Maurizio Anzeri, la photographie brodée et revitalisée

Maurizio Anzeri est un artiste multimédia explorant les liens entre l’âme et le corps. Ce dernier connaît un rayonnement international grâce à ses compositions tissées donnant aux photographies anciennes une actualité troublante. Face à ces visages oubliés alors métamorphosés par des agencements géométriques de fils colorés, le spectateur ne peut rester impassible. L’utilisation des arts appliqués comme outils de dessin lui permet d’effacer l’identité des figures, révélant ainsi leur complexité psychologique. L’artiste envisage la photographie comme une archive infinie d’images à revitaliser par un travail tridimensionnel. Fort de son succès, ses œuvres ont été exposées dans des musées et des galeries réputés du monde entier et ont intégré d’importantes collections telles que celles de la Saatchi Gallery, de la galerie Gagosian, des Rothschild et d’Alexander McQueen. Sa production étant vaste, nous aborderons exclusivement celle relative au médium photographique ancien.

L’aura de la photographie vernaculaire

L’artiste se décrit comme un chasseur d’images traquant jusqu’à trouver la proie parfaite. Bien qu’il ne sache jamais vraiment ce qu’il cherche, il sait reconnaître, selon ses dires, une bonne image lorsqu’elle se trouve entre ses mains : «  Je sais immédiatement qu’elle deviendra l’une de mes œuvres d’art ». Maurizio Anzeri donne corps à la photographie en la cousant. Les motifs brodés viennent garnir les personnages anonymes, en suggérant une aura psychologique. L’aspect ancien des photographies est confronté aux lignes nettes et au chatoiements de ces fils colorés. Au delà de l’aspect matériel, la combinaison des médias donne l’effet d’une dimension où les histoires personnelles se confrontent au présent. L’artiste révèle alors pour la majorité de ses travaux un sens nouveau des photographies. Pour certaines autres, il en détourne le sens original. Par exemple, la photographie utilisée dans Round Midnight est un cliché du XXe siècle. Glamour, elle était considérée à l’époque comme émoustillante en raison de la nudité et de l’ethnicité de la jeune femme. Anzeri a délicatement cousu sur sa surface un voile noir, conférant à la figure une pudeur inconfortable, pouvant créer le malaise chez le spectateur.

Round Midnight, 2009, broderie sur photographie, 62 x 45 cm, The Saatchi Gallery, Londres.

Le processus de travail inhabituel de l’artiste commence dans les marchés aux puces. À partir de portraits des années 1930 et 1940, Anzeri superpose des motifs abstraits en cousant des fils aux motifs complexes directement sur la surface de la photographie. En cachant ainsi une partie de l’image, il en révèle une expression singulière. Une telle pratique pourrait être qualifiée de destructive, d’autant que l’artiste n’entend pas préserver ou célébrer le passé. Les photographies vernaculaires sont les photographies de tous les jours. Aujourd’hui comme hier, chaque personne prend plaisir à photographier pour garder en mémoire des évènements familiaux. Mais la valeur de ces photographies s’estompe à mesure que les personnes présentes sur celles-ci disparaissent. La valeur patrimoniale existe bien-sûr, mais la valeur émotionnelle est progressivement abandonnée. Maurizio Anzeri, par son processus de recherche, crée un lien émotionnel avec les images qu’il trouve. Bien que son intention est de nourrir l’image par la broderie, l’artiste italien aime l’idée de couvrir une photographie lorsque rien ne semble devoir être couvert.

Il explique qu’il s’intéresse davantage à l’utilisation de la photographie en tant que médium, plutôt qu’à son processus. Lorsque nous regardons une photographie,, nous pensons que nous regardons la réalité. Comme Roland Barthes, Anzeri pense qu’une photographie n’est qu’un moment passé. Le « ça a été » du philosophe synthétise une expérience tout à fait banale : la reconnaissance, à partir d’une image photographique, de la réalité passée d’une chose ou d’un évènement. L’artiste semble fasciné par ce phénomène, par cette réalité passée enfermée dans ce support matériel. De la même manière qu’une photographie n’aura pas le même sens à nos yeux à chaque fois que nous la verrons, l’artiste promeut la réinvention de la réalité passée. La photographie est alors revitalisée au sein d’une nouvelle dimension fictionnelle. Maurizio Anzeri admet entretenir une relation intime avec les personnages photographiés. En effet son acte est chargé : il porte non seulement la responsabilité du geste vis-à-vis des personnes représentées, mais également à l’égard de l’histoire de la photographie. Même si les personnages présentent des aspects parfois sombres et inquiétants, il se doit d’en prendre soin.

