« Molinier rose saumon » : l’expo solaire

« Couché dans un lit auprès d’une fille qu’il aime, il oublie qu’il ne sait pas pourquoi il est lui au lieu d’être le corps qu’il touche. »
– Georges Bataille, L’Anus solaire, 1970, 2011, p14

Pour ses 40 ans le FRAC Aquitaine nous propose rien de moins que la plus grande rétrospective à ce jour dédiée à Pierre Molinier : »Molinier rose saumon« , organisée par trois commissaires d’expositions : Marie Canet1, Claire Jacquet2 et Emmanuelle Debur3. L’important travail de recherche des commissaires nous permet de découvrir des apports inédits et une approche renouvelée. L’artiste bordelais est intimement lié au FRAC, puisqu’à sa création l’institution commence ses collections par l’achat d’une trentaine de travaux de Molinier. Nous pouvons remercier les différentes institutions artistiques bordelaises, le Centre Pompidou, le Musée d’Art Moderne de Paris ainsi que les collectionneurs·euses privé·es pour le prêt des quelques 220 œuvres. Au cours de notre visite nous retrouvons l’ensemble de la carrière de Pierre Molinier, avec son début en peinture avant son virage vers la photographie et une pratique du travestissement toute particulière. Dans cette exposition il est accompagné d’une cinquantaine d’autres artistes, afin d’intégrer Molinier à un paysage artistique plus large et plus complexe qu’on a pu nous laisser croire.

Il est à noter que l’exposition est interdite aux mineur·es, dû au caractère sulfureux de certaines œuvres exposées. Il est par ailleurs conseillé au public adulte de regarder en amont le travail de Molinier pour éviter les déconvenues lors de la visite. Pour les mineur-es, et parce qu’il est important de poser les questions de genre, une salle alternative est proposée avec des travaux plus légers de Molinier et de huit autres artistes, intitulée « Pierre Molinier, les corps et les genres ». Elle est par ailleurs agréable et ludique, le public adulte y trouvera aussi de l’intérêt.

Mais qui est Pierre Molinier ?

Avant ma visite au FRAC, je me suis replongée dans les notes de mon mémoire de recherche, consacré au travestissement au XXe siècle et particulièrement celles sur Pierre Molinier4. Cet artiste est connu pour sa pratique du photomontage où il mêle des éléments de son corps et de corps féminins : ainsi il crée une chimère de lui-même, une vision fantasmée du corps (de son corps?). Le caractère pseudo-authentique du medium de la photographie rajoute un flou dans ses autoportraits modifiés où on peut peiner à savoir « qu’est-ce qui est à qui ». Son travail se caractérise aussi par une forme d’homo-érotisation de « son » corps

Je me trouvais donc prête à intégrer les informations, avec une attention particulière à la scénographie. Plus je monte des expositions moi-même et plus je scrute les accrochages, je note la taille des cartels, la hauteur des cadres, la densité d’images sur un même mur, choix des œuvres et des artistes, prise de risque, provenances, etc. Une mise en scène réussie permet au public une visite bien plus qualitative, cela donne envie de lire les cartels, de passer du temps, de papillonner d’œuvres en œuvres. Le travail des commissaires d’exposition est remarquable ici. On s’éloigne de la théâtralité à laquelle on raccroche souvent Pierre Molinier, pour une scénographie aérée, sur murs blancs, une hauteur légèrement baissée, de l’espace pour circuler. Les salles font sens entre elles et nous permettent de comprendre la démarche et l’évolution de l’artiste, sans difficulté majeure. Ici nous pouvons repenser à l’exposition « Welcome to the show5 » sur l’artiste Mehryl Levisse qui présentait également des œuvres de Pierre Molinier. Espace 29 avait fait le choix d’accrocher les photographies sur un mur recouvert d’une tapisserie créée pour l’occasion par Mehryl Levisse. Le lieu, plus restreint, était bien occupé par les cadres et les personnages-mannequins caractéristiques de Levisse. Une autre ambiance, mais qui a également ses avantages.

L’exposition

Pierre Molinier, Le Grand combat, 1951, coll. privée

L’exposition est divisée en salles, et leur nom commence systématiquement par « Ça » suivi d’un verbe, beaucoup intégrant des jeux de mots savoureux, qui auraient pu être dit par Molinier lui-même.
La visite commence par la salle « Ça conteste » qui présente le Molinier peintre, ses recherches iconographiques jusqu’à 1950. On se souvient notamment de l’épisode au Salon des artistes indépendants où il présentait « Le Grand Combat » qui déclenche un scandale, le poussant à draper de noir son travail. Cet entremêlement de jambes était trop osé pour les surréalistes. Il en profite pour apposer un texte dénonçant la censure. On notera que les commissaires ont fait le parti pris de ne pas inclure les surréalistes dans cette exposition, même si Pierre Molinier a eu une correspondance avec André Breton. En effet, le groupe n’a pas accepté l’artiste bordelais, le jugeant trop « pervers » pour eux : audacieux comme position lorsqu’on voit les décompositions de corps féminins qu’ils signent sans bégayer, ce qui les gênent est sûrement plus de l’homophobie qu’autre chose. C’est un des actes mythificateurs de la figure de Molinier, à partir de là il se lance dans la photographie, plus apte à accueillir sa radicalité. On retrouve l’artiste Mehryl Levisse qui présente un de ses personnages assis sur une des parois et surplombant la scène, on se sentirait presque surveillé par cette présence qui s’apparente à de l’inquiétante étrangeté.

« Ça fictionne » prend la suite chronologique, l’accrochage explique clairement sa technique et ses essais de photomontages jusqu’à trouver la recette qui lui convient. « Ça fusionne » nous met dans le bain du traitement homo-érotique des jambes de Molinier, qu’il accole systématiquement à tous ses photomontages. C’est un élément tellement caractéristique de l’oeuvre de Molinier que l’exposition ouvre sur un texte et une jambe qui sort du mur.

Pierre Molinier, Le Temps de la mort, 1966 – coll. privée

« Ça secte » vient nous rappeler que Pierre Molinier avait créé un groupe secret appelé « Les Voluptueux » en 1960. Il avait rédigé les règles sur une trentaine de pages, parmi celles-ci des indications sur comment le corps devait être présenté en soirée mais aussi sur l’acceptation de l’idée de passages entre les genres. C’est sûrement ici que les œuvres les plus sulfureuses sont présentées, le travail de Reba Maybury s’intègre parfaitement à la mise en scène. Cette artiste, dominatrice et autrice, est photographiée en ouvrant frontalement son manteau et en laissant apparaître son corps nu et enceint. On peut voir sa photographie comme un questionnement sur la place de la femme dans l’espace public, la place des travailleuses du sexe dans la rue, dans nos quotidiens, les sortant du silence tabou autour de leur métier mais également sur le ventre enceint comme potentiel désérotisant.

« Ça transe » s’intéresse à la spiritualité qui ponctue la vie de Molinier, que ce soit le tantrisme ou le mythe de sa mission pour des moines bouddhistes. Hélène Delprat y présente deux œuvres, une accès sur ce thème et l’autre issu de sa série « Le jour où j’ai voulu être » (Pierre Molinier est un artiste souvent repris, comme chez Rachel Laurent).

Hélène Delprat, Le jour où j’ai voulu être Pierre Molinier, série « Le jour où j’ai voulu être », 2011, Galerie Gaillard

L’exposition continue et présente une salle colorée « Au corset qui tue », avec un accrochage dense, qui détonne avec le reste, multipliant les références : Luciano Castelli, Michel Journiac, Marcel Duchamp, Lee Miller, Ria Pacqué. C’est une façon d’intégrer Molinier à l’histoire de l’art et de montrer comment ses expérimentations continuent dans la pratique actuelle (Maïa Izzo, Alberto Sorbelli).

Malgré cette érotisation constante de ses jambes, cet intérêt plus que prononcé pour la masturbation qu’il cherche même à théoriser, l’omniprésence de la figure du phallus et la pratique du travestissement : Pierre Molinier se définissait comme hétérosexuel, il a eu une femme et deux enfants. Difficile à croire pour une production aussi queerisante. La façon dont il a de recomposer son corps en emprunter des attributs féminins (poitrine, lingerie) peut nous faire penser que la question est moins de l’ordre de l’orientation sexuelle que de l’identité de genre. Il est impossible de queeriser des personnages post mortem, mais nous pouvons tout de même poser des hypothèses. Rappelons-nous qu’il déclare « J’aurai aimé être lesbien ».

En bref, cette exposition fera date dans le travail sur Pierre Molinier, mais aussi sur l’art queerisant/queer de façon générale. La scénographie permet une visite agréable, je conseille tout de même de regarder avant quelques œuvres de Molinier pour savoir à quoi s’attendre. Je conseille de prévoir un bon créneau d’une heure et demi voire deux heures pour avoir le temps de tout voir et d’apprécier la diversité des œuvres. Le catalogue d’exposition arrive au cours du mois de mai, sans nul doute une pièce à acheter. Vous avez jusqu’au 17 septembre pour vous faire une idée sur cet artiste peu exposé.

1Historienne de l’art, critique d’art, commissaire d’exposition et enseignante

2Directrice du FRAC Nouvelle-Aquitaine Méca

3Journaliste

4 Cazaux Marion Mhkzo, « Figure drag : vers une explosion du genre », s.l., s.n., 2022.

5 Mehryl levisse – espace 29, https://mehryllevisse.fr/mehryl-levisse—espace-29.html, consulté le 4 avril 2023.

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