Du martyr chrétien à une icône gay : le cas de Saint Sébastien.

Tel était Sébastien, jeune capitaine de la garde prétorienne. Une beauté telle que la sienne n’était-elle pas vouée à la mort ?

Yukio Mishima, Confession d’un masque, Folio, pp. 46-50

Martyr doté d’une exceptionnelle beauté, la figure de Saint Sébastien est depuis la seconde moitié du XIXe siècle représenté loin des codes traditionnels de représentation des martyres. En plus d’être l’un des rares martyrs dont la souffrance n’est jamais – ou presque jamais- représentée, son image s’est vue réappropriée par la communauté gay et ce dès le 19e siècle.

Probablement mort en 288, Sébastien est un soldat enrôlé par Dioclétien (persécuteur de chrétiens) et nommé commandant de la garde prétorienne. Néanmoins, il sera condamné par celui-ci pour avoir soutenu d’autres personnes dans leur foi et pour être chrétien lui-même ainsi que d’avoir réalisé un certain nombre de miracles. Il est alors attaché à un poteau et transpercé de flèches dont il guérira miraculeusement. Il retournera au palais impérial et reproche à Dioclétien et Maximien Hercule leur attitude vis-à-vis des chrétiens. Il sera alors battu à coup de verges et son corps sera jeté aux égouts pour ne pas être vénéré par les chrétiens. Le récit de son martyre en fait un des saints patrons militaires des premières églises chrétiennes. Il est aussi considéré comme saint patron des soldats en général mais il est surtout saint protecteur de la peste et plus globalement protecteur des épidémies. Son iconographie est donc en premier largement développée à ce dessein.

Il faut noter que les premières représentations de celui-ci le montrent en vieillard barbu. Aussi, il faut attendre l’an 1000 pour qu’il soit représenté criblé de flèches. C’est cette iconographie qui demeurera jusqu’à faire oublier la vraie raison de la mort de Sébastien. Le Moyen Âge développe une imagerie du saint dans le but de répondre au besoin des croyants d’avoir une image d’un intercesseur entre Dieu et les hommes durant les épidémies, comme la grande Peste noire. La Renaissance s’en éloignera.

Avec le développement d’un intérêt poussé pour le corps et ses représentations, l’iconographie de Saint Sébastien se développe en portraiturant le martyr sous des traits plus jeunes, voir androgynes, et surtout en le dotant d’un corps musclé et robuste face aux flèches. C’est le cas du Pérugin qui le représente vers 1500 à peine attaché à une colonne, percé de simplement deux flèches. Le saint est rêveur, le regard porté vers le ciel. Aucune trace de sang. Son corps musclé est mis en valeur par un contraposto important (ce basculement important des hanches). Le corps du saint est offert au regard du spectateur. La présence presque anecdotique du pagne qui recouvre son sexe laisse bien plus place à l’imagination du regardant qu’il ne sert la narration intérieure de l’œuvre. Ici c’est donc bien le nu viril qui prime sur la représentation même du martyre.

Le Pérugin, Saint Sebastien, 1495, huile sur bois, 176 x 116 cm, Musée du Louvre Lens.

Il faut noter que peu d’œuvres renaissantes représentent le martyre en lui-même. On connait néanmoins des œuvres réalisées Antoine van Dyck au 17e siècle qui représentent le moment où le saint est attaché à un arbre. Mais là encore, le corps et la nudité du saint sont mis en avant.

Antoine van Dyck, Le Martyre de Saint Sébastien, 1620, huile sur toile, Alte Pinakothek, Munich

L’œuvre qui fait réellement office de bascule est sans doute l’œuvre de Guido Reni. Réalisée en 1615, cette œuvre conservée au musée du Capitole à Rome montre le martyr sous les traits d’un très jeune homme doté d’une grande beauté, le torse bombé et mis brillamment en lumière. L’attention du spectateur sur le corps du saint est renforcé par le plan serré sur lui : il est au centre de l’œuvre. Là encore, le saint est pensif voir presque apaisé. Les flèches sont un simple décorum : peu de sang et aucune présence de douleur. Le velouté du traitement de la peau, la douceur des traits du visage du saint achèvent de sortir la représentation du saint de son origine purement religieuse.

Guido Reni, Saint Sebastien, 1615, 1615-1616, huile sur toile, 146x113cm, Musée du capitole, Rome

C’est cette représentation en particulier qui fera peu à peu fantasmer la communauté homosexuelle, et ce dès le 19e siècle alors que des auteurs comme Oscar Wilde ou encore Marcel Proust écrivent sur le martyr. Les œuvres représentants le saint et surtout celle réalisée par Guido Reni parlent à la communauté gay et sont réinterprétées par le prisme de l’homo-érotisme. Le saint devient un véritable objet de fantasme. On pourrait parler du Saint Sébastien de Reni comme d’une œuvre queer (1), en ce qu’elle possède un discours sous-jacent qui parle à une certaine audience qui va faire basculer le discours de son iconographie. La multiplication d’écrits et d’œuvres sous cette nouvelle représentation constitue la base d’une véritable icône gay.

