Joseph Beuys, « 7000 chênes » : une œuvre écologique

Cet article fait parti d’une série d’écrits issus d’exposés présentés lors des Travaux Dirigés portant sur l’Art actuel que je donne à l’Université de Pau pour des L3 Histoire de l’art. Ceux-ci ont été retravaillés par les étudiant-es afin de correspondre au format article, ce sont des travaux de qualité axés sur ces différents axes : muséographie, écologie, intime et citation.
Marion Cazaux, mhkzo.

« Toutes ces choses sont profondément abimées à notre époque. Elles doivent être sauvés. Car alors, tout le reste sera sauvé du même coups » *1

Il y a un moment clés décisifs dans le récit personnel que Joseph Beuys se construit, issu aussi d’une mémoire subjective et traumatique de la guerre. C’est le moment où il serait mort puis aurait ressuscité, lors d’un crash d’avion sur le front de l’Est. Il serait alors recueilli par des nomade Tatars qui le sauvent en l’enduisant de graisse, le nourrissant de miel, et l’entourant de feutre pour conserver sa chaleur. C’est une sorte de voyage initiatique, de renaissance spirituelle pour lui, qui est centrale parce que ce sera l’introduction de son personnage shamanique. Et cet accident inaugure le chemin que va prendre son art comme mission sacrée de soin d’un monde blessé.
Quand il revient dans le monde des hommes et à partir de l’après-guerre, il va avoir un engagement écologiste très marqué. A l’orée de l’émergence de l’art environnemental, il fait connaitre cet engagement par des œuvres comme Bog action (1971) ou encore 7000 chênes (1982) que nous allons étudier ici.

L’œuvre 7000 chênes est une œuvre environnementale, in situ, une création participative qui s’est déroulée à Kassel, lors de la Documenta 7, en 1982. Sous la direction de Beuys s’est déroulée une série de plantation de pousses de chênes par des participants qui achetaient le parrainage de l’arbuste. Chacun était accompagné d’une stèle en basalte, enfoncée dans la terre. A l’issue de chaque parrainage, les acheteurs recevaient un reçu et un diplôme de l’université libre de Beuys. Toutes les stèles ont été posé sur la place principale de l’exposition, devant le musée du Fredericanum.

Durant les années 60 à 80, l’Europe prend conscience du problème écologique. Avant, l’image de la nature en occident était soit un lieu de contemplation marginal pour une certaine classe de la société, élite ou classe sacerdotale ; ou encore une nature sublime, dangereuse et sauvage ; ou un espace de ressource exploitable. C’est dans la volonté d’un renouveau de cette relation à la nature qui advient dans la seconde moitié du 20e que s’inscrit 7000 chênes. Elle va être une des propositions d’alternative et de guérison pour palier au dysfonctionnement de la société de l’après-guerre.

Un acte chamanique de soin du monde

« J’ai essayé d’utiliser ma vie et moi-même comme un outil »

Artiste de Fluxus, Beuys étend la définition de l’art à tous les aspects de la vie, de sa propre vie, dont il fait une œuvre engagée qui participe à la transformation du monde. Il crée tout au long de sa vie une mythologie personnelle de lui-même, qui décrit, symboliquement, ses relations au monde et à l’art, et dans laquelle il réactualise d’anciens contenus mythiques.

Et 7000 chênes s’inscrit dans cette vie-œuvre. C’est un acte chamanique dans le projet existentiel de Beuys. Et l’acte fondateur de cette œuvre est la plantation du premier arbuste. L’acte presque rituel est marqué symboliquement par la pierre, qui rappellera l’action originelle. Elle évoque la pierre tombale, ou la pierre dressée mégalithique, ce qui replace l’œuvre dans un contexte mythique, et en fait une pierre témoin intemporelle. Le témoin d’un bouleversement dans notre relation au monde.

Joseph Beuys et les pierres-stèles, devant le musée Fredericanum

En effet, la relation de l’occident à la nature s’était tournée vers l’exploitation et l’altérité absolue envers un monde naturel dont on s’était défait (dichotomie nature/culture, animalité/humanité, sauvagerie/civilisation). L’artiste souhaite quelque chose de plus horizontal, ou l’homme fait partie d’un tout, d’un écosystème, à la fois spirituel et matériel. Et Beuys va opérer cette réunion. Il va, à l’image d’un shaman, être l’intercesseur entre le monde invisible, des esprits immatériels, de la nature, et le monde visible matériel, le nôtre. Chaque objet, chaque entité du monde prend alors des sens symboliques et spirituels, acquiert une âme et une personnalité, et peuvent se lier les uns aux autres.

