Cape Light. Méditations photographiques de Joel Meyerowitz

C’est une photographie en couleur, de format horizontal, qui montre la terrasse couverte d’une maison de bois, donnant sur l’océan Atlantique. Au-delà d’une structure géométrique ordonnancée par l’architecture victorienne, de style Queen Anne, le regardeur contemple une étendue marine crépusculaire dont la couleur perle contraste avec les chaudes teintes orangées émanant de la demeure. Cette composition frontale, claire et simple agence un dialogue d’éléments contraires. D’une part, la nature, l’eau, un éclair et l’obscurité du soir naissant. D’autre part, la civilisation, une habitation aux dimensions géométriques, rationnelles et esthétiques. Ces univers opposés, en tête à tête, dansent et s’interpénètrent créant un subtil agencement de textures, de lignes, d’ombre et de lumière.


L’absence de figure humaine, alliée à une apparente rigueur documentaire, confère un caractère insolite à la scène : Le regardeur contemple une demeure sans habitants bien qu’en apparence habitée ; il est confronté à “Ce salutaire mouvement par lequel l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers” comme l’écrit Walter Benjamin à propos d’Eugène Atget (“Petite histoire de la photographie”, in Poésie et révolution, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 28).

Cette image a été prise à la fin des années 1970, alors qu’une poignée de pionniers américains s’emparent de la photographie couleur pour lui donner ses lettres de noblesse. Aux côtés de Stephen Shore ou encore William Eggleston, Joel Meyerowitz est l’un des premiers à s’adonner à ce nouveau procédé jugé “vulgaire” à l’époque de l’hégémonie du noir et blanc. Ces créateurs privilégient des thèmes “ordinaires”, parfois inspirés de l’esthétique vernaculaire de la publicité, réemployés dans une esthétique moderniste tout en attachant un soin minutieux à la qualité des tirages, souvent en grand format.


Joel Meyerowitz, après ses débuts en noir et blanc à arpenter les rues de New York aux côtés de Garry Winogrand, se tourne vers la chambre photographique grand format, 8 x 10 pouces. Cette technique utilisant à l’origine un film négatif sur plaques de verre, et aujourd’hui, plus couramment, un film où un dos numérique de grand format, oblige à réaliser les prises de vues une par une avec une faible productivité. Malgré le volume important du matériel, ce procédé, remontant aux temps de l’invention de la photographie, reste prisé pour les images d’architectures, d’industrie ou la reproduction d’œuvres d’art en raison de la taille des agrandissements permis, avec une sensibilité et une définition remarquables.

Joel Meyerowitz, Early works, 35mm black and white photographs, New York, 1963.
Des débuts aux antipodes de son travail de la couleur en chambre grand format.


J’ai découvert que j’avais une seconde personnalité photographique : Le jazzman qui improvisait dans la rue cédait la place à une façon de voir plus classique, plus lente, plus contemplative. Mon vocabulaire visuel s’est enrichi de nouvelles conceptions sur la lumière, l’espace, le temps.” résume l’artiste (Joel Meyerowitz, Retrospection, 2018, traduction de Mary Delaby, éditions Textuel). En effet, l’architecture modulaire de l’appareil permet des mouvements de bascule et de décentrement qui offrent la possibilité d’intervenir avec précision sur la mise au point et la perspective. Ce mode de production d’image démontre la volonté de revenir aux sources de la photographie, mais également d’intégrer une dimension méditative dans le processus de
création.


Le calme inédit et la sensation d’immobilité et de silence qui se dégagent de l’image renforcent sa valeur spirituelle. Le photographe engage une réflexion sur l’essence de son art, convoquant un rapport à la lumière, à la profondeur de l’espace, à l’interaction des éléments dans l’atmosphère. Cette démarche pourrait ainsi être résumée par la formule de Fernando Pessoa : “Voir, c’est être loin. Voir clairement, c’est s’arrêter. » (Le livre de l’Intranquillité, vol. 2, traduction de Françoise Laye, Paris, Bourgeois, 1992, p°245). Renonçant aux contrastes marqués de son œuvre de jeunesse, Meyerowitz parvient ici par son approche de la couleur à une mystérieuse harmonie. Les teintes nuancées s’unissent délicatement et les tonalités se fondent en un équilibre doux et élégant. L’emprunt discret au vocabulaire visuel des publicités de luxe ou des dépliants touristiques au vernis romantique, est réapproprié dans une recherche d’abstraction. En prenant pour point de départ cet exercice chromatique dans une petite station balnéaire, l’auteur construit une image réfléchie et plurielle : Partant d’une sorte de catalogue de la vie américaine, de son esthétisme artificiel et de l’ennui ou du malaise de la vie provinciale, Joel Meyerowitz enrichit sa photographie d’une quête d’équilibre entre ordre formel et hasard.

