Ken Domon, photographe réaliste et socialiste

Fin avril, la rédaction de Florilèges était invitée à découvrir l’exposition monographique consacrée au photographe japonais Ken Domon au sein de la Maison du Culture du Japon (du 26 avril au 13 juillet 2023). Nommée « Ken Domon – le maître du réalisme japonais », l’exposition réunit une centaine d’images de ce pionnier de la photographie réaliste produites entre 1930 et 1970. Peu connu en France, le photographe a pourtant marqué l’histoire de la photographie au Japon en posant les bases de la création photographique contemporaine. Sa production vaste et protéiforme explique le manque d’évènements à son sujet. Il y aborde des problématiques liées au moment historique dans lequel il a vécu, marqué par la propagande, la Seconde Guerre mondiale et les dégâts provoqués par les bombes atomiques. Son travail est un témoignage précieux des évolutions sociétales du pays, le photographe ayant cherché à obtenir les images les plus réalistes qui soient.

Shoji Ueda, Ken Domon photographiant, 1945, Musée national d’art moderne.

Du photojournalisme à la la photographie de propagande

En 1933, Ken Domon débute dans le milieu de la photographie en intégrant à l’âge de 24 ans le studio Kôtarô. Très vite, il remporte des prix et tient des chroniques dans des magazines et revues spécialisées. Le photographe réalise ses premiers reportages pour le magazine NIPPON, publié dans plusieurs langues étrangères afin de promouvoir le Japon sur la scène internationale, entre information et propagande. Son premier reportage photographique porte sur la fête Shichi-go-san, une sorte de rite de bénédiction pour les enfants ayant lieu au sanctuaire Meiji-jingû. Ken Domon traite en effet à ses débuts de l’artisanat et du progrès industriel et économique au Japon, qui amorce dans les années 1930 son virage nationaliste. Il photographie par exemple des enfants péchant des truites à Izu, photos qui évoquent la beauté de la péninsule ainsi que la fugacité de la jeunesse lors de ces pêches éprouvantes.

A l’aube de la Seconde Guerre mondiale, les autorités militaires imposent une stricte réglementation aux photographes. Celle-ci est corrélée avec leur expansion militaire dans le Pacifique, nécessitant une communication propagandiste. Seuls quelques rares photographes se voient confier du matériel destiné à couvrir les sujets jugés « essentiels », dictés par le ministères des Affaires étrangères. De nombreuses revues se voient ainsi interdites de publication ; censure provoquant de lourdes répercussions sur la vie des photographes. Alors que Ken Domon doit subvenir aux besoins de sa famille de sept personnes, il vit dans la crainte de voir arriver le « bulletin rouge » de mobilisation qui l’appellerait à rejoindre le front au sein d’une équipe de photoreporteurs. Sa revue passe ainsi d’un promotion culturelle à une promotion propagandiste. Les photographies deviennent alors construites sur les canons de la photographie de propagande mondiale. Avec des points de vue très larges, elles exaltent la puissance des militaires s’entraînant durant leurs exercices quotidiens.

Entraînement des cadets de la marine,
reportage « Japan’s Blue Jackets », 1936,
Ken Domon Museum of Photography.

L’alignement régulier des jeunes cadets en uniforme blanc pendant les entraînements évoque la préparation de l’armée japonaise durant les années précédant la Seconde Guerre mondiale. Les cadrages sont dictés par des règles strictes, en plongée ou contre-plongée, et par des lignes convergentes qui exaltent l’esprit de cohésion. Le pendant féminin de ces jeunes militaires serait trouverait chez les jeunes infirmières de la Croix-Rouge. Elles aussi sont alignées et occupées à leurs exercices quotidiens. Certaines, buvant une coupelle de saké, se livrent à la cérémonie de départ vers les hôpitaux de campagne. Consacrée au centre de formation d’Azubu, la série fut présenté par un portrait en première de couverture du magazine Shashin Shûhê (n°17), dans lequel Domon immortalise le visage en gros plan d’une jeune infirmière, dont la coiffe et le masque ne laissent entrevoir qu’un regard fixe.

L’après-guerre et l’arrivée des capitaux américains

Alors que le Japon a été défait par deux bombes atomiques, les années 1950 sont marquées par une grande pauvreté et par l’abattement moral du pays. Paradoxalement, une forme de vitalité émerge avec l’occupation américaine et l’arrivée de produits américains sur le marché du pays. Ken Domon immortalise au centre de Tokyo un soldat dirigeant la circulation devant le bureau de poste américain. Le signe de la présence étrangère est également l’importation de nombreuses voitures et de nombreux divertissements. L’on trouve désormais dans les rues des grandes affiches du cinéma américain, des théâtres et des maisons closes tandis que la lumière des néons donnent aux clichés du photographe une impression cinématographique. Ken Domon et ses amis sont des habitués du night club Cupidon. Sur l’un de ses clichés, une voiture projette à la lueur de ses phares la silhouette de leur ami nain, incarnant une attraction.

Femmes se promenant, Sendai, 1950,
Ken Domon Museum of Photography.

Le Japon s’est transformé selon les modes américaines, comme en témoignent les tendances vestimentaires de l’époque. A Sandai, trois jeunes femmes sont saisies de dos par l’objectif du photographe. Celles-ci sont vêtues de robes blanches laissant voir leurs épaules. Les lunettes de soleil à la monture épaisse, le foulard qui couvre leurs cheveux et l’ombrelle les protégeant du soleil témoignent de l’influence des icônes américaines. Ken Domon immortalise la vie de rue qu’il cueille au passage. Il saisit la réalité en cherchant la vérité. Ses photographies ne se veulent pas seulement artistiques, elles révèlent le présent. Il saisit à la manière de Cartier-Bresson un homme qui court de nuit sous la pluie. Bien qu’influencé par la photographie socialiste russe et allemande, Ken Domon se tourne à partir des années 1950 vers la photographie française. Il évoque son approche socialiste, au sein du parti de la ligue paysanne. Redoutant de se faire inquiéter, le photographe préfère au terme de « réalisme socialiste » celui de « réalisme social ».

