Gina Pane et Françoise Masson, une collaboration entre performances et photographies autour de l’exemple d’Azione Sentimentale

Attention, bien que résultant d’une pratique artistique, les images présentées ici évoquent l’auto-mutilation et peuvent heurter la sensibilité de certaines personnes.

Mois de mars, mois des femmes, alors pourquoi ne pas revenir sur la forte collaboration qui a uni la performeuse Gina Pane et sa photographe attitrée Françoise Masson ? Cap sur la fructueuse collaboration entre deux artistes femmes autour de l’analyse approfondie d’Azione Sentimentale

La performance étant une pratique artistique éphémère, elle n’est pas figée sur un médium « classique » comme la peinture ou la sculpture. Les photographies ou les vidéos résultant des performances sont, le plus souvent, des témoignages de l’acte artistique lui même. Il est rare que ces photographies soient des productions artistiques autonomes.

Qui sont ces deux artistes ?

Gina Pane

Gina Pane est une artiste française née en 1939 qui s’est illustrée dans la performance et s’est imposée comme représentante majeure de l’art corporel. À partir de 1970, l’artiste demande à Françoise Masson de devenir sa photographe attitrée. En effet, Pane est soucieuse d’intégrer la photographie en complément de ses performances qui se déroulent en public. L’artiste a conscience que pour s’inscrire dans une certaine durée, il lui faut « figer » et « fixer » ses performances.  La performeuse a pour souhait d’utiliser la photographie afin de théoriser son art. Elle parle également de « langage autonome » pour désigner la photographie. Les deux femmes pensent ensemble, avant la performance, les prises de vues. L’artiste explique à la photographe les images qu’elle aimerait avoir, les moments à capturer, les techniques photographiques, l’utilisation de la lumière… En amont de la performance, Pane et Masson réalisent des story-boards. Ce sont des planches qui s’organisent sous forme de plans successifs qui peuvent communiquer entre eux. Ces story-boards permettent à l’artiste d’imager le rendu photographique qu’elle souhaite avoir. 

Les deux artistes développent une certaine osmose et Gina Pane tient à ce que Françoise Masson la suive dans ses voyages artistiques à l’étranger. En effet, l’artiste ne veut pas que la photographie desserve son travail et le stéréotype. Elle a trouvé sa collaboratrice en Françoise Masson. Pendant les performances, la photographe, étant la seule autorisée à immortaliser ces instants, peut librement se déplacer autour de l’artiste. Masson peut alors réaliser de multiples cadrages sans être dérangée par d’autres photographes. 

Gina Pane, Escalade non anesthésiée, performance réalisée dans l’atelier de l’artiste, Paris, 1971, photographies de Françoise Masson

Une fois la performance finie, l’artiste choisit les images qu’elle souhaite garder. Bien que l’aspect esthétique soit important, les expressions et les émotions priment sur le choix des photographies. En effet, Gina Pane, artiste qui pratique l’art corporel et qui s’inflige fréquemment des blessures (elle ne souhaite pas l’emploi du mot mutilation), place l’expression de la douleur au centre de ses performances. 

L’artiste réalise plusieurs choix de photographies qui témoignent de moments-clés de la performance : certaines pour la presse, d’autres pour la réalisation du « constat » (version améliorée des story-boards et mot employé par Gina Pane que nous utiliserons entre guillemets). Pour la réalisation du « constat », l’artiste sélectionne plusieurs images qui communiquent entre elles afin de rendre compte de la succession des actions et de la temporalité de la performance. Pane réalise une vraie narration avec ses story-boards. En laboratoire, Gina Pane avec l’aide de Françoise Masson va « retoucher » certaines des photographies en les recadrant, les agrandissant etc.   

L’exemple d’Azione Sentimentale

Revenons ensemble sur le « constat » le plus célèbre d’entre eux, pensé à la suite de la performance Azione Sentimentale réalisée à la galerie Diagramma à Milan en 1973. Gina Pane s’inflige des blessures à l’aide d’épines de fleurs et d’une lame de rasoir. Une réelle réflexion a été engagée sur la réalisation et l’esthétisme de cette planche.

Gina Pane, Azione Sentimentale, performance réalisée à la galerie Diagramma, Milan, 1973, photographies de Françoise Masson

Les sept photographies en couleur et de formats différents sont disposées en trois bandeaux afin de former un pêle-mêle vertical. Comme à son habitude, Gina Pane créer un vrai dialogue entre ces sept photographies qui engendre une réelle narration. Le « constat » se lit de haut en bas et de gauche à droite. Nous allons analyser minutieusement cette planche issue de la collaboration entre les deux femmes !

Sur la première photographie l’artiste porte, comme il est usuel lors de ses performances, une chemise et un jean. De sa main droite, elle tient un bouquet de roses rouges. Le contraste est alors frappant entre le rouge des fleurs, le blanc de ses vêtements ainsi que le fond immaculé. 

Le zoom sur son avant bras positionné à l’horizontal ne laisse pas apparaitre la main, le poignet ou le coude. On peut y apercevoir huit épines de roses plantées (de façon superficielle) dans sa chair. Les épines sont disposées de façon esthétique, les unes après les autres, toutes dans le même sens. La lumière non naturelle qui vient de la gauche projette l’ombre des épines sur la peau de l’artiste, ce qui les rend encore plus menaçantes et profondes qu’elles ne le sont. 