Frederick Holland Day (photographe américain de la fin du 19e siècle) réalise au tout début du XXème siècle les premières photographies reprenant les bases peintes du saint. On y retrouve les codes principaux développés à la Renaissance. Le modèle de Day est nu, ses muscles saillants sont sublimés par le contraste du noir et blanc. Son attitude est lascive et l’atmosphère vaporeuse créée par le flou de son appareil photo crée un univers fantasmé dont le saint est le principal acteur.

Frederick Holland Day, série autour de Saint Sebastien, vers 1906.

Comme lui, Yukio Mishima (écrivain japonais) est fortement influencé par l’œuvre de Reni, au point de lui dédier une ode poétique dans Confession d’un masque et de se mettre en scène lui-même dans une série d’autoportraits. Il est représenté tordu de douleur/extase et seulement quelques flèches qui le transpercent. Son ode s’accompagne d’une explication de sa contemplation de l’œuvre de Reni et surtout sa portée homo-érotique.

Eikoh Hosoe, Yukio Mishima en Saint Sebastien, 1970

Ainsi, Saint Sébastien en tant que bel homme au corps subissant torture ou extase devient une véritable figure attirante pour la communauté gay. On peut supposer que cela s’explique par la beauté dont l’ont doté les artistes au fil des années. C’est en tout cas ce que beaucoup d’artistes retiennent des représentations du saint. On peut aussi pencher sur le martyre en lui-même à savoir être criblé de flèches, flèches qui deviennent métaphoriques dans l’idée d’une attaque constante des homophobes. Pierre et Gilles (photographes français) en tête de liste font de cet être d’une grande beauté un fantasme bien reconnu. Ils ont réalisé de nombreuses réinterprétations du saint en jouant sur son extrême virilité et son extrême beauté, le transformant régulièrement en marin ou en le recréant sous les traits d’une icône du kitsch.

Pierre et Gilles, St Sébastien de la guerre, 2009. Et Pierre et Gilles, Saint Sebastien, date inconnue.

On peut néanmoins insister sur le caractère presque homo-normatif (2) de ces représentations. Elles donnent toutes à voir un corps masculin on ne peut plus idéalisé : un homme musclé et viril, nu, dont l’image est entièrement dédiée au plaisir prit par le regardant. La réappropriation d’une image chrétienne par la communauté gay est a priori subversive pourtant de cette subversion s’est peu à peu créé une nouvelle norme. Saint Sébastien incarne un idéal masculin homo-érotique et les œuvres perdent peut-être leur valeur purement politique.

Keith Haring, St. Sebastian, 1984, Acrylique sur toile, 152.4 x 152.4 cm.

L’une des rares représentations du saint ne s’appuyant pas sur ces fantasmes est surement celle de Keith Haring en 1984. Son saint est un être rouge difforme, le sexe en érection et transpercé par des avions. Il va à l’encontre de ce qui est attendu de la part d’artistes hommes homosexuels à savoir la représentation de beaux jeunes hommes. Ici le saint dont la beauté mythique est exacerbée par la communauté homosexuelle est rendu grotesque. La réutilisation du mythe de Saint Sebastien par Haring n’est probablement pas anodine. Comme dit précédemment, il est le saint patron des épidémies et il devient ainsi dans les années 1970 une icône protectrice contre les ravages du sida, notamment aux Etats-Unis. Haringcontractera le VIH quatre ans après avoir réalisé cette œuvre. Le Saint n’a ainsi pas besoin de correspondre à des normes de beauté que rejette ici Haring, et le caractère grotesque de cette représentation re-donne en un sens un aspect subversif à l’utilisation par la communauté homosexuelle de la représentation du saint.

Il est intéressant de questionner aujourd’hui le caractère homo-normatif d’une telle représentation. Saint Sébastien a été récupéré par la communauté homosexuelle principalement pour sa beauté physique mais aussi pour son caractère protecteur. Criblé de flèches et condamné pour ce qu’il est et ce qu’il défend, Sébastien survit. Son iconographie est encore bien présente dans les productions contemporaines, tant pour son aspect fantasmatique mais aussi et toujours en tant qu’icône représentante et protectrice.

Un article de Pauline Grazioli

Notes :

(1) Voir la définition donnée p.33 dans Plana Muriel, SounacFrédéric, Beauchamp Hélène, Bret-Vitoz Renaud et Garnier Emmanuelle (éd.), Esthétique(s) queer dans la littérature et les arts: sexualités et politiques du trouble, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Collection Écritures », 2015. 

(2) Ibid., p.30. 

Pour aller plus loin : Voir le site : http://saint-sebastien.net/ qui travaille à rassembler toutes les représentations connues du saint.

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