Le musée juif de Berlin : quand l’architecture vaut mille mots

Cet article commence une série d’écrits issus d’exposés présentés lors des Travaux Dirigés portant sur l’art actuel que je donne à l’Université de Pau pour des L3 Histoire de l’art. Ceux-ci ont été retravaillé par les étudiant-es afin de correspondre au format article, ce sont des travaux de qualité axés sur ces différents axes : muséographie, écologie, intime et citation.
Marion Cazaux, mhkzo.

Présenter l’histoire des Juifs d’Allemagne, dans sa globalité, sans la réduire aux violences et au génocide commis par les nazis. Tel est le propos du musée juif de Berlin, le Jüdisches Museum Berlin, qui raconte cette histoire, de l’arrivée des premiers Juifs ashkénazes en Europe centrale durant l’Antiquité à nos jours. Le lauréat du concours organisé dans les années 1980 pour la construction du musée est le Studio Libeskind, composé de Daniel et Nina Libeskind1. Le studio propose le projet « Between the lines » (« Entre les lignes »), un édifice de béton recouvert de zinc, prenant la forme d’un zigzag que les Berlinois ont surnommé le Blitz, « l’Éclair ».
Il s’agit du premier projet architectural accepté et réalisé de Daniel Libeskind, né en 1946 à Łódź d’une famille juive polonaise survivante de la Shoah. L’architecte, qui possède également une formation de musicien, fait des parallèles entre ces deux arts, et propose une architecture expressive, symbolique et immersive. Il cherche notamment à traduire les notions de trauma et de vide (cette dernière notion étant désignée en anglais par deux concepts, « emptiness2 » et « void2 »).

Vue du ciel

L’architecture est ici le support d’un discours, elle raconte l’histoire du peuple juif allemand : une histoire qui trouve ses racines dans celle de leur nation, et qui se poursuit, de manière continue, jusqu’à nos jours ; une histoire témoin de ruptures, avec des périodes de tension, de discrimination et, au XXe siècle, d’extermination ; une histoire partiellement disparue, un vide créé par la disparition d’une partie de celle-ci lors de la Shoah, matérialisée dans l’espace muséal.

La continuité de l’histoire juive

À l’origine, le musée juif de Berlin est prévu comme un département du musée de la ville. Si le projet prend finalement son indépendance, sous la juridiction du gouvernement fédéral allemand et non plus du Land de Berlin, la réalisation du Studio Libeskind jouxte l’ancien bâtiment du musée de Berlin, le Kollegienhaus. Cet ancien édifice baroque prussien fait partie de l’ensemble constituant le musée juif de Berlin : ce dernier n’est ainsi pas un simple bâtiment moderne déconnecté du contexte environnant, mais un complexe qui intègre pleinement en son sein le passé de la capitale allemande.

Le Blitz à gauche et le Kollengienhaus à droite

Néanmoins, à première vue, de l’extérieur, le Blitz et le Kollegienhaus ne semblent pas communiquer. Une verrière construite dans les années 2000, le Glashof, fait un lien entre les deux constructions, en ajoutant un élément contemporain au bâtiment baroque. Le véritable lien repose dans la fonction du Kollegienhaus : être l’entrée du musée, par laquelle le visiteur atteint les expositions. Cette entrée prend la forme d’une tour en béton brut, qui traverse l’ancien édifice prussien du rez-de-chaussée aux combles, dans laquelle s’ouvre un escalier : le visiteur descend au sous-sol du Blitz et plonge aux racines de l’histoire juive allemande, aux racines de l’Allemagne elle-même.

Le sous-sol du musée, où se trouvent les premiers éléments d’exposition, se développe selon trois axes, qui se croisent et représentent trois tendances de l’histoire des Juifs allemands : l’Axe de la Continuité, l’Axe de l’Holocauste et l’Axe de l’Exil. C’est ce premier axe qui se présente d’abord au visiteur : un chemin droit, un tunnel menant à un autre escalier, monumental, qui traverse les trois autres niveaux du musée, et dessert la nouvelle exposition permanente, inaugurée en 2020, présentant la continuité de l’histoire juive allemande, du Moyen Âge à nos jours.

La représentation des ruptures

Vue latérale

Cependant, l’histoire juive allemande connaît des périodes de ruptures, représentées dans l’architecture. Cela apparaît dans l’aspect extérieur de la construction du Studio Libeskind : le Blitz, avec sa forme de zigzag, est interprété comme une croix de David brisée, ou comme l’« éclair » s’étant abattu sur les Juifs allemands sous le régime nazi. Le chercheur américain James E. Young décrit l’apparence de l’édifice comme « uncanny3 », « étrange », « dérangeante » : avec ses lignes brisées et son revêtement métallique froid, il semble préparer le visiteur à être confronté aux troubles de l’histoire juive allemande. Cette impression se prolonge à l’intérieur, dans les pièces d’exposition : la forme singulière du bâtiment rend l’Axe de la Continuité sinueux, et souligne les aléas de l’histoire.

Axe de l’Holocauste

Deux moments particuliers de l’histoire juive sont spécifiquement matérialisés, dans des espaces immersifs : la Shoah et l’exil forcé. L’Holocauste prend la forme d’un axe perpendiculaire à celui de la Continuité : l’Axe de l’Holocauste. Ce tunnel au sous-sol mène à une lourde porte, produisant un bruit sourd de métal lorsqu’elle s’ouvre, derrière laquelle se trouve une pièce plongée dans la pénombre. Cette pièce est le cœur de la Tour de l’Holocauste, une tour de béton brute qui jouxte le Blitz, qui semble isolé de celui-ci à la surface. Le visiteur se retrouve dans un espace vide, sombre, sans issue : seule une faible lueur inatteignable émane d’une trouée au plafond. L’architecture immersive nous donne à vivre une expérience rappelant celle de la Shoah, sans échappatoire possible.

