Equipo Crónica: Un double engagement politique et esthétique

Cet article fait parti d’une série d’écrits issus d’exposés présentés lors des Travaux Dirigés portant sur l’Art actuel que je donne à l’Université de Pau pour des L3 Histoire de l’art. Ceux-ci ont été retravaillés par les étudiant-es afin de correspondre au format article, ce sont des travaux de qualité axés sur ces différents axes : muséographie, écologie, intime et citation.
Marion Cazaux, mhkzo.

Rafael Solbes and Manolo Valdés (Equipo Crónica) in 1972 © DACS 2015 Photo: Paco Alberola

Le collectif Equipo Crónica fondé en 1964 rassemble dans un premier temps les peintres valenciens Rafael Solbés, Manolo Valdés et Joan Antoni Toledo, bien que ce dernier ne reste que peu de temps. Leur carrière se termine en 1981 avec la mort de Solbes. Les années 60 à 80, période d’activité du collectif, connaît une grande émulation artistique. Néanmoins avec la prise de pouvoir de Franco en Espagne en 1936 et ce jusqu’à sa mort en 1975, l’art espagnol est régulé, contrôlé et censuré. C’est dans ce contexte particulier que le duo élabore son art. Le collectif Equipo Crónica est reconnu pour son processus de citation et le détournement d’images, dans le but de produire un nouvel esthétique ou de créer un discours engagé, les plaçant au cœur de cette émulation artistique et de leur temps.

Equipo Cronica dans son contexte historique

« [Notre art est] comme un véhicule intentionnel pour donner à la peinture un but plus élevé, une raison d’être dans notre société dans le cadre historique des valeurs positives contemporaines. »

Equipo Cronica, « Crónica de la realidad » (1965)

Le travail de Solbes et Valdés se place ainsi au cœur de la société espagnole franquiste des années 60. De ce fait, leur engagement politique revient régulièrement dans leur travail, discrètement ou plus frontalement. Pour dénoncer la répression de l’État espagnol, le collectif produit en 1975 une série de 10 toiles du nom de Variaciones sobre un paredón. La série est relative à l’exécution de cinq des onze condamnés sous le régime franquiste, tués le 27 septembre 1975, pour leur appartenance à des partis ou organisations politiques opposés au franquisme.  Les dix tableaux présentent une série d’éléments iconographiques symboliques fixes toujours en lien avec les exécutions. De ce fait, le calendrier indique le jour fatidique, la palette brisée en cinq morceaux représente les cinq morts, le rectangle noir utilisé pour masquer les traits du visage est un processus utilisé dans les photographies de presse… Le duo affiche clairement son opposition au régime franquiste et annonce explicitement la position de l’art comme un art engagé et au service de la dénonciation. 

Equipo Cronica, série Variaciones sobre un Paredón » (1975)

Les thématiques contemporaines tirées des médias sont au cœur de l’œuvre d’Equipo Crónica. Les œuvres de leur début de carrière (période de 1964-66), recueillent et accueillent des images qui renvoient essentiellement au blanc et noir des médias et au point de vue photographique et cinématographique. Les thèmes utilisés se rapportent presque toujours à la culture quotidienne, nationale ou internationale et l’iconographie est principalement tirée des médias de masse. Par exemple, la linogravure de 1965 ¡América, América!  présente une grille rouge divisée en 20 carrés, contenant 19 têtes de Mickey en noir et blanc chacun, et dans la quinzième case un motif de champignon atomique en noir et blanc. La figure emblématique de Mickey est un symbole du soft power américain. A l’opposé, le champignon atomique peut faire référence aux bombes nucléaires lancées par les américains sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, mais peut aussi renvoyer à la guerre du Vietnam (1955-1975), où les américains utilisent la bombe au napalm.  Le collectif critique explicitement l’image ambivalente de l’Amérique, d’un côté avec la figure de Mickey, amusante, symbole d’une société de consommation et de plaisir et de l’autre côté, une Amérique qui part en guerre causant des dégâts critiques. 

Equipo Cronica, ¡América, América! (1965)

Une réappropriation de l’histoire de l’art

Le collectif se réapproprie l’histoire de l’art et utilise des références iconiques du passé comme éléments de base pour de nombreuses productions. Equipo Crónica transgresse les dogmes académiques pour évoluer vers une réflexion personnelle sur leur esthétique et le but de l’art. On retrouve ainsi, de nombreux anachronismes, dû à des décontextualisation et amenant à une certaine parodie des œuvres de référence. Dans cette vague, Equipo Crónica reprend le célèbre tableau Las Meninas de Velasquez et joue avec ses codes dans la série La Recuperación (1967-69). Las Meninas est une peinture diffusée dans le monde, faisant d’elle une icône internationale. Chaque productions du duo proposent des points de vue et des versions différentes d’éléments ou du décor originel. Les motifs sont alors répétés et décontextualisés.

