à arpenter la mémoire défaillante du premier protagoniste. En position d’inspecteur, il possède néanmoins la connaissance de la vie de Neil. Toutes deux traitées en parallèle, l’histoire des deux garçons les ramène indéniablement l’un vers l’autre.

De la vie de Neil, l’été 1981 est limpide. Le jeune garçon ne mâche aucun de ses mots. Le récit peut alors heurter par sa violence, car Neil est totalement détaché de son histoire. Et le spectateur ne peut que subir silencieusement, commençant à faire un lien fragile avec le récit de son premier protagoniste.

Neil est l’élément perturbant de ce métrage car il dépeint son aventure non pas comme une agression mais comme un privilège. Ici, il est alors question de souligner l’emprise du pédophile sur un enfant, de son pouvoir de séduction. Car Neil cherchait à être important aux yeux de quelqu’un. Délaissé par ses parents, il a trouvé ce qui lui manquait en son agresseur.

Cette emprise a une conséquence dévastatrice sur le regard que le jeune garçon se porte mais aussi sur sa vision des relations. Devenant violent avec ses camarades, à la limite de devenir lui-même agresseur, tombant dans la prostitution et offrant son corps à des hommes adultes, il rejoue sans cesse un souvenir qui devient de plus en plus malsain.

Le roman comme le film sont tous deux particulièrement éprouvants à suivre d’un point de vue émotionnel, car traiter d’une telle thématique n’est pas chose aisée et ni l’auteur, ni le réalisateur ne cherchent à atténuer les choses. Les mots sont crus, les descriptions sont franches et terrifiantes. Pourtant, Mysterious Skin possède une singulière poésie, couplée à une certaine douceur et mélancolie.

La photographie particulière tend à troubler le spectateur, qui alors dégouté et terrifié par les faits, peut trouver une beauté dans l’affreux. 

Deux photographies différentes : les décors qui entourent Neil sont teintés de réalisme mais sont aussi cruels et sales, la lumière y est parfois forte créant de forts contrastes. Ses souvenirs sont au contraire plus édulcorés et pop, parfois légèrement rosés et oniriques. Le choix des colorimétries ne fait que souligner la vie de Neil, qui pensant avancer en ayant conscience du passé, ne fait que s’enfoncer encore plus dans les ténèbres.

Pour Brian, les choses sont diamétralement différentes, cherchant à semer le doute chez le spectateur et illustrant la thématique proprement fictionnelle du personnage : les ovnis. Des images de son enfance flirtent avec la science-fiction, où des longs doigts extraterrestres le frôlent sans cesse. Tout y semble plus flou et presque fou.

Il faut alors attendre la fin du long-métrage pour trouver certainement la scène la plus touchante du cinéma d’Araki. Les histoires ont fini de se juxtaposer et se croisent enfin dans un moment d’une extrême justesse et d’une infinie tristesse. Neil et Brian ont poursuivi leurs sombres voyages initiatiques. La réunion des deux protagonistes, de celui qui sait et de celui qui a oublié, démontre toute la dureté de leur vie. Neil y apparaît enfin plus sage, lui qui fut tout du long si imprudent. La rencontre devient une forme d’exorcisme dans l’expiation d’une souffrance qui restera malheureusement éternelle.

Neil et Brian ne seront jamais parfaitement heureux, jamais parfaitement libres car la cicatrice d’un tel traumatisme est indélébile, à jamais ouverte. Dans ce final, Gregg Araki souligne toute la violence de la pédophilie, d’une violence continuelle qui dure dans le temps et s’accroche à ses victimes jusqu’à les dévorer entièrement. Et alors que le film se clôt, que l’image s’assombrit, ne laissant plus que les silhouettes visibles, on se met à espérer vainement que Neil et Brian s’en sortent un jour.

And as we sat there listening to the carolers, I wanted to tell Brian it was over now and everything would be okay. But that was a lie, plus, I couldn’t speak anyway. I wish there was some way for us to go back and undo the past. But there wasn’t. There was nothing we could do. So I just stayed silent and trying to telepathically communicate… how sorry I was about what had happened. And I thought of all the grief and sadness… and fucked up suffering in the world… and it made me want to escape. I wished with all my heart that we could just… leave this world behind. Rise like two angels in the night and magically… disappear” – Neil

Mysterious Skin – Etats-Unis, Pays-Bas. 2004. Réa. Et scé. : Gregg Araki. 105 minutes

Chloé Dejoux Morgado

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s