Liliana Porter et Tabita Rezaire aux Abattoirs : genre, classe et écologie

Pour Florilèges j’ai pu assister à la visite-presse des Abattoirs (Toulouse) portant sur les deux expositions qui ont ouvert début avril : celle sur Liliana Porter et celle sur Tabita Rezaire. Le centre d’art toulousain frappe fort une nouvelle fois avec une double exposition d’artistes femmes engagées. Après Niki de Saint Phalle, l’équipe des Abattoirs s’intéresse ici à deux générations de femmes, une trentaine d’années les séparent, et c’est l’engagement et leur statut de femme qui les rapprochent. Il est assez rare d’ouvrir deux expositions différentes le même jour, mais on peut reconnaître une certaine complémentarité dans les travaux proposés. Aussi, un vernissage de l’espace principal mobilise plus de public, en ce sens Tabita Rezaire bénéficie d’une meilleure visibilité.

« Liliana Porter, le jeu de la réalité. Des années 1960 à aujourd’hui »

Cette première rétrospective en France de Liliana Porter (1941 -) se visite chronologiquement avec une centaine d’œuvres. L’enchaînement des salles et les cartels de médiation permet de comprendre facilement l’évolution de l’artiste, avec des thématiques persistantes comme l’illusion et l’accessibilité de l’art.

On commence par ses débuts avec son collectif « New York Graphic Workshop », qu’elle participe à créer avec Luis Camnitzer et José Guillermo Castillo en 1964. Il est intéressant de voir qu’elle plonge dans la tradition des affiches politiques d’Amérique latine avant de se diriger vers une pratique plus minimale. J’ai beaucoup aimé la salle avec l’installation interrogeant la réalité et l’illusion du papier froissé, ce jeu des volumes et cette invitation à participer, à nous même froisser du papier et l’ajouter à l’installation (déjà réalisée en 1969 notamment).

Sa pratique actuelle s’articule autour de narrations, de discussions. Elle utilise des figurines qu’elle chine, et une fois chez elle, elle les assemble, les met en scène. La photographie avec Mao et Napoléon illustre sa tentative de créer des dialogues inattendus, impossible dans la réalité et qui pourtant ici se concrétisent.

Memorabilia, 2016

Pour les Abattoirs elle crée deux grandes installations, To sweep, en une seule journée. On peut y voir une multitude d’objets et de personnages qui se font face, qui sont sur la même échelle. C’est une sorte de société idéale où les différences ne dérangent en rien, où tout le monde fait société et échangent. Ses figurines servent plusieurs fois, son répertoire s’agrandit régulièrement et permettent d’étoffer ses narrations. Le matériel est réutilisable mais chaque œuvre laisse sa propre marque. On peut y voir une démarche plus écologique dans la création artistique et permet de requestionner les usages et les pratiques en art contemporain.

La forte présence de personnages issus du prolétariat (ouvriers, femmes de ménage…) est importante et à noter : on connaît peu de représentation du prolétariat en art contemporain. Comment le représenter sans établir un discours misérabiliste et pathétique ? Comment leur rendre leur place sans les héroïser ou au contraire les paupériser ? On peut penser à la peinture sociale comme début des représentations prolétaires modernes, les œuvres de propagandes communistes et aujourd’hui le photo-reportage/photo-documentaire. Mais est-ce que les artistes actuel·les embrassent cette thématique ?

Pour terminer, c’est une rétrospective qui remplit son rôle, en laissant une belle place à la pratique actuelle de Liliana Porter. J’apprécie toujours autant la médiation spéciale pour les enfants, avec des cartels plus bas et ludiques. Cela aide aux visites familiales, rendant le lieu plus accueillant pour le public. Les espaces des Abattoirs sont bien aménagés et permettent de clarifier les différentes thématiques et périodes sont forcément rajouter des cartels. Une très belle façon de découvrir cette artiste.

« Fusion élémen.terre »

C’est la première exposition monographique en France de Tabita Rezaire. Née en 1989, elle se définit comme franco-guyano-danoise ». Sa vie est marquée par les voyages et les rencontres interculturelles (Paris, Copenhague, Londres, Mozambique, Johannesbourg, Prague, etc). Ces différents lieux lui offrent une culture visuelle importante et des références de multiples horizons.
Depuis deux ans elle a fondé un lieu appelé Amakaba en Guyane, une sorte de tiers-lieu mélangeant art, astronomie, yoga, doula, spiritualité et agriculture. Avec son collectif elle explore de nouvelles façons de vivre et d’envisager la terre et notre rapport à l’écologie.

Le travail artistique de Tabita Rezaire s’articule autour de l’art numérique, des installations, des vidéos et du son. Cette pratique polymorphe lui permet d’aborder des thématiques complexes comme la race, le genre et l’écologie. Rezaire questionne l’identité numérique, le post-internet et comment le numérique est un facteur potentiel de modification de nos vies. Cette réflexion rejoint les points mis en avant par les Abattoirs, en ce sens, cette exposition prend tout son sens.

Tabita Rezaire nous offre un travail empli d’humour et un univers visuel nous plongeant dans la nostalgie des années 2000. Dans le collage numérique « Dilo » (2017) on retrouve son avatar, une sorte d’autoportrait où elle prend la forme d’une double-chimère Tabita-sirène et Tabita-serpent au milieu d’un environnement aqua-numérique. Cette œuvre questionne finement le lien entre les passages atlantiques des câbles internet et les chemins empruntés par les navires de la traite.

Lorsqu’on descend vers cette exposition on arrive face à « Ikum : Drying Temple » (2019), grande installation invitant au passage en son sein. Tabita Rezaire et son collègue Yussef Agbo-Ola (1990-) expérimentent des architectures éphémères comme a pu l’expliquer Yussef lors de la visite. Cette installation s’inscrit vraiment dans une démarche écologique complexe et fine. À l’aide de matériel scientifique ils ont pu récupérer le motif visible dans la nuque d’une fourmis, motif qu’ils ont repris par codage pour le tissu. Ce tissu numérico-naturel est mis en confrontation directe avec des plantes médicinales installées sur le plafond de l’installation, comme si elles étaient en séchage. C’est une traduction de ce lien que Tabita Rezaire et son collectif réalisent entre les savoirs ancestraux et savoirs contemporains, ils cherchent à les lier et non pas à créer de hiérarchie. Cette installation reviendra au lieu Amakaba après l’exposition pour avoir une deuxième vie et servir d’abris pour des animaux, cela permet de réfléchir aux enjeux sociaux et écologiques en art actuel.
L’exposition propose deux autres installations vidéos, dont l’une d’elle a été acquise par les Abattoirs lors d’une précédente collaboration avec Tabita Rezaire.

Ces deux expositions portent plusieurs intérêts : bien-sûr découvrir deux artistes talentueuses, ouvrir son horizon d’attente et passer un moment agréable.
Les parcours et les travaux des artistes posent beaucoup de questions qui animent les milieux artistiques : race, classe, genre et écologie. Comment repenser le matériel qui fait l’œuvre ? Peut-on le réutiliser, si oui comment ? Peut-on faire, défaire et refaire ? Peut-on recycler le matériel tout en faisant avancer notre discours ? Cela pose aussi la question de l’impact de ce type de pratique dans le marché de l’art.

En bref, une exposition qui nous donne de quoi penser, et ça, ça nous plaît.

Les deux expositions sont à voir jusqu’au 27 août aux Abattoirs de Toulouse.

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