Avec La Salita de 1970, Equipo Crónica transfère les personnages de l’œuvre de Velasquez d’une galerie du deuxième étage de l’Alcazar à un décor d’appartement des années 70, bien qu’ils conservent les placements des figures. Le duo crée un anachronisme en attribuant aux années 70, des personnages du XVIIe s. A cela, les artistes ajoutent une touche de grotesque avec le remplacement des belles toiles flamandes par des tableaux kitsch de clown et de la tour Eiffel ainsi qu’avec la présence d’un canard en plastique.

Si l’anachronisme est souvent au cœur des œuvres du duo, le groupe se réapproprie aussi l’histoire de l’art pour la désacraliser, c’est notamment le cas avec Las Meninas en el chalet de 1969 de la même série. Les artistes remplacent trois des figures de Las Méninas dans une scène de camping. On associe toujours le milieu du XVIIe siècle et les années 70 cependant les figures des personnages sont manipulées par leurs proportions et sont adaptées à cette scène de vacances. On change le positionnement des personnages menant à la création d’une nouvelle narration. Dans un même temps, l’infante est déchue de son statut royale, puisqu’en s’intégrant à la scène de camping, elle intègre la classe moyenne. C’est une double désacralisation, celle de l’infante mais aussi celle du tableau de Vélasquez puisque l’œuvre originel perd son sens premier. On se sert de son iconographie remarquable pour créer une nouvelle œuvre avec une nouvelle histoire et thématique.

Equipo Cronica, Las Meninas – Meninas en el chalet » (1969)

Le développement d’un nouveau langage plastique

Le duo est influencé par les créations artistiques de leur époque. « Les thèmes étaient importants, mais aussi la manière de les raconter. Les nouvelles façons de faire, comme le pop art, étaient là et nous voulions y participer, en donner notre version. » dit Valdez, dans Crónica de la Realidad. En s’inspirant des mouvances artistiques en cours et en reprenant des références des œuvres du passé, le duo élabore un nouveau langage artistique questionnant l’art et l’image elle-même. Equipo Crónica utilise toutes les techniques plastiques possibles. Ainsi, Valdes et Sobles maîtrisent une multitude de médiums, de la peinture, à la sculpture, à la linogravure.

L’hyper réalisme en peinture est un aspect remarquable dans les œuvres du duo. Ainsi, dans la Serie Negra qui vise à nous rapprocher du film noir américain et des romans policiers, les tons et couleurs sont épurés et le trompe-l’œil se retrouve souvent au centre de la toile. De ce fait, dans la peinture El dia que aprendi a escribir con tinta de 1972, cinq hommes habillés de costumes et de chapeaux peints en noir et blanc semblent être directement tirés d’un vieux films en noir et blanc, imprimés et collés sur la toile. Néanmoins, les figures se révèlent être bien peintes, et leur hyperréalisme provient alors de l’excellente maîtrise des techniques picturales de la part du duo.

Equipo Cronica, El dia que aprendi a escribir con tinta (1972)

Nous l’avons vu avec ¡América, América!, Equipo Crónica utilise la linogravure. Ici, ils développent une esthétique du ludisme très forte en repoussant les limites de la peinture. Dans l’idée de rompre avec le mouvement abstractionniste en vogue à l’époque, cette linogravure à têtes de Mickey nous ramène au pop art, mouvement s’inspirant de la culture de masse et de la société de consommation. Dans la même veine, El intruso reprend les codes de la bande dessinée avec le personnage d’El Guerrero del Antifaz (un personnage de bande dessinée espagnole) surgissant sur le devant de la toile Guernica de Picasso. Cette intrusion, comme l’explique le titre, procure un peu plus de dynamisme au récit. On associe alors cette toile à la figuration narrative, un mouvement ayant pour volonté de renouveler le langage plastique en tirant son inspiration des bandes dessinées, du cinéma, de la même façon qu’avec El intruso.

Pour conclure, l’art d’Equipo Crónica se situe à mis chemin entre le pop art, la figuration narrative, tout en récupérant des codes de l’histoire de l’art comme la peinture classique. Dans un même temps, le duo utilise l’art comme moyen de communication, comme outil politique et social permettant de dénoncer les difficultés qui leur sont contemporaines, puisqu’ils désignaient eux même leur travail comme : « l’affirmation d’une voie objectivante, voire satirique, pour mettre en avant un contenu éthique ».

Lectures indicatives :

– BERTON Juliette, « Usage(s) politique(s) de la parodie chez Eduardo Arroyo, Equipo “Cronica” et les Malassis » , Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier – 4 – mis en ligne le 12 novembre 2014.
– DALMACE Michèle, « Equipo Crónica, Crónicas reales », 2006 catalogues d’exposition de la Fondation Juna March, museu d’Art espanyol contemporani Palma Fondation Juan March 23 enero 2007 – 28 abril 2007, et exposition au museo de Arte abstracto español Cuenca Fondation Juan March 18 mayo 2007 – 2 septiembre 2007, catalogue, consulté le 09 octobre 2022
– VIADEL Ricardo Marín, « Equipo Cronica : pintura, cultura, sociedad », collection Formes plastiques, institution Alfons el Magnanim, édition 2002

Article rédigé par Lola Lees-Cantel

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