Le Théâtre-Musée Dalí à Figueres (2/3)

La semaine dernière, nous faisions une visite guidée à travers le musée loufoque et rocambolesque de Salvador Dalí. Dans cette atmosphère de rêve théâtral, il est une salle qui retient particulièrement notre attention : la salle Mae West. Une installation gigantesque, conçue spécialement pour le musée, représentant un visage, trône au milieu de sculptures et d’installations étranges, d’affiches ou encore de compositions photographiques. Le visiteur est plongé dans ce bric-à-brac qui, selon Dalí, devait représenter le « kitsch espagnol ».

 

D’une affiche à une installation en trois dimensions

La salle Mae West est ainsi nommée car l’œuvre majeure qui la constitue est une installation gigantesque reconstituant le visage de Mary Jane West, actrice, chanteuse et scénariste américaine à la réputation sulfureuse, véritable sex-symbol des années 1920 aux années 1940. Cette installation, spécialement conçue pour le musée et pour cette salle, est le fruit de deux sources d’inspiration.

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Portrait de Mae West utilisable comme appartement (1934–35), gouache with graphite, on commercially printed magazine page, 283 x 178 mm
Source : http://www.artic.edu/aic/collections/artwork/65819
© Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / Artists Rights Society (ARS), New York,
2018

Cette œuvre est une application tridimensionnelle d’une image bidimensionnelle, celle de la gouache sur papier de Salvador Dalí représentant le portrait de Mae West utilisable comme appartement, réalisée vers 1934-35 et actuellement conservée à l’Art Institute de Chicago. En voyant une affiche de l’actrice sur une page de magazine dans la galerie de Julien Levy en 1934, Dalí eu l’idée, d’en faire un portrait dans lequel les éléments constituant le visage de cette femme seraient remplacés par des meubles.
En juin 1936, Dalí est invité par Edward James, mécène du mouvement surréaliste, dans sa maison à Londres. Ce dernier lui suggère la construction d’un environnement surréaliste tout entier. Cette idée marque la naissance des meubles et des objets paranoïaques qui poussent à leur paroxysme l’interférence entre réalité et dimension inconsciente. Parmi ces meubles, figure le Sofa-Lips, une copie des lèvres rouges de Mae West, que Dalí fait réaliser en cinq exemplaires. Par la suite, de nombreuses versions seront créées et porteront des noms divers : « Sofa-Lips » ; « Salivasofa » ; « Bocca sofa » ou encore « Dalilips ».

 

 

 

Mae West

L’œuvre en trois dimensions se compose, à l’image de la gouache sur papier, d’une cimaise rouge formant le haut du visage de l’actrice et d’une plateforme en parquet entourée d’une volée de quelques marches délimitant ainsi le bas de son visage. Sur le mur rouge sont accrochés deux agrandissements photographiques retouchés de deux tableaux pointillistes avec des vues de Paris, formant ainsi les yeux. Sur cette même cimaise est adossée une cheminée qui fait office de nez (agrémenté de bûches au niveau des narines), et sur lequel sont posés un éventail-réveil, et une vénus-pendule (ajoutée après l’inauguration). Au centre de la plateforme en parquet est disposé un canapé-lèvres rouge, représentant la bouche pulpeuse de l’actrice. Devant cette plateforme, un rideau sert de perruque géante à l’ensemble. En face se dresse un promontoire (accessible par des marches) et dominé par un chameau auquel est suspendue une lentille de réduction pour contempler le visage au travers. Un carrelage à carreaux gris et jaunes a été installé entre le promontoire et le visage, à l’instar de la gouache (sur lequel il est cependant gris et blanc). Au plafond, est suspendue une salle de bain inversée, installée en 1977, et qui ne figure pas sur l’œuvre de 1934-35. A contrario, quelques éléments de la gouache n’apparaissent pas dans l’installation : c’est le cas des deux murs latéraux ainsi que du plafond qui donnent l’impression de regarder le visage depuis un couloir.

 

 

Une œuvre collaborative

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Óscar Tusquets Blanca, Salvador Dalí et le Saliva-Sofa à Port Lligat
Source : Óscar Tusquets, Dalí y otros amigos, Barcelone, RqueR Editorial, 2003
© Oriol Maspons / Fundació Gala-Salvador Dalí

Cette œuvre est une œuvre collaborative, à l’image de la réalisation du Théâtre-Musée, puisque Dalí était très ouvert aux propositions et aux idées de ceux qui l’entouraient. En effet, pour Mae West, c’est Óscar Tusquets, architecte, designer, peintre et écrivain espagnol qui a notamment travaillé aux côtés de Dalí pour la construction de son musée, qui est à l’origine de ce projet. Inspiré par le tableau de Dalí en deux dimensions et par les meubles paranoïaques, Óscar Tusquets a l’idée d’une installation en trois dimensions qui, d’un point de vue déterminé, pourrait recréer le tableau. Il se présente à Port Lligat où réside Dalí, pour lui exposer son projet. Salvador Dalí, alors entouré de journalistes et de modèles jette un bref coup d’œil aux dessins de Tusquets et, immédiatement séduit, valide le projet en affirmant que : « ce sera colossal ». Dès lors Dalí et Óscar Tusquets collaborent activement à la réalisation de cette installation. Pour concevoir ce projet, ils font appel à de nombreux collaborateurs. Óscar Tusquets travaille notamment avec l’architecte Pedro Aldámiz ainsi qu’avec la designer Mireia Riera. La perruque gigantesque est confectionnée en 1976 par Lluís Llongueras (coiffeur catalan) et inscrite dans le Guinness des records en 1992 comme la plus grande perruque du monde (4,40 x 3,46 m). La perruque en place aujourd’hui est une copie réalisée en 2000. Les deux tableaux formant les yeux de l’actrice sont des agrandissements de vues de Paris réalisés par Oriol Maspons, un photographe espagnol et repris à la main par Dalí. Le nez cheminée est l’œuvre d’un sculpteur de l’atelier d’Olot (une ville du nord de la Catalogne). Le chameau, quant à lui, a été offert tel quel par l’entreprise Camel.

 

 

 

La réalisation du visage

La réalisation de l’œuvre tridimensionnelle amène Dalí et Tusquets à améliorer, à enrichir l’œuvre en deux dimensions. Tusquets confectionne un nez spectaculaire, que Dalí lui demande d’améliorer en ajoutant des bûches en flamme dans les narines. Dalí et Tusquets mettent également un soin minutieux à réaliser le canapé-lèvres. En effet, les anciennes versions étaient simples, rugueuses, et peu réalistes. L’architecte construit alors une maquette à partir d’un croquis de Dalí et propose une version avec une mousse polyuréthane élastique, un modelé beaucoup plus fin et une multitude de détails soignés qui permettent de rendre ces lèvres beaucoup plus réalistes. La série sera fabriquée par la société BD Barcelona Design. Lorsqu’il voit le modèle fini, Dalí ajoute simplement sa signature en bas-relief en gravant son nom dans la « chair » de la lèvre inférieure, à la manière d’une coupure de laquelle perle une goutte de sang.

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Vue de la salle Mae West
Source : Antoni Pitxox, Montse Aguer, Théâtre-musée Dali de Figueres, Fundacio Gala-Salvador Dalí, Triangle Postal, 2005
© Jordi Puig, 2005 / Fundació Gala – Salvador Dalí

Mais Óscar Tusquets fait également face à quelques difficultés dans la concrétisation de cette installation. En réalisant un relevé de salle et en étudiant la perspective scénographique de l’ensemble, il se trouve confronté à un problème : sur la gouache, le point de vue est situé très haut, entre les deux yeux, de sorte que l’on voit beaucoup le pavement au premier plan. Il semble alors très difficile de reproduire cette géométrie avec le peu de profondeur dont il dispose dans cette salle aussi exiguë. Óscar Tusquets se refuse à réduire la taille des objets car il souhaite que les lèvres fassent la taille d’un vrai canapé. Lui vient alors l’idée de surélever le point de vue, en faisant monter le spectateur sur un promontoire pour qu’il regarde l’œuvre d’en haut. Cette plateforme est accessible grâce à deux escaliers symétriques : l’un pour monter, l’autre pour descendre. En plus d’élever le point de vue, il incline le mur rouge du fond vers l’arrière (au lieu d’incliner le sol) celui-ci ne formant donc pas un angle à 90° avec le sol mais un angle plus ouvert pour équilibrer la perspective.

 

 

L’anamorphose

L’installation Mae West fonctionne grâce au principe de l’anamorphose. Dalí a beaucoup utilisé ce système dans sa création artistique, procédé qui est utilisé dans le domaine de l’art depuis la Renaissance et qui se développe grandement au XIXe siècle. Ici, Dalí joue avec le pouvoir polymorphe de l’installation : celle-ci apparait de différentes manières selon l’endroit où se place le visiteur, mais prend tout son sens lorsque celui-ci regarde l’œuvre à partir d’un point de vue particulier. En effet, en regardant à travers la lentille de réduction, l’image double (un visage et un appartement), se révèle au spectateur et le visage de Mae West apparait dans son intégralité, comme le disait Óscar Tusquets, de façon « magique ».

 

 

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Vue du de l’installation Mae West à travers la lentille de réduction
Source : Antoni Pitxox, Montse Aguer, Théâtre-musée Dali de Figueres, Fundacio Gala-Salvador Dalí, Triangle Postal, 2005
© Jordi Puig, 2005 / Fundació Gala – Salvador Dalí

C’est une salle considérée comme une véritable attraction, qui attire, divertit et fascine le public. Si elle remporte un tel succès, c’est parce qu’elle requiert la participation du visiteur. En effet, dans cette scénographie, le visiteur est pris en compte, traité comme partie intégrante de la mise en espace mais également comme partie intégrante de l’œuvre. Ce type de scénographie particulière se trouve à plusieurs reprises dans le musée, dans la mesure où Dalí opère des choix muséographiques très forts. Alors, quels sont ces partis scénographiques qui font du musée Dalí ce lieu rocambolesque ? C’est ce que nous découvrirons dans le prochain article…

 


Photographie principale :

Vue d’ensemble du visage de Mae West
Source : http://juanitasypablitosbonet.blogspot.fr/2015/02/arcimboldo-o-dali.html
© Fundació Gala-Salvador Dalí

SOURCES :

  • BENARD Marion, Le Théâtre-Musée Dalí à Figueres, Focus sur les dispositifs de présentation de la salle Mae West, Mémoire d’étude de l’Ecole du Louvre, présenté sous la direction de Cécilia Hurley-Griener, 2018
  • GUARDIOLA ROVIRA Ramòn, Dalí y su museo, La obra que no quiso Bellas Artes, 
Figueres, Editora Empordanesa, S.A, 1984
  • NADEAU Maurice, Histoire du surréalisme, Paris, Club des éditeurs, 1958
  • PITXOT Antoni, AGUER I TEIXIDOR Montse, Théâtre-musée Dali de Figueres, Fundacio 
Gala-Salvador Dalí, Triangle Postal, 2005
  • TUSQUETS Óscar, Dalí y otros amigos, Barcelone, RqueR Editorial, 2003

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