« La pollution de l’environnement progresse parallèlement à la pollution du monde en nous »

Le shaman dans les sociétés traditionnelles est un lieur mais aussi un soigneur. Cet acte symbolique est donc aussi un acte de soin qui refertilise les rapports humain/nature. L’œuvre est une phase même de la dépollution à travers une reforestation pragmatique. Mais c’est aussi un acte de soin spirituel du monde. L’acte de planter est une action thérapeutique qui guérit notre lien psychologique a la nature. C’est se soigner, et soigner l’autre, l’altérité que l’on a affecté : on crée une empathie. On voit donc que ce n’est pas juste une façon d’alerter, c’est un des processus de guérison du lien entre l’Homme et le monde.

Dans cette idée de prendre soin et de faire symboliquement germer un renouveau, j’ai envie de lié 7000 chênes à une œuvre de Gina Pane, Enfoncement d’un rayon de soleil (1969). L’idée de planter quelque chose qui va soigner et réchauffer la Terre, est évoquée chez Beuys à travers la plantation des chênes qui vont régénérer le lien entre la terre et la société. Les deux procèdent à cette action symbolique première, rituelle et sacrée qui montre le nouvel attachement compassionnel a la terre.

Gina Pane, Enfoncement d’un rayon de soleil (1969)

Il y a peut-être une autre idée de soin : celle de nettoyer les idéologies du sol allemand. D’abord parce que Beuys s’est référé a des cristaux de lessive pour designer ces stèles. Stèle dont le tas évoque les ruines de la désolation de l’Allemagne d’après-guerre. Ajouté à cela la réutilisation d’un symbole qui a été constitutif de la création d’une identité nationale en Allemagne : le chêne.

L’amas des pierres-stèles devant le musée Fredericanum

Peut-être que Beuys veut replanter des bases saines. Il a fait les jeunesses hitlériennes, il a vécu le nazisme, a été aviateur mobilisé sur le front de l’est, lieu de son traumatisme mystique. On peut peut-être y voir, dans la reprise de l’aspect symbolique des arbres dans la mythologie germanique, un symbole. Celui de leur enlever l’idéologie racinaire et toxique et de la remplacer par une idée du lien, de l’empathie, de l’embrassade. Une embrassade envers l’autre le plus absolu puisque c’est le non-humain, à qui il donne une âme.

Filialité écologique : nouer l’homme et la nature dans un temps immense

Les stèles sont enfoncées dans le sol d’au moins 3 quarts de leurs surfaces. Les racines des arbres doivent, avec le temps, croitre autour de cette colonne, s’y nouer. Rappelant l’esthétique des It Will Continue to Grow Except at That Point de Guiseppe Penone une liaison se tissent entre l’arbre et l’objet humain. Cette liaison est une mise en valeurs de nos attachements écologiques.

L’écologie c’est le rapport des Hommes au monde, à son environnement. Et à l’intérieur de lui le rapport entre les êtres et des êtres a lui. Eco-logos, est issu de la racine grecque oikos : maison. C’est le discours sur la maison, et donc, sur ses habitants, sur leurs relations familiales.

« De petits chênes poussent et la vie continue ».

Reçu pour l’achat d’un chêne

On peut voir ça à travers un exemple assez concret, le reçu, donner par Beuys lors de l’achat et du parrainage de l’arbre par les participants. Sur celui-ci est inscrit « de petits chênes poussent et la vie continue ». Le reçu marque un contrat passé, poétique (Peter Sloderdijk) qui montre le besoin de créer un lien à plusieurs niveaux entre le parrain/souteneur et le jeune arbre en devenir.