Axe de l’exil forcé

De retour sur ses pas, le visiteur peut découvrir le dernier axe, l’Axe de l’Exil. Ce tunnel mène à un espace extérieur, le Jardin de l’Exil. Celui-ci représente la diaspora juive, l’exil des membres de cette communauté afin d’échapper aux pogroms et à la Shoah, mais aussi la déportation de ce peuple dans l’Antiquité à Babylone, avec un dispositif rappelant les Jardins suspendus. Quarante-neuf piliers se dressent dans ce jardin : quarante-huit représentent la fondation de l’État d’Israël, en 1948, tandis que le quarante-neuvième représente l’Allemagne et Berlin. De nouveau, cette architecture joue un rôle immersif pour le visiteur, qui expérimente le ressenti des exilés : il se perd dans cette « forêt » de piliers et il est désorienté par la construction en légère pente, qui gêne son appréciation de l’espace. Finalement, ce jardin représente l’illusion de liberté qu’est l’exil : il n’y a aucune issue, le monde extérieur étant inaccessible, derrière un mur. Comme dans la Tour de l’Holocauste, le visiteur est obligé de retourner sur ses pas, et de rejoindre l’Axe de la Continuité : l’histoire juive allemande connaît des moments tumultueux, mais ne cesse jamais.

La matérialisation de l’absence

Daniel Libeskind cherche à matérialiser le vide et l’absence dans son architecture. Sur sa façade, il dresse une topographie de l’ancienne Berlin : les fenêtres qui strient le bâtiment ne sont pas dessinées au hasard, mais à partir d’une carte imaginaire de la ville. L’architecte relie entre eux des lieux et des habitations de personnes importantes de la ville, juives ou non : il recrée les relations, parfois non-fondées, entre Hegel, Liebermann, Einstein … Ce réseau perdu est mis en valeur par la surface en zinc, qui se ternit au fil du temps, mettant toujours plus en valeur ces fenêtres. Celles-ci impactent bien sûr la disposition intérieure du musée : en lacérant les cloisons, elles ont posé des difficultés de conception pour l’exposition.

Vue latérale

Cependant, le vide et l’absence se matérialisent encore plus à l’intérieur du bâtiment : une ligne droite traverse le Blitz de part en part, coupant le bâtiment avec des murs de béton brut allant du rez-de-chaussée au couvrement. Les cinq espaces créés forment un quatrième axe, le « Void », le vide, la part de l’histoire juive disparue dans la Shoah. Deux espaces sont impénétrables ; deux autres sont accessibles pour le public, mais vides.

Seul le cinquième vide, le Vide de la Mémoire, est aménagé : il s’y trouve l’installation Shalekhet (« Feuilles mortes » en hébreu), de l’artiste Menashe Kadisman. Le visiteur est amené à marcher sur un ensemble de dix mille visages à la bouche ouverte, découpés dans des plaques de fer, représentant les victimes de la guerre et de la Shoah. L’atmosphère est pesante dans cet espace gris, écrasant, dans lequel résonne le bruit du fer qui s’entrechoque. Ce vide matérialise la réappropriation de la mémoire, le travail de mémoire à effectuer afin de dépasser l’absence et le vide.

Un musée-mémorial immersif

L’architecture du musée juif de Berlin porte en elle le récit de l’histoire juive allemande : la continuité à travers les siècles, malgré les périodes de rupture et le vide créé, comblé en partie par le travail de mémoire. Cette architecture immersive, joue avec le visiteur, en lui faisant vivre une expérience portant le discours, reposant sur le malaise et la désorientation.
Bien qu’il ne soit pas un mémorial à proprement dit, le musée juif de Berlin peut être considéré comme un « musée-mémorial4 » : au-delà du discours scientifique historique, il commémore la Shoah, qui tient une place très importante dans le discours muséal.
La force expressive de l’architecture est telle, que de 1999 à 2001, 300 000 visiteurs sont venus visiter l’édifice vide, sans son exposition permanente, en faisant ainsi l’un des principaux musées allemands.

1 Mis à part quelques mentions occasionnelles par son mari, Nina Libeskind n’est que peu présentée dans les sources consultées, et son rôle dans l’élaboration du projet du musée juif de Berlin n’est pas explicitement évoqué.
2 LIBESKIND Daniel et MOUCHARD Claude (trad.), « Trauma », in Po&sie, n°115, 2006, p.122-134.
3 YOUNG James E., « Daniel Libeskind’s Jewish Museum in Berlin: The Uncanny Arts of Memorial Architecture », in Jewish Social Studies, vol. 6, n°2, 2000, p.1-23.
4 CHEVALIER Dominique. Musées et musées-mémoriaux urbains consacrés à la Shoah : mémoires douloureuses et ancrages géographiques. Les cas de Berlin, Budapest, Jérusalem, Los Angeles, Montréal, New York, Paris, Washington, mémoire d’anthropologie sociale et ethnologie, Paris : Université Panthéon-Sorbonne, 2012, p.20

Article rédigé par Léo GEY

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