Roman Opalka : un artiste du temps qui passe

Cet article fait parti d’une série d’écrits issus d’exposés présentés lors des Travaux Dirigés portant sur l’Art actuel que je donne à l’Université de Pau pour des L3 Histoire de l’art. Ceux-ci ont été retravaillés par les étudiant-es afin de correspondre au format article, ce sont des travaux de qualité axés sur ces différents axes : muséographie, écologie, intime et citation.Marion Cazaux, mhkzo.

Proche des artistes conceptuels et minimalistes, Roman Opalka, né en 1931, est un artiste qui a placé la représentation du temps au centre de ses recherches artistiques. Cette fascination pour le temps remonte à son enfance, lorsqu’il devait attendre le retour du travail de ses parents. Il explique :

« J’étais alors âgé de 5 ou 6 ans et pourtant je devais rester seul des journées entières dans la petite pièce qui nous servait de logement. […] Je fixais assidûment mon regard sur la pendule accrochée au mur. Le mouvement de son balancier m’intéressait beaucoup, il était normalement la seule chose qui, bien que répétitive par nature, ponctuait néanmoins quelque peu l’atmosphère pesante qui m’entourait.1 »

Roman Opalka décrit ce souvenir comme la genèse de son œuvre et il nous permet de voir sous un angle nouveau ses productions artistiques. Dans un premier temps, entre 1960 et 1963, il réalise une série de Chronomes, des toiles qu’il couvre de peinture touche par touche, comme un sablier qui s’écoule grain par grain. Malgré tout, il ne sent pas son corps suffisamment engagé dans le processus.

Roman Opalka, Chronomes,

Il poursuit tout de même ses recherches dans cette direction et en 1965 il aboutit à l’œuvre qui sera celle de sa vie : 1965/1-infini. Il développe son idée : « J’ai réalisé qu’en remplaçant les points par des nombres, ma captation du temps deviendrait plus compréhensible, ses enjeux seraient plus conséquents. » 2. A l’âge de 34 ans, il entreprend donc de compter et d’écrire les nombres jusqu’à l’infini à la peinture blanche sur des toiles toujours de même dimension (196 x 135 cm) qu’il appelle les Détails. Ces toiles sont préalablement peintes, en noir pour commencer, puis elles tendent vers le gris puis vers le blanc à partir de 1972. En effet, cette année-là, il décide d’éclaircir ses fonds de 1% de blanc à chaque toile. Cet ensemble de Détails est accompagné d’une série de portraits photographiques que l’artiste prend à l’issue de chaque journée de travail. Les chiffres se fondent progressivement dans le fond qui tend vers ce que Roman Opalka appelle le blanc « moral » ou « mental ». De plus, il commence à s’enregistrer en train de compter en polonais, à mesure qu’il écrit les nombres sur la toile. Cette bande son, qu’il passe lors de ses expositions, lui permet de donner sa voix au projet et d’impliquer davantage son corps dans son œuvre. Lorsque les nombres ne sont plus lisibles, seul cet enregistrement permet de témoigner qu’il a bien poursuivi son œuvre.

Un autre évènement marquant survient lorsqu’il est déporté à l’âge de 9 ans avec ses parents par le régime nazi jusqu’en 1945 où il est libéré grâce à l’intervention de l’armée américaine. Cet épisode de sa vie à profondément influencé son œuvre bien que l’artiste lui-même évoque peu cette période. En effet, après la seconde guerre mondiale, on observe un retour à l’individualité des artistes, en opposition à une propagande du collectif. Toutefois, comme par un retour de stigmate, le passé de déporté de Roman Opalka ressort dans ses autoportraits dénués d’expression et la décontextualisation de sa représentation du temps. De cette manière, il se démarque d’autres artistes qui travaillent sur la même thématique : On Kawara par exemple, qui est souvent comparé à Roman Opalka, représente le temps par le biais de boîtes temporelles dans lesquelles il met des éléments sélectionnés le jour inscrit sur la boîte. Par exemple, on retrouve souvent des extraits de presse ou des cartes par exemple. Le temps qu’il représente est toujours associé avec les événements contemporains.

On Kawara

Chez Roman Opalka, la décontextualisation transparaît particulièrement dans ses cartes de voyages, des toiles plus petites que les détails qui lui servent lorsqu’il est en déplacement et qui l’empêchent de se détourner de son objectif. Il aurait pu associer les cartes de voyage à des lieux ou à des souvenirs mais l’artiste choisit de ne pas le faire. Le temps qu’il représente n’est d’ailleurs pas associé à des dates précises, et il est impossible de savoir ce qui se passe dans le monde quand il écrit tel ou tel nombre. Il est aussi intéressant de constater que l’artiste tend vers une disparition, aussi bien des chiffres qui progressivement sont écrits en blanc sur blanc sur la toile, que de lui-même dans ses photographies qui tendent vers le monochrome. En effet, Opalka suit un protocole strict pour réaliser ses portraits : Il choisit d’apparaitre en noir et blanc, il porte toujours la même chemise blanche et il se tient toujours dans la même position comme sur des photos d’identité, ce qui permet aux spectateurs de se concentrer uniquement sur le vieillissement de l’artiste. Placé les uns à la suite des autres, on se rend compte que l’artiste disparaît des portraits progressivement à mesure que ses cheveux blanchissent.

De cette manière, l’avancée de l’œuvre devient dépendante de la vie de l’artiste. La dynamique du vieillissement est un élément de création de l’œuvre à part entière et un élément dont la continuité du programme artistique dépend. C’est cet aspect que Roman Opalka cherche à mettre en avant dans sa série de portraits photographiques. Il montre l’effet du temps sur son propre visage. Jusque-là, on a l’habitude d’autoportraits qui tendent à accessoiriser le modèle, mais ce n’est pas le cas chez Opalka qui, au contraire, retire à ces autoportraits tout ce qui pourrait être perçu comme perturbateur. De plus, les photos sont exposées dans les musées selon un protocole strict rédigé par l’artiste lui-même, les photographies qui se ressemblent et qui ont été prises à peu d’intervalle sont placés à une distance qui correspond à un pouce. Si elles se ressemblent moins elles doivent être plus espacées et la dimension du pouce est multipliée.

Dès le début, la mort de l’artiste fait partie intégrante du processus créatif de l’œuvre. En effet, compter jusqu’à l’infini est une entreprise irréalisable pour un homme. Aussi, son œuvre consiste à compter jusqu’à l’infini dans les limites de sa vie humaine. Cet aspect de son travail lui permet de donner la dimension philosophique et métaphysique qui manquait à ses Chronomes. Malgré tout, l’artiste reconnaît certains paliers gratifiants durant l’avancée de son travail qu’il appelle les temps émotions. Par exemple, le passage des millions ou encore la suite de nombres 1, 22, 333, 4444, 55555, 666666, 7777777, etc… Selon Roman Opalka, ces émotions étaient si fortes qu’il craignait de mourir sur le coup. Toutefois, si l’artiste ne craint pas la mort, il explique que sa plus grande peur serait de mourir après avoir terminé un Détail et avant d’avoir pu en commencer un nouveau. C’est pourquoi il explique qu’ « il est important que [son] dernier Détail ne soit pas terminé par [lui] mais par [sa] vie3. ».

Ce rituel, qui n’est réalisable que grâce à la rigueur de Roman Opalka, représente également un sacrifice. En effet, l’œuvre se nourrit de la vie de l’artiste, de son temps et prend fin avec lui. Il lui consacre 46 ans de sa vie et ne présente aucune autre production artistique en parallèle. L’artiste le reconnaît et parle de « sacrifice pictural », nécessaire à la mise en corps de son projet. Son œuvre et sa vie deviennent indissociables.

La question de la conservation d’une telle œuvre est légitime, tant elle est à la fois de très grande ampleur mais aussi indivisible. Il est aussi intéressant de se demander ce qu’il serait advenu si l’artiste avait fini sa vie dans l’incapacité de poursuivre son travail. Si les limites de son corps avaient précédé celle de sa vie. De même, l’œuvre aurait-elle eu le même sens si quelqu’un avait repris son entreprise de compter après sa mort pour poursuivre la quête de l’infini. Mort en 2011, sa dernière entrée est 5607249.

1 GOUMARRE, Laurent, « Le Peintre compte donc il est », In : La cause du Désir. [En ligne] Paris : L’Ecole de la Cause freudienne, 2015, p. 86 – 90. IRL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2015-2-page-86.htm
2 GOUMARRE, Laurent, « Le Peintre compte donc il est », In : La cause du Désir. [En ligne] Paris : L’Ecole de la Cause freudienne, 2015, p. 86 – 90. IRL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2015-2-page-86.htm
3 BRIENT, Pierrick, « Opalka, l’infini », In : Savoirs et clinique. [En ligne] Toulouse : Érès, 2006, p. 131 – 136. IRL : https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2006-1-page-131.htm

Cet article a été rédigé par Mélusine Clément

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