Les enfants de rue et d’Hiroshima

À partir des années 1940, Ken Domon se met à photographier la vitalité de l’enfance dans les rues de Zinza, Shinbashi et d’autres quartiers populaires de Tokyo, dont Kôtô où il réside. Il entretient un lien particulier avec les enfants, sûrement dû au décès de sa fille en 1947, retrouvée noyée dans un canal d’irrigation. On dit de lui qu’il avait un air enfantin, se joignant aux jeux des enfants et mettant trop de sucre dans son café, mais qu’il était un maître sérieux. Le photographe fait le choix d’une approche réaliste de plus en plus sociale, se servant de l’innocence du regard des enfants pour aborder les sujets de société. Sur l’île de Kyushu, il photographie les conditions de vie misérables des enfants exploités dans les mines. Le village était connu pour être l’un des plus pauvres de l’archipel, centre de première importance pour l’extraction de charbon. Il se transforma dans les années 1950 en ville de chômeurs remplie d’enfants livrés à eux mêmes.

Enfants faisant tourner des parapluies, Ogôchimura,
série Enfants, vers 1937,
Ken Domon Museum of Photography.

En 1959, Domon passe une quinzaine de jours sur les lieux. Dès lors, Ken Domon n’hésite plus à parler de « réalisme socialiste ». Celui-ci réside dans « sa fidélité à la réalité de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout envisagé d’un point de vue communiste » tel celui dicté par Moscou. Domon montre alors le combat quotidien des enfants, occupés à ramasser des petits morceaux de charbon sur des montagnes de déchets. Il témoigne aussi de la situation de deux sœurs, Rumie et Sayuri, auxquels il consacre tout une série. Celles-ci ont vécu seules, sans lumière, alors que leurs parents se trouvaient à l’extérieur en quête de travail. Sous une bicoque de tatamis et sans électricité, elles ne pouvaient se rendre à l’école. Le père mourut durant le reportage. Le visage de Rumie apparaît sur la couverture du recueil Les enfants de Chikuhô. Devenue adulte, elle refusa que ces portraits figurent dans les exposition de Domon, le souvenir de cette époque étant trop douloureux (photographie présentée en tête d’article).

Le Dôme de la bombe atomique et la rivière Motoyasu,
série Hiroshima, 1957,
Ken Domon Museum of Photography.

Le 23 juillet 1957 à 14h40, le photographe note dans un carnet son heure d’arrivée à Hiroshima. Il y inscrit à de multiples reprises ses impressions, les situations et le contexte auxquels il fait face durant ses prises de vues. A l’époque, l’étendue de ce qui s’est produit demeure méconnue des Japonais eux-mêmes. Domon prend alors conscience de la réalité d’Hiroshima. En tant que reporter, il n’a eu vent que des actes perpétrés. Qu’en est-il pour le reste de la population ? Avec son 35 mm, il se met à photographier aussi bien les lieux que les personnes touchées par la bombe atomique. Domon s’intéresse particulièrement aux reconstructions maxillo-faciales et autres chirurgies témoignant de l’avancée de la médecine en la matière ; le progrès médical découlant souvent des conséquences des conflits armés. Treize ans après le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, le photographe en publie un recueil de 180 clichés.

Le bâtiment de la chambre de commerce, situé près du pont Aioi, fut la cible du bombardement atomique. Considéré comme un monuments aux morts alors qu’il fut l’un des bâtiments les plus importants de la ville, on le désigne a posteriori comme le « dôme de la bombe atomique », le squelette métallique du dôme agissant comme un marqueur visuel dans ce paysage dévasté. Désormais, un musée se trouve au cœur du Parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima. En même temps que la destruction, Domon montre aussi l’espérance et l’innocence des enfants jouant dans la rivière Motoyasu. Le photographe capture les premières images des ravages des bombardements atomiques sur le corps humain. Un cliché présente par exemple un homme et une femme violemment touchés par les bombardements, qui furent tous deux été hospitalisés et opérés pour reconstruire leurs corps. A l’hôpital, ils tombèrent amoureux, puis se marièrent et mirent aux mondes des enfants en parfaite santé, un miracle dans cet océan tragique.

La mère,
série Hiroshima, 1957,
Ken Domon Museum of Photography.

L’exposition consacrée à Ken Domon, n’évoque pas seulement son regard social. Vous aurez également l’occasion de découvrir le lien qu’il entretenait avec les cercles d’intellectuels japonais. Domon montre la vitalité culturelle du Japon en photographiant scientifiques, artistes et littéraires mais de manière surprenante : épris d’affection pour les temples anciens, il les photographie d’abord en noir et blanc puis en couleur. Ces espaces hors du temps, où il retourne tous les ans jusqu’en 1978, lui permettent de fuir la photographie de propagande qu’il réalise à la même époque. Malgré plusieurs AVC qui le laissent handicapé, ces « pèlerinages aux temples anciens » constituent son fond artistique intime. Bien que communiste, Ken Domon se sentait également proche du shintoïsme, marquant une fois de plus son attachement à la culture qui fut la sienne.

Maxence Loiseau

Pont Musaibashi de l’étang Garyô-ike, temple Eihô-ji, Gifu, 1962,
Ken Domon Museum of Photography.

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