I see You, Rineke Dijkstra à la MEP

Découverte de l’œuvre de Rineke Dijkstra à la MEP, à Paris du 7 juin jusqu’au 1er octobre 2023.

La Maison européenne de la Photographie de Paris consacre une exposition à la photographe néerlandaise en parallèle de celle de Maya Rochat. Simon Baker, directeur de la MEP, exprime à travers le choix d’exposer cette photographe une volonté d’explorer les grandes thématiques contemporaines : l’évolution des codes sociaux, la question de la diversité, du genre et la transmission de la culture . A l’occasion du Mois de la Photo en novembre 2010, la Maison européenne de la Photographie avait déjà organisé une exposition intitulée Autour de l’Extrême et consacrée à cette artiste néerlandaise