La troisième photographie met en scène l’artiste recroquevillée serrant le bouquet de roses rouges contre elle. Le cadrage très serré accentue l’effet d’étouffement. Grâce à la disposition du « constat » notre oeil est directement attiré par l’image horizontale au centre du pêle-mêle. Sur cette photographie, l’artiste place son bras gauche à plat, le coude sur le sol, la tête recroquevillée sur sa poitrine et main droite sur le poignet. L’artiste se plante une épine dans le bras ou à l’inverse, la retire ? Au vu de son geste et de son travail, il semblerait plus logique que celle ci introduise l’épine dans sa chair. Le « constat » perd alors tout sens chronologique car il s’agit d’une des premières actions de la performance illustrée sur la quatrième photographie. 

La cinquième photographie présente l’artiste dans la même position que la troisième. Néanmoins, la composition est différente. Le bouquet rouge est remplacé par un bouquet blanc, et sa position, bien que recroquevillée est plus ouverte : son bras gauche s’avance vers le spectateur en s’étalant sur le sol. Gina Pane nous présente son avant bras meurtri, blessé par les épines de roses enfoncées dans son bras ainsi que sa paume de main sanguinolente. Il n’est sans dire que la présence ainsi que la couleur des bouquets de roses est un élément clef de ce « constat ». Les roses sont sans rappeler les épines que l’artiste fait pénétrer dans sa chair. La couleur rouge des fleurs, quant à elle, est annonciatrice du sang des blessures de l’artiste. Une fois la blessure infligée et le sang déversé, le bouquet devient blanc, comme immaculé. 

Le registre inférieur est composé de deux photographies. La première donne une explication à cette main blessée vu précédemment (confirmation que la chronologie n’est pas systématique dans ce « constat »). Dans une mise en scène très forte, on découvre la main droite de l’artiste tenant une lame de rasoir, prête à couper son autre main. Le cadrage, très serré, permet d’attirer notre œil sur ce geste. Cette image a été capturée après une première blessure. En effet, on peut déjà voir que du sang coule dans la paume de main de l’artiste. Cette représentation répond inévitablement à la seconde photographie qui met en scène le bras de Gina Pane. Comme si la photographie rendait le prolongement du bras de l’artiste. Ces deux images ont été capturées avec le même format et la même horizontalité : le bras et la main sont présentés ouverts vers le ciel. 

La dernière photographie est bien l’image finale de ce « constat ». Il s’agit d’un zoom sur le ventre, les cuisses et le bras gauche de l’artiste ouvert vers le spectateur. L’artiste est toujours vêtue de blanc, un bouquet de roses blanches dans la main droite. Le bras gauche quant à lui, montre les stigmates de l’artiste. On perçoit bien les épines de roses enfoncées dans son bras ainsi que les plaies causées par la lame de rasoir dans le creux de sa main. L’artiste nous présente ouvertement l’intérieur de son bras et de sa main afin que nous distinguions bien ses blessures. Le sang rouge de sa blessure contraste énormément avec ses vêtements et les roses blanches. Cette dernière photographie est composée en effet miroir avec la première photographie. Les deux compositions sont (presque) identiques et se répondent. La première est prise au début de la performance, la seconde est prise une fois la performance achevée. 

Les sept images dialoguent entre elles, créant un véritable discours. Un jeu visuel se créer entre la première photographie et la septième ainsi qu’entre la deuxième image et la sixième qui forment deux diagonales qui s’entrecoupent au milieu du « constat », correspondant à la quatrième photographie.

Une collaboration entre performances et photographies dans le but d’une maitrise totale ?

Il est tout à fait saisissable que l’artiste souhaite maîtriser parfaitement l’image de son travail et être au plus près de celle ci. On peut ici voir l’exemple d’une performeuse qui ne considère pas la photographie comme simple témoignage mais qui l’élève à un rang supérieur. Elle pense et crée à partir des photographies résultant de ses propres performances. Cependant, on peut se questionner sur la véracité de ces photographies. En effet, l’artiste nous impose une image et une vision de sa performance qu’elle a façonné et qu’elle contrôle. Le spectateur est donc soumis à une vision unique de la performance qui est maitrisée et qui n’est pas du au hasard.  Robert Fleck, historien de l’art, souligne que les photographiques publiées sont « trompeuses » car elles insinuent un côté théâtral, sensationnel qui semble être absent de la performance et de l’action. L’artiste aurait-elle voulu sélectionner les moments les plus spectaculaires et nous donner l’impression que la performance n’est que cela ? D’en faire une généralité ? Nous touchons ici les limites et la problématique de la photographie ainsi que de la sélection des images par l’artiste elle-même.  

Gina Pane, Action Psyché, performance réalisée à la galerie Rodolphe Stadler, Paris, 1974, photographies de Françoise Masson

Il est de coutume d’entendre que la photographie peut trahir la performance en elle-même car elle « biaise » le regard. En effet, nous ne voyons qu’un point de vue qui est subjectif et imposé. Mais dans le cas de Gina Pane, il semble que cette critique prend tout son sens, voire est amplifiée. Dans la mesure où l’artiste sélectionne elle même les images issues de ses performances qu’elle a « dicté », en amont, à sa photographe (story-boards). Gina Pane contrôle l’entièreté de son travail ainsi qu’une partie de sa réception. Elle nous contraint alors à voir son travail sous un certain angle qu’elle a pensé, maitrisé et donc prémédité avec l’aide de sa photographe Françoise Masson. 

Sources :

Bégoc Janig, « De l’œuvre aux discours : quand l’archive témoigne », Critique d’art, 2004

Chaillet Jacqueline et Cohen Marcel, Gina Pane ou l’art corporel d’une plasticienne, 2006

Hountou Julia, « Le corps au mur », Études photographiques, Novembre 2000

Le Breton David, Body art : la blessure comme œuvre chez Gina Pane, 2013

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