
La photographie, « en modifiant les images du monde, l’image de soi et surtout le rapport même à l’image, […] a changé du tout au tout, de manière irréversible notre relation à l’expérience visible, au beau et à la vérité » affirment André Gunther et Michel Poivert dans L’Art de la photographie, des origines à nos jours.
Il y a dans la photographie, en tant que médium technique et support de création, un rapport essentiel au temps. Non seulement parce qu’elle fait rupture dans l’histoire des arts mais encore parce qu’elle initie une danse entre des instants fracturés. La photographie nous parle donc en elle-même du temps, à la fois familier et étrange, proche et distant, admis et fuit.

Dans sa monographie Irréversible parue en décembre 2022, Stéphane Gizard invite le regardeur dans une croisière entre contemplation, désir et méditation. L’auteur parle du corps, de la mémoire et convoque l’image pour créer une rencontre entre des temporalités disjointes, des amours épars, des éclats d’amitiés. Le biais de l’érotisme, suscitant d’abord le trouble, dévoile peu à peu une ouverture mélancolique sur le passage des heures.
Au creux de la séduction et du plaisir se révèle la consomption. Par l’observation des hommes et de la sensualité, ces instantanés de velours propulsent vers une langueur mystérieuse. La douceur des chairs pousse par contraste à mesurer l’amertume de la fragmentation de l’existence en une série incohérente de moments. Les Polaroïds morcellent les corps et les cadrages scindent les membres. Les images témoignent ainsi de l’éclatement du temps dans une éloquente complainte.
Au point de rencontre entre l’amour et la finitude, cet antagonisme primitif est cristallisé par . L’inclinaison profane est mise en scène dans des espaces presque entièrement décontextualisés. Perdus, pris au piège au milieu du vide les corps apparaissent de façon intime, contiguë et instable. Les sujets photographiés émergent dans un intervalle métaphysique qui suggère un silence trahit une mâle vulnérabilité.

L’élégance de ces images rappelle la clarté nostalgique de Thomas Eakins aussi bien que les teintes nettes et délicates de Singer Sargent. Les compositions élémentaires dégagent un sobre spleen empreint de volupté. Il y a une grâce de l’ambiguïté qui associe l’authenticité au fantasme dans un mouvement d’épure formelle. Le corps de l’autre devient une métaphore du souvenir, à la fois accessible et lointain.
Entre l’idéal et l’expression d’une torpeur face au cours du temps, Irréversible réaffirme la volonté de sublimation. Les clichés sexuellement chargés induisent une quête spirituelle où le chaos jouxte l’épanouissement des sens. Une esthétisation de ces tensions porte vers une nostalgie onirique. Nostalgie des idylles finies ou bien de l’adolescence enfuie.
Elio Cuilleron