
« Toi qui entre ici, abandonne toute espérance.»
Ces mots issus de La Divine Comédie de Dante auraient pu se trouver gravés sur la plainte du lourd portail qui scelle l’entrée vers le monde étrange des œuvres fantastiques de Zdzisław Beksiński. Un artiste polonais touche-à-tout qui passa sa vie à narrer dans ses œuvres des histoires aux paysages indescriptibles, dignes des horizons cosmiques, terrifiants et vertigineux imaginés jadis par Howard Philip Lovecraft.
Beksiński est né en 1929 et est mort en 2005. Sa carrière artistique ne débute pas dans la peinture mais dans la photographie. Marquée par sa formation d’architecte, ses premières productions sont des collages de photographies, avec des annotations. Puis, il s’attèle à des photos de portraits mélancoliques, sombres, de sujets aux regards perdus dans le lointain, mais aussi de choses lugubres, des poupées aux visages arrachés, des hommes aux visages recouverts de bandages, d’autres couverts de cicatrices.

Ces photographies sont déjà remarquées et appréciées, mais plutôt que de faire carrière dans ce médium, il change de technique et fait de la sculpture. Réalisant des œuvres en bas-relief frisant avec l’art brut. Cela ne dura pas longtemps avant qu’il ne se lance dans le dessin.
Ces premiers croquis ont l’apparence de griffonnements frénétiques, d’où jaillissent des formes malsaines et dérangeantes. Monstres graciles et difformes aux allures presque érotiques et sadomasochistes. Comme si ces dessins aux courbes névrotiques étaient les représentations d’âmes damnées directement observées en enfer.

Peu à peu, ces formes vont prendre des formes plus éthérées, se diversifier, se parer de couleurs. Alors, l’art de Beksiński se met à évoluer dans la peinture. Ses toiles sont des acryliques et des peintures à l’huile qui dépeignent tour à tour des paysages surréalistes, post-apocalyptiques ou/et dystopiques. Des images à la fois terrifiantes et sublimes qui empruntent aux styles baroques et gothiques, comme l’artiste le définissait lui-même. Période que l’on surnomme : la période fantastique.

On peut voir la manière de peindre de Zdzisław Beksiński comme un mélange entre réalisme et abstraction, dans un jeu de textures et de clair-obscur frappant et percutant. Chairs, métal, roches et duveteux nuages s’organisent sous les touches de pinceaux et traits de crayons. Si ses compositions nous paraissent uniques et originales, on ne peut s’empêcher d’y voir une inspiration dans des prédécesseurs ou productions culturelles passées. Par exemple Jérôme Bosh et Brueghel l’Ancien, ou encore Salvador Dali. Mais aussi certaines curiosités architecturales de son pays comme la chapelle des crânes qui se trouve à Kudowa Zdroj en Pologne.
Ce qui est intéressant avec ces peintures et l’œuvre de l’artiste polonais en général, c’est sa volonté de ne pas donner d’interprétation à ses œuvres. Il avait l’exercice en horreur. Cette idée allait jusqu’à le pousser à la destruction de ses toiles les plus « personnelles » selon lui. De même pour les messages politiques, dont il disait que ses œuvres étaient dénuées. La seule chose qu’il affirmait à propos de ses productions était qu’il voulait « peindre comme on photographie les rêves ». Il n’avait pas d’autre but que de nous emporter avec lui dans cet univers de création et de destruction, à la fois laid et sublime. Un monde fait de paysages désolés ; de monuments fantasques, titanesques et de déités lovecraftiennes. Ce peintre peignait pour lui mais en incluant ses potentiels spectateurs au processus.
Ce sont des œuvres qui ne s’analysent pas mais qui se vivent, se racontent. Chacun est invité à y voir le monde qu’il veut, à y calquer ses propres rêves mais aussi cauchemars. Se plonger dans les peintures de Beksiński, c’est commencer un voyage étrange dans un futur sombre, mais teinté tout de même d’une certaine lueur dans certains tableaux.
Si l’artiste ne voulait pas que l’on cherche des messages dans ses œuvres, on ne peut s’empêcher d’y voir les stigmates de la Seconde Guerre mondiale, théâtre de l’horreur humaine par excellence. Tout comme ceux des totalitarismes ; avec des figures terrifiantes tatouées de croix gammées ou de la faucille et du marteau sur le front. On croirait voir se mouvoir les traumatismes diverses de ce monde. Tout comme l’utilisation du symbole du crucifix dans une grande partie de son œuvre pourrait aussi nous aiguiller vers une sorte de critique amère de la religion. Religion qui était étouffante en Pologne à une certaine époque. Ce crucifix de Beksiński est d’ailleurs souvent associé à des cadavres ou même à des personnages féminins, qui dans un certain sens ont souvent été persécutés au nom de cette même croix que se réapproprie l’artiste. Nous sommes face à des œuvres qui sont riches aussi bien visuellement qu’au niveau de leur sens. Sens que Beksiński semble nous laisser trouver sans imposer le sien sur n’importe quelle œuvre.
On peut desceller dans de nombreuses œuvres de la pop culture moderne l’inspiration des productions de cet artiste. Ne serait-ce par la série de peintures de cathédrales et forteresses déliquescentes qui ont du sans doute être une des sources d’imagerie du jeu vidéo Bloodborne (2015) créé par l’équipe de FromSoftware dirigée par Hidetaka Miyazaki ; ou encore l’univers terrifiant et vertigineux du roman Hellraiser (1986), imaginé par Clive Barker. Ces deux univers fictifs ont cela en commun avec les peintures de Beksiński qu’ils nous font nous interroger sur à quel point quelque chose d’horrifique et morbide peut avoir un aspect esthétique, « beau ». C’est cela qui lie ces peintures au mouvement gothique, où la beauté du macabre et du sombre se mêle à celle de la nature et de l’industrie, qui déjà questionnait notre rapport à la beauté et où il est possible de la trouver. De plus, l’œuvre de Zdzisław Beksiński questionne sur la limite entre l’artiste et son œuvre. En effet, on pourrait croire que de telles images ne pourraient être peintes que par un esprit torturé, une sorte de Baudelaire ou Rimbaud de la peinture. Pourtant, Beksiński était quelqu’un qui aimait la vie, avait beaucoup d’humour et une passion pour la musique. Loin des clichés de poète maudit que pourraient nous laisser entrevoir ses œuvres.
Cependant, dans ces créatures merveilleuses et effrayantes, ces étendues désolées et ces océans intrigants, on ne peut pas s’empêcher de voir quelque chose de profondément lié aux réflexions et rêves de l’artiste polonais. Comme si nous avions la capacité du protagoniste du film Inception de Christopher Nolan et que nous nous aventurions dans le subconscient fascinant du peintre. Un subconscient dont les matérialisations sur toile peuvent provoquer chez certains ce fameux vertige dont parlait Stendhal à son époque.
Sources :
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Zdzis%C5%82aw_Beksi%C5%84ski
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http://www.artnet.fr/artistes/zdzislaw-beksinski/
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https://www.shopbeksinski.com/about-beksinski/
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https://www.youtube.com/watch?v=3vaq3Y_cnfQ: vidéo d’ALT 236, « Stendhal Syndrome #10 »