C’est d’abord dans cette idée d’écologie oikos, le fait de créer une parenté, au sens familial, entre l’homme et l’arbre, entre deux personnes, juridique. Ils sont liés par un contrat à la fois social et émotif. Émotif dans la façon de parler de la jeune pousse « de petits chênes poussent et la vie continue ». Une phrase qui rappelle les adages que l’on dit à propos des enfants dans nos cercles familiaux. Elle semble être un poncif ancien, mais elle met l’arbre au cœur de nos groupes sociaux, de nos réseaux de liens. Le jeune arbre est un enfant qui intègre nos noyaux familiaux, et surtout, les intègre à travers une symbolique très ancrée (rappel des maximes ancienne sur le fatalisme du temps et le renouveau vitale).

Beuys cherche à créer des nouvelles relations avec notre environnement : ici un lien affectif qui réanime une nature qui était devenue dépersonnalisée et exploitée. Ré-animé aussi au sens animiste, de donner une âme au entités naturelles. Cette nouvelle relation à la nature soigne l’homme, en le réintégrant à une écologie dont il s’était déconnecté, a une maison naturelle dont il était parti. On voit naitre ici l’idée de contrat naturelle, de protection de l’environnement.
C’est, finalement, ne plus voir l’écologie comme des systèmes fermés à l’intérieur d’une nature hors du monde des hommes, mais comme indispensable au monde des hommes, comme une façon de voir renouvelée de nos écologies sociales, en liant l’objet humain et l’être naturel.

« We shall never stop planting »

Ce reboisement a continué pendant plusieurs années, et des glands vont même être repris pour créer d’autre jeunes arbres, depuis ceux qui ont poussé lors de la première plantation à Kassel, par les artistes Heather Ackroyd et Dan Harvey, qui depuis 2007, avec Beuys Acorns (les Glands de Beuys) s’inscrivent dans une continuité directe des 7000 plantations originelle. On revoie ici cette idée de filialité qu’on a vu avant : une grande famille d’arbre qui vas essaimer dans le monde. Eux-mêmes disent que c’est un acte de tendresse et d’amour, de protection envers les jeunes pousses, et une continuité de l’action radicale de Beuys. Ils veulent faire perdurer la révolution amorcée de notre relation a la nature, vers une empathie et un amour accru envers elle.

Réserve de jeunes pousses, Heather Ackroyd et Dan Harvey (2007)

Beuys lui-même avait pour volonté que cette œuvre continue dans le temps, dans l’espace et qu’elle recouvre le monde. Comme un effort collectif, une sorte de rituel générationnel qui se met en place, et qui transforme le monde sur le long terme. L’arbre choisi, le chêne a croissance très lente, est en effet un temps en soi, au long duquel vivent plusieurs générations d’Hommes.
On perçoit là une place centrale du temps, qui permet aussi à une esthétique de la ruine d’éclore d’elle-même, dans laquelle l’écosystème prend sa place parmi les creux entre les stèles. Le monde humain réglé ne peut gérer cette micro-nature laissée là (comme un tiers lieu). C’est la création autonome d’un lieu spécial, ou adviennent les relations entre les êtres vivants, et des êtres vivants à leurs espaces. Parce que Beuys veut revivifier l’espace, lui rendre une corps naturel en le reboisant. Et à travers ce reboisement, régénérer une maison écologique.

Une œuvre sociale et transformative : recréer une maison écologique

« Urban forest instead of city administration »

Cette maison est transformée collectivement. Planter est une manière de façonner socialement notre monde à plusieurs. On refait notre espace et à travers lui la société qui le vit.

Après avoir planter le premier arbre, Beuys fait déposer l’entièreté des 6999 stèles restante en une gigantesque butte, triangulaire, qui se développe à partir de ce premier arbre. La place est investie, recouverte et marquée par ce mont de stèles, ça influe le regard. la forme prise semble symbolique, comme une diffusion en arborescence de tout le travail immense à accomplir depuis le point originel, l’acte chamanique de Beuys.

La pile de stèles, in situ, affecte l’espace et y permet plusieurs choses : Elle produit d’abord une transformation de l’espace, qui deviens symbolique, ce n’est plus un espace normal. C’est un espace qui est a travaillé, a repensé, et surtout, où l’on existe et où on se transforme en tant qu’humain et en tant que société. Ce n’est plus juste une place administrative et démonstratrice du pouvoir du 18e siècle. On y devient attentif, c’est un espace dynamique. Et c’est dans celui-ci qu’a lieu la transformation de la société, à travers tous les petits actes de plantations qui vont au fur et à mesure réorganiser le cairn.

Cet amas se réorganise en effet au fur et à mesure du temps, organiquement ; comme un chaos un originel, que les gens, par leurs participations aurait fini par reformer, par signifier. On redonne une nouvelle signification au monde blessé, au monde en ruine en le reformant, en donnant une nouvelle image à la place. Elle sera reforestée, resignifiée, ré-enchantée. C’est l’idée de reprendre possession de nos espaces publics en tant qu’individu faisant partie d’un écosystème que l’on régénère en participant aux plantations.

« Le seul acte plastique véritable consiste dans le développement de la conscience humaine »

Beuys manipule le concept de la plastique/sculpture sociale. Le shaman-artiste resculpte la société avec les gens et la transforme sous tous ces aspects.
On perçoit ici dans cet art une nouvelle forme de créativité collective, (inclusion des non artistes dans le processus créatif) avec un aspect social, politique, participatif. Toute la société contribue à produire l’œuvre, et la société finit par s’autocréer et se transformer. Pour Beuys, nous somme « tous des artistes » et chacun participe créativement, par ces actions à la transformation du tissu social et esthétique (notre relation émotionnel et sensible à la nature) du monde.
Au final, une « forêt urbaine » remplacerait les institutions. On peut y voir une volonté d’autogestion. On remplacerait le politique (la vie de la cité) par une écologie (au sens d’interrelation dans une maison commune) qui fait vivre les interactions sociales entre les humains. C’est ce nouveau modèle qui permettrait aux citoyens un épanouissement diffèrent dans d’autres espaces de liens que celui de l’administration légale et politique.

Pour conclure, a la même époque, Agnès Denes, dans Wheatfield, a confrontation,(1982) conçoit des pistes similaires. Son œuvre qui consiste en un vaste travail des champs, sur un terrain de décharge urbaine, face à la brutalité de l’architecture bureaucratique new-yorkaise, se réapproprie l’espace le temps d’une saison et d’une récolte.
On perçoit la même volonté de régénération et de soin : de la terre de la décharge, au champ fertile et nourricier. C’est aussi une autre façon d’être-au-monde pour la société et les gens : les participants volontaires travaillent aux champs, soignent la société à travers un travail paysans. Comme, du coté de Beuys, elle est soignée à travers un travail forestier.
C’est « un champ tissé d’interactions sociales » (Arnaud Dejeammes p. 154*2) comme la forêt urbain de Beuys devient une maison écologique habitée de tissages sociaux, émotifs et spirituels.

Agnes Denes, Wheatfield, a confrontation (1982)

Lectures indicatives
*1 -Beuys, Joseph ; Reithmann, Max. La mort me tient en éveil: choix d’entretiens et essais: [exposition, Paris, Musée national d’art moderne-Centre Georges Pompidou, juin-octobre 1994]. Toulouse: Espace d’art moderne et contemporain-ARPAP, 1994. Print. Toutes les citations sont de Joseph Beuys et sont cité depuis cette ouvrage.
-Collins, Tim. « Expression lyrique, engagement critique, action transformatrice : une introduction à l’art et l’environnement », Écologie & politique, vol. 36, no. 2, 2008, pp. 127-153.
*2 -Guénin, Hélène, and Guénin Hélène. Sublime: les tremblements du monde: [catalogue des expositions du Centre Pompidou-Metz “Sublime, les tremblements du monde” tenue du 11 février au 5 septembre 2016, et “Tadashi Kawamata: under the water” tenue du 11 février au 15 août 2016]. Metz : Centre Pompidou-Metz, 2016. Print
-Scotini, Marco. Politiques de la végétation: pratiques artistiques, stratégies communautaires, agroécologie. Paris: Eterotopia France, 2019. Print.

Sitographie indicative
-« Beuys’ Acorns, Tate Modern 4 May – 14 Nov 2021. » Hackroyd and Harvey, 23 Apr. 1999, sur http://www.ackroydandharvey.com/beuys-acorns-tate-modern/.
– « CHAMANISME ». Dans Encyclopædia Universalis [en ligne]. Consulté le 29 novembre 2022 sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/chamanisme/

Article rédigé par Guillaume Sarraille –Jaud

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