Face à cette photographie, les éléments structurants prennent une résonance plastique particulière de sorte que “la ligne est ténue où s’arrête le sujet et où commence l’esprit” pour reprendre les mots de Robert Frank (cité par Ben Maddow in Faces : A narrative history of portrait photography, Boston, 1979, p°527). Toutefois, le ressort de l’abstraction demeure ambigu car il est combiné à une riche culture visuelle. Une nostalgie insaisissable émane de la reprise de thèmes modernes : C’est à la fois une peinture de la vie au jour le jour, ici centrée sur un lieu de loisir, et un traitement de la couleur qui se libère peu à peu des contraintes du sujet pour anticiper sa dissolution. Les images de la série Cape Light sont à la fois un exercice de pure abstraction et une retranscription sensible et intelligible des mutations de la société tant dans son rapport à la nature qu’à la ville.


Provincetown, dans la baie de Cape Cod, sur la côte est des Etats-Unis, lieu de débarquement du Mayflower en 1620, incarne une image archétypale de la petite ville américaine. Son modèle est caractéristique de l’American way of life avec un plan urbain étalé, composé de maisons individuelles de bois avec jardin et garage, reliés par des routes au tracé droit.


Néanmoins, cette parfaite normalité endosse une sorte “d’inquiétante étrangeté ». Le style ascétique et la sévérité induisent une distance qui traduit peut-être la solitude existentielle inhérente à la civilisation moderne. Joel Meyerowitz emprunte à Edward Hopper le paradoxe d’un sujet à la fois banal et énigmatique, renvoyant à la thématique de l’homme seul face à la ville ou bien posté aux limites de la civilisation. Les images créées visent à traduire ce problème en termes picturaux.


Il en découle une dimension cinématographique saisissante : là où il ne se passe en apparence rien, dans le temps de l’attente, les formes prennent vie et l’imagination s’enclenche. Les ombres insolites suggèrent une alchimie obscure, un secret, une allégorie inconnue.


Les rectangles enchâssés qui cadencent la photographie permettent une mise en abîme du cadrage. Cela renforce la dimension contemplative, conviant le regardeur à s’identifier et à rentrer dans l’image. Dès lors, commence un jeu entre surface et profondeur, vibration interne de la lumière et conscience rêveuse. Cette image dépeuplée et silencieusement
belle allie des objets tout à fait communs à une luminosité trouble, un éclairage changeant, une lueur exceptionnelle.
Enfin, cette image illustre, chez Joel Meyerowitz, une articulation entre une recherche technique, une esthétique inscrite dans une tradition moderne et américaine et une méditation sur l’art de la tonalité. Entre rupture et continuité, c’est une cristallisation d’un moment de l’histoire de la photographie, à savoir l’avènement de la couleur, sans pour autant rompre avec les racines de l’identité visuelle du pays. C’est aussi, d’une certaine manière, un poème, mêlant histoire, mémoire et langage oculaire, ouvrant une interprétation symbolique de portée métaphysique.

Image mise en avant : Joel Meyerowitz, image issue de la série Cape Light, 1976-1989.

Elio Cuilleron

Bibliographie : 

Cape Light, color photographs by Joël Meyerowitz, Museum of fine arts, Brown and company, 1978, première édition. 

– “Petite histoire de la photographie”, in Poésie et révolution, traduction de M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 28. 

– Joël Meyerowitz, Retrospection, 2018, traduction par Mary Delaby, éditions Textuel. – Le livre de l’intranquillité, vol. 2, traduction de Françoise Laye, Paris, Bourgeois, 1992, p°245. 

– Ben Maddow in Faces : A narrative history of portrait photography, Boston, 1979, p°527 

Le vocabulaire technique de la photographie, sous la direction d’Anne Cartier-Bresson, éditions Marval et Paris musées, 2008. 

Une histoire mondiale de la photographie, Naomie Rosenblum, préface d’Anne Cartier-Bresson, Abbeville press, 1998. 

Nuits électriques, MuMA (Musée d’art moderne André Malraux, Le Havre, Octopus éditions, 2020. 

Hopper et l’art américain, Laurence Debecque-Michel, éditions Ligeia, 2012, 2ème édition revue et augmentée. 

– Catalogue de l’exposition Introduction à Garry Winogrand, sous la direction de Léo Rubinfien, éditions Flammarion / Jeu de paume, 2014 

– Stephen Shore, Leçon de photographie – La nature des photographies, éditions Phaidon, 2007. 

Qu’est-ce que la photographie ?, Clément Chéroux, Karolina Ziebinska Lewandowska, Collection de photographies du centre Pompidou / éditions Xavier Barral, 2015. 

– Susan Sontag, Sur la photographie, trad. de l’anglais (américain) par Philippe Blanchard avec la participation de l’auteur, première édition 1973, réédition de 2008 par Christian Bourgeois éditeur. 

La photographie, histoire, techniques, art, presse, dirigé par Thierry Gervais et Gaëlle Morel, Larousse éditions, 2011. 

Liens des sites et pages consultées sur internet : 

https://books.openedition.org/pupo/6471?lang=fr – https://www.moma.org/collection/about/curatorial-departments/photographyhttps://www.mep-fr.org/event/joel-meyerowitz/

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