
200 0001, c’est le nombre de femmes qui avortent chaque année en France, pourtant la littérature abordant le sujet se cantonne à environ une cinquantaine de titres. 0, c’est le nombre de livres sur le thème de l’avortement que possédaient différentes librairies françaises lorsque je suis partie les questionner. Mais alors, comment expliquer une telle carence littéraire dans un pays pourtant réputé pour sa littérature, ses grands auteurs et où environ 100 0002 nouveaux titres sont publiés chaque année ? La France est un pays qui se voit finalement enchaîné dans le tabou sociétaire. L’accessibilité informative sur l’IVG est-elle aussi effective qu’on veut bien nous le faire croire ?
« Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement », tels sont les mots employés par Simone Veil à l’occasion de son discours sur la légalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse le 26 novembre 1974. Ce choix, aussi volontaire soit-il, peut être très mal vécu… ou pas. Certaines femmes accepteront cet événement et se sentiront même soulagées ; pour d’autres en revanche, il leur faudra des mois pour faire leur deuil et apprendre à vivre avec une terrible souffrance.
« Tu n’as pas le droit d’être triste car c’est ton choix ! », « Tu as pensé à celles qui veulent des enfants mais n’y parviennent pas ? », « Félicitations pour ta grossesse ! Ah… Elle n’était pas voulue ? » Qui croire ? Vers qui se tourner pour obtenir de l’aide et des informations quand les femmes d’aujourd’hui et d’hier continuent à se murer dans le silence ? Quels sont les dispositifs mis en place pour aider ces femmes victimes de ce tabou incessant et pesant ? Ce sujet concerne tout le monde. Parler sera peut-être la solution, d’autres fois ce sera le dessin qui aidera, ou bien encore l’écriture, mais très souvent c’est la lecture qui l’emporte. Car lire c’est comprendre ce qui a été vécu, c’est comprendre ce qui a été et est ressenti car l’avortement est un acte qui ne se termine jamais vraiment.
Comment expliquer un tel déficit en France sur un sujet pourtant si important ? La réponse est toute simple : l’interdiction de l’avortement entraîne pendant très longtemps des lacunes littéraires et une absence de témoignage sous peine de passer au tribunal. Xavière Gauthier explique dans Paroles d’avortées : « L’acte est clandestin, caché, réprouvé, passible de prison. Tout est fait pour que cela ne se sache pas. » La légalisation tardive dans les années 70 marquera le début d’une écriture collective timide sur le sujet. Aussi, le tabou de l’IVG est un véritable boulet, même à l’heure actuelle. Il faut pouvoir trouver le courage d’en parler librement, sans crainte d’être jugé.es, oser avouer l’inavouable et les horribles conditions dans lesquelles les lois ont autrefois poussé des centaines de milliers de femmes à avorter.
Aujourd’hui, l’avortement est de plus en plus abordé dans le paysage éditorial français même si cela reste encore une tâche ardue. De nombreux livres ne sont plus édités, difficiles à trouver ; le prix peut parfois représenter une limite alors que lire est pourtant d’une aide thérapeutique précieuse. Des essais, des témoignages, des romans et même des BD… faisons un petit tour d’horizon de ce qui a déjà été publié et essayons de comprendre en quoi la littérature contribue à briser cette omerta persistante.
Les bandes dessinées
À l’heure actuelle, il n’existe que peu de BD sur le thème de l’avortement en France. Le choix d’Alain et Désirée Frappier, Il fallait que je vous le dise d’Aude Mermilliod et Cher Blopblop, lettre à mon embryon de Léa Castor me semblent être des exemples pertinents.
Le choix est un roman graphique relatant la vie d’une jeune fille qui découvre un monde qui lui est totalement inconnu, celui du féminisme avec notamment la présence notoire du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception). Une BD simple et efficace pour comprendre en images, la naissance d’une féministe et ceux qui ont lutté pour qu’aujourd’hui les femmes puissent faire librement leur choix.
Ensuite, Il fallait que je vous le dise est un roman graphique autobiographique qui raconte comment l’auteure, Aude Mermilliod, a appris sa grossesse et a fait le choix de ne pas la poursuivre. Une BD d’autant plus intéressante qu’elle est en deux parties, la première est son témoignage et la deuxième une mise en « dessin » de celui de Martin Winckler, médecin et auteur spécialisé dans l’avortement. Comment a-t-elle vécu ce choix ? Pourquoi s’est-il spécialisé dans cette branche ? L’alternance des points de vue, tantôt de la patiente, tantôt du médecin, humanise le texte.
Cher Blopblop est une œuvre fictionnelle, elle relate l’histoire de Violette qui avorte deux fois dans la même année, qui supporte avec difficulté la charge mentale de la contraception que lui incombe sa condition de femme. Une BD qui dénonce donc la charge mentale et la violence psychologique d’une IVG.

Les témoignages
Il s’agit peut-être du genre de prédilection pour aborder l’IVG : parler de son vécu sans jugement aucun est libérateur car le papier ne trahit pas, ne juge pas, il réconforte, il aide et apporte une certaine transparence. La fiction n’est pas là pour interférer et édulcorer. Certains témoignages sont donc durs à lire mais néanmoins nécessaires. Ainsi, de plus en plus de femmes libèrent la parole en partageant leurs expériences et prennent place à part entière dans la littérature féministe : des femmes de tous horizons, de toutes époques confondues nous racontent leur(s) avortement(s).
Nous retrouvons, par exemple, Vivre avec la peur au ventre d’Huguette Morière dans lequel elle fait état de ses avortements clandestins (qui dépassent le nombre de dix) ; Interruption de Sandra Vizzavona qui parle de sa propre expérience, ainsi que celles d’autres femmes, des plus jeunes aux plus âgées ; L’événement d’Annie Ernaux, première femme française ayant obtenu un prix Nobel de littérature pourtant hors-la-loi il fut un temps, décrit l’errance médicale, personnelle et humaine dans laquelle elle s’est retrouvée avant d’avorter ; Dix-sept ans de Colombe Schneck qui met en lumière la perception de cette expérience par une adolescente.
Il serait impossible, évidemment, de parler de cette catégorie sans évoquer le livre Paroles d’avortées de Xavière Gauthier qui fait état de la situation de l’avortement clandestin en France et dans lequel elle relate, notamment par des témoignages, les atrocités commises par et envers les femmes et surtout, de l’infâme silence enveloppant l’avortement. Cette dernière intitule son livre « Paroles d’avortées » en hommage aux rescapées de la guerre de l’avortement, comme une provocation face aux ouvrages Paroles de poilus et Paroles du Jour J sur les deux guerres mondiales : « Lorsque je cherchais un éditeur, on me faisait valoir que ce n’était pas beau, cet acte, dégoûtant même. Je demandais si les actes des tortionnaires, si les blessures des Poilus étaient beaux, agréables à narrer et à imaginer. On me rétorquait alors « Oui, mais des Poilus, il y en a eu dans chaque famille, ou presque » ». N’est-ce point le cas de l’avortement quand les chiffres démontrent qu’une femme sur trois auras recours à une IVG au cours de sa vie ?3

Les essais
Les essais se font plus rares mais Pauline Harmange, déjà auteure à succès avec son fameux ouvrage Moi les hommes, je les déteste, dévoile une analyse pertinente de l’avortement dans Avortée : une histoire intime de l’IVG. Elle y retrace son parcours dans une société habitée par le tabou : la complexité des émotions, l’ambivalence de l’événement, les réflexions, les contradictions, l’accessibilité inégale à l’information et à l’avortement sont tout autant de sujets abordés. C’est une analyse de l’avant et de l’après avortement.
« « Ma pauvre c’est terrible, tu dois être chamboulée, mais maintenant que c’est terminé, aurais-tu bien l’obligeance de te taire un peu, s’il te plaît ? » Mais quand est-ce qu’un avortement se termine ? La grossesse débute dans le ventre et se termine dans la tête. » Pauline Harmange.
Les romans
Les romans sont plus nombreux, la fiction aide à délier les langues, à se laisser porter par la plume mais ils se font encore trop rares. Martin Winckler, présenté plus haut, dévoile dans Le chœur des femmes, une jeune interne aux airs de robots focalisée sur sa carrière. Le médecin du service va l’aider à comprendre et à estimer la valeur de l’humanité : apprendre à écouter, accueillir les femmes qui ont toutes des problèmes et des questionnements, les aider à trouver une solution. Bref, une ode à l’écoute et à la patience pour un roman qui humanise l’acte médical qu’est l’avortement. Ou encore le livre Expulsion, écrit à quatre mains par Hélène Delmotte et Luis de Miranda, qui décrit avec justesse l’ambivalence de ce choix, tantôt simple et éclairé, tantôt compliqué et difficile. Des métaphores facilitant la compréhension de la complexité psychologique dont fait état la femme qui avorte ponctuent le texte pour une lecture sensible mais humaine.
« Il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit » Annie Ernaux.

Alors qui sont ces femmes qui avortent ? Elles sont comme vous et moi, petites, grandes, adolescentes, adultes, aisées, pauvres. Ce sont vos mères, vos sœurs, vos filles. Elles sont professeures, avocates, boulangères, menuisières. Elles écrivent et racontent. Pour prouver qu’un avortement peut aussi être bien vécu, pour ne pas oublier les conditions insalubres et inhumaines qui ont été imposées aux femmes pendant des décennies. Annie Ernaux écrit : « Il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. » Et qui ne connaît pas le célèbre avertissement de Simone de Beauvoir ? « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Comment ne pas lui donner raison avec les dernières actualités Outre-Atlantique ? Un pays où les femmes se voient désormais privées de disposer pleinement et librement de leur corps, un droit pourtant autorisé jusqu’alors, un droit vital. Tandis que d’autres pays encore, ne l’ont jamais autorisé… Parler est une force et d’une utilité publique, il faut continuer à développer ces écrits et témoignages.
Chaque genre, donc, possède ses avantages : la BD sera plus ouverte, plus imagée, plus transparente dans la transmission de messages. Elle aidera les personnes plus à l’aise avec le visuel qu’avec les mots et permettra de conscientiser par une lecture rapide la complexité de ce choix. Visualiser peut-être d’une aide bénéfique, tout comme les témoignages qui laissent leurs marques de vérité dans les esprits des lecteurs. Savoir que l’histoire est réelle, aide à ne pas sombrer dans la solitude. Un témoignage peut permettre à plusieurs de comprendre que la période traversée est plus courante qu’on ne le croit. Le tabou assène de solitude, est un poison faisant faner la fleur, l’empêchant de savoir que des milliers d’autres jaillissent pourtant du même champ. L’essai, lui, permet de s’interroger sur la place de l’IVG dans la société, de sa perception, de son application, de son évolution car la compréhension d’un acte si complexe est la clé de toute abstention de jugement. Et enfin, le roman permet d’aborder le sujet différemment, de l’embellir ou de l’amoindrir, parler plus librement sans crainte de ce jugement parfois paralysant dans le cadre du témoignage. Aussi, il permet d’aborder toutes les facettes de cette épreuve dans une créativité singulière au service de la liberté de parole et de choix.
La littérature permet donc de normaliser cet acte, de briser cette omerta coriace et lancinante comme une épine dans le pied, de mettre des mots sur un silence lourd de peine et de soulagement. Mais avant d’écrire, il convient de se demander… qu’est-ce qui rend les femmes libres d’en parler ? Anna Roy, sage-femme engagée, vous répondra que la liberté de parole vient de l’amour que l’on porte aux femmes4, celui-ci impliquant indubitablement le respect du non-jugement.
Fanny Stamm
SOURCES :
- Il n’aura pas été question ici de traduction, bien qu’elles existent en minorité. Le but étant de savoir quel ton a été donné pour délier les langues, quels outils ont été utilisés pour parler d’un ressenti personnel ou commun sous un droit qui est le même pour tous dans notre pays (mais petit aparté tout de même pour relever un point quelque peu problématique sur le tabou qui persiste même dans une société qui se veut pourtant libre : L’avortement de Richard Brautigan est devenu célèbre dès sa sortie dans les années 70 et fait toujours parler de lui des années après, non pas pour le sujet principal qu’est le parcours angoissant pourtant si courant d’un couple américain se rendant au Mexique dans l’espoir d’avorter légalement, mais plutôt pour son insolite bibliothèque imaginaire accueillant les manuscrits refusés par les éditeurs ; ce qui permet, en « oubliant » le sujet principal de relever l’importante omission volontaire, mais pas étonnante, d’un sujet toujours et encore polémique).
- 1 En 2021, 223 282 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été enregistrées en France, 222 640 en 2020 et 233 259 en 2019. Il y a donc, en réalité, bien plus que 200 000 avortements chaque année et ce, depuis environ 20 ans. In : « Interruptions volontaires de grossesse : la baisse des taux de recours se poursuit chez les plus jeunes en 2021 », https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/
- 2« La production éditoriale des éditeurs a fortement augmenté en 2021. Elle est passée de 97 326 titres en 2020 à 109 480 titres en 2021, soit une hausse de 12,5%. » In : Les chiffres de l’édition 2021-2022, synthèse du rapport de statistique du SNE, page 5 : https://www.sne.fr/actu/les-chiffres-de-ledition-2021-2022-sont-disponibles/
- 3 Une femme sur trois aura recours à une IVG dans sa vie, et dans 72% des cas, elles étaient sous contraception : DREES- Étude COCON 2003.
- 4« IVG, serons-nous un jour fondamentalement libres ? » Discours d’Anna Roy, lauréate du Prix Gisèle Halimi 2023.
- Ouvrages cités : La liste est bien sûr non exhaustive MAIS à l’aube des cinquante ans de la loi Veil (du 17 janvier 1975), sur ces douze ouvrages, six ont été publiés il y a moins de dix ans seulement…
BRAUTIGAN RICHARD, L’avortement, Seuil, 1973 (Traducteur : Renard Georges).
CASTOR LEA, Cher Blopblop, lettre à mon embryon, Leduc Graphic, 2022.
DELMOTTE & DE MIRANDA, Expulsion, Milo, 2004.
ERNAUX ANNIE, L’événement, Gallimard, 2000.
FRAPPIER ALAIN & DESIREE, Le choix, La Ville brûle, 2015.
GAUTHIER XAVIERE, Paroles d’avortées, quand l’avortement était clandestin, La Martinière, 2004.
HARMANGE PAULINE, Avortée : une histoire intime de l’IVG, Daronnes, 2022.
MERMILLIOD AUDE, Il fallait que je vous le dise, Casterman, 2019.
MORIERE HUGUETTE, Vivre avec la peur au ventre, Pierre Horay éditeur, 1979.
SCHNECK COLOMBE, Dix-sept ans, Grasset, 2015.
VIZZAVONA SANDRA, L’interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu, Stock, 2021.
WINCKLER MARTIN, Le chœur des femmes, Gallimard, 2009.
- Photos de couverture : pexels.com, Cottonbro Studio.