
Il est de bon ton d’admirer Egon Schiele. À l’instar de son compatriote et aîné Gustav Klimt, et comme le récent succès de l’Atelier des Lumières le prouve, les artistes de la Sécession viennoise ont la cote. Jean-Michel Basquiat, figure de l’outsider graffeur sur les murs de Soho, jouit quant à lui d’un succès que chaque nouvelle vente confirme plus encore que la précédente. L’ironie du sort, c’est d’assister à l’alignement posthume de ces deux esprits marginaux, rattrapés par leur notoriété, à l’air du temps. Ce que confirme leur présence sur les cimaises des plus grandes fondations privées.
La Fondation Louis Vuitton ne s’y est pas trompée avec cette offre 2-en-1, plus proche du marketing promotionnel tape-à-l’œil que du dialogue pertinent entre deux artistes. On songe aux noms des grandes vedettes hollywoodiennes qui recouvrent les affiches des prochains blockbusters. Encore faut-il avoir les moyens de s’octroyer les prêts de nombreuses collections privées ou publiques, ce qui paraît à la portée de Bernard Arnault. Dit avec cynisme, cette réunion multiplie par deux le nombre probable de visiteurs. De plus, la Fondation choisit de poursuivre le mythe attendu de l’artiste maudit, en présentant deux hommes qui se rangent parmi les bien-aimés subversifs, provocateurs et immoraux.
« De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et le plus répandu aujourd’hui » – Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé, 1978.
On nous annonçait une rencontre entre deux « enfants terribles », une « confrontation-choc » ou encore un « dialogue explosif ». Pourtant, deux espaces distincts séparent chacun des artistes, sans aucune liaison scénographique et dans une présentation assez classique. Les œuvres de Schiele, au nombre de 120, issues pour une bonne partie de la collection du Leopold Museum, investissent quatre salles en sous-sol dont les murs jaunes insufflent un air suranné qui ne manque pas d’attrait. Celles de Basquiat se répartissent sur les quatre niveaux de la Fondation dans une présentation épurée : les murs blancs font ressortir les toiles bigarrées aux couleurs intenses, de très grand format.
Malgré les réserves énoncées ci-dessus, ces deux rétrospectives permettent de découvrir certaines pièces rares, voire, pour Basquiat, jamais montrées sur le sol européen. Des chefs-d’œuvre incontournables jalonnent le parcours, permettant par exemple d’apprécier l’évolution des nus féminins chez Schiele, ou la réunion exceptionnelle des trois Heads (1981-1982) de Basquiat.
Egon Schiele, le torturé
Vienne 1900. Une nouvelle génération revendique son désir d’affranchissement du carcan de la société traditionnelle viennoise. La capitale va alors rayonner en Europe par son effervescence artistique et intellectuelle. Sigmund Freud développe la psychanalyse. Arnold Schönberg invente le dodécaphonisme. Le mouvement de la Sécession émerge, dont la devise « À chaque époque son art, à chaque art sa liberté » donne le ton. Dans ce contexte bouillonnant, Egon Schiele (1890-1918) s’attaque lucidement à la société de son temps. Il se délivre très rapidement de l’académisme, puis de son maître Gustav Klimt pour cultiver un style très personnel : une ligne sobre, faisant émerger à la surface de ses dessins la profonde angoisse qui craquelle le vernis de façade de la capitale autrichienne. Son trait rapide vise l’essentiel, sans fioriture ou embellissement. Les silhouettes se détachent, isolées, au milieu d’un vide pictural et psychique.

Le parcours chronologique de l’exposition nous permet de suivre l’évolution de l’artiste. Après avoir un temps imité Klimt et ses décors, il s’en détache en 1910 pour développer une ligne expressionniste. Les corps sont distordus, désarticulés, les visages émaciés. Les mains surtout, qu’il détaille exagérément, sont inimitables : tordues, démesurément grandes, avec des phalanges fines et allongées. Au printemps 1912, il est incarcéré pendant 24 jours pour détournement de mineure et immoralité. Cet emprisonnement marque profondément son œuvre, dont la charge érotique devient moins provocante. Sans relâche, il poursuivra sa recherche esthétique pour rendre visible la relation entre le corps et l’âme.
Jean-Michel Basquiat, l’enragé
Lorsque surgissent les premiers coups de pinceaux ou de bombes aérosols de Jean-Michel Basquiat (1960-1988), les avants-gardes culturelles éclosent timidement à New-York. Le mouvement et la culture hip-hop balbutient, à Soho s’installent cinémas indépendants ou galeries alternatives. Accompagnant ces transformations naissantes, le jeune new-yorkais s’empare des enjeux sociaux et économiques d’une société corrompue et violente. Son identité noire est fondamentale pour l’artiste, qui évoque la difficulté d’en être et la condescendance de « l’art blanc » sur l’art de ces derniers. Ainsi, avec Irony of a Negro Policeman (1981), un homme noir endosse le rôle de policier, représentant de l’ordre, corrompu par les discriminations raciales.

Mais Basquiat est d’abord un gosse de la rue, formé par elle, et d’où il s’est fait un nom. Graffeur, il est d’abord SAMO, pour « same old shit », avant de devenir Basquiat. Le rap, genre musical avec lequel il développe des affinités, est pertinent pour qualifier son œuvre. Un rap visuel, dans lequel il associe mots et cultures, origines et symboles, avec des appropriations extrêmement variées. Sans hiérarchie, il couche sur le papier – ou le bois ; ou le carrelage – ses passions aussi éclectiques que le jazz et la bande-dessinée, la culture vaudoue ou Léonard de Vinci. Il aime citer la littérature classique, mais est avant-tout un amoureux des mots, pour leur musicalité ou leur aspect visuel. Coloriés, barrés, répétés, entourés, il inscrit aussi des locutions et des expressions souvent détournées, d’incroyables listes de vocabulaire ou de noms.

En bref : Deux rétrospectives intéressantes qui permettent de (re)découvrir avec plaisir le parcours de deux grandes icônes, et certaines œuvres peu montrées. Mais ne vous y trompez pas : les points communs entre les deux artistes sont difficiles à justifier, ce que la séparation des espaces ne fait que souligner. De plus, la présentation de ces deux artistes dont on souligne l’« anticonformisme » reste d’une facture très classique et sage, voire figée. Un comble !
Alix Meynadier
Crédits image à la une : Egon Schiele. Autoportrait au gilet, debout, 1911. Gouache, aquarelle et crayon gras sur papier, monté sur carton. 51,5 x 34,5 cm. Ernst Ploil, Vienne. Photo : Courtesy of Ernst Ploil, Vienne. Jean-Michel Basquiat. Untitled, 1982. Acrylique et crayon gras sur papier. 76,2 x 55,8 cm. Collection particulière © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York.
Plus d’informations :
Exposition « Jean-Michel Basquiat et Egon Schiele », du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019 à la Fondation Louis Vuitton, 8, Avenue du Mahatma Gandhi Bois de Boulogne – 75116 – Paris.
Billet valable pour les deux expositions : Plein tarif : 16 € — Tarif réduit : 10 ou 5 €
Horaires : 11h – 20 h sauf mardi, nocturne jusqu’à 21h vendredi, samedi et dimanche.
Mariage arrangé, tout a fait ! Mais, n’empêche j’aurais plaisir aussi à aller les redécouvrir ! Merci pour ce billet !
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