Blue Family, 2015, broderie sur photographie, 35 × 43 cm. Courtesy of the artist and Haines Gallery, San Francisco.

Un changement de paradigme

Plébiscités pour leur photogénie et leur caractère insolite, les travaux de Maurizio Anzeri restent photographiques, au sens où ils ne relèvent ni de l’artisanat d’art ni des arts textiles. Les attentes des amateurs d’une photographie analogique classique sont définies par le regard de l’auteur. Les photographies manufacturées n’abandonnent pas les questions d’iconographie, le tout y étant rejoué par un mode d’expression de l’ordre du geste accompli. Le regard du spectateur est attiré par la matière qui entre et sort de la surface. La pratique artisanale permet d’exprimer de nouvelles sensibilités. Nous voilà au-delà de l’affirmation du « beau tirage » : la valeur est ici expérimentale. Il pourrait s’agir d’une réhabilitation du travail à la main et de l’artisanat, alors que notre monde est enclin à de plus en plus d’automatisation et à l’heure où les intelligences artificielles peuvent menacer l’avenir de la création photographique. Alors que l’automatisation cause une forme d’uniformité, les gestes routiniers et répétitifs de la tradition permettent de réaliser des pièces originales. La photographie devient une image tangible loin du slogan des débuts de la Kodak  « appuyez sur le bouton, nous faisons le reste ».

La broderie ainsi utilisée renverrait aux « Arts & Crafts » de la fin du XIXe siècle. Les réalisations de Maurizio Anzeri sont des travaux d’aiguilles relevant de l’artisanat traditionnel et bien souvent populaire qui crée ici un dialogue avec la photographie amateur. La photographie est ainsi recyclée, ravaudée, au sein d’un monde qui serait lui-même à réparer. S’ancrer dans le passé pour mieux affronter le présent, telle semble être la conviction de l’artiste. Maurizio Anzeri trouve amusant que ces broderies aient été perçues comme une appropriation de techniques associées au travail féminin. Sa première expérience de la broderie vient presque paradoxalement d’un monde d’homme. Issu de trois générations de pêcheurs, l’artiste a vu dans sa jeunesse de nombreux hommes manier des fils et des aiguilles. Ces rituels et gestes sont ainsi ancrés dans son imagination. La matérialité de la perforation d’une aiguille dans l’image est pour Anzeri « un acte de pénétration », une formule malheureuse faisant définitivement entrer la broderie dans un monde d’hommes.

Nicola, 2011, broderie sur photographie, 23 x 17 cm, Saatchi Gallery, Londres.

Dans une interview donnée par Flaunt l’an dernier, l’artiste exprime que pour lui la broderie représente une manière différente de dessiner : avec des fils plutôt qu’avec des crayons. Comme les pêcheurs utilisent des filets pour attraper leurs proies, Anzeri utilise des aiguilles et des fils pour capturer des images. Au sujet de la couleur, celui-ci explique que le choix est soigneusement planifié et intuitif. En effet, il dessine des dispositions différentes à l’aide d’un papier calque avant de commencer à épingler. Il désigne son travail comme intuitif car il choisit le motif qui « respecte » et « viole » l’image, tel qu’il le dit, d’une manière qui le satisfait. Le choix des couleurs est dicté par ses humeurs et par le sentiment transmis par l’image qui se présente devant lui. Il se dit influencé par son environnement ; la couleur d’un fleur ou d’une belle robe suffit à l’inspirer. Alors que certaines images lui parlent immédiatement, d’autres semblent lui résister. Il est alors contraint à plusieurs heures d’essais.

Marcel, 2011, broderie sur photographie, 23 x 17.8 cm, Saatchi Gallery, Londres.

Son art permet l’entrecroisement des récits. Passionné par les portraits, il admet avoir une obsession pour les visages qui ont donné naissance à son œuvre. À l’occasion de sa collaboration avec le magazine Dazed pour une série nommé « Dazed and confused », l’artiste s’essaye en 2011 à la broderie sur des photographies récentes. Le résultat y est tout aussi spectaculaire, mais l’essence de son travail semble perdue. En effet, revitaliser des photographies destinées à être oubliées est un geste fort. Mais rien ne semble valoir les visages au charme suranné, prolongés et métamorphosés par les agencements géométriques des fils colorés de l’artiste italien.

Maxence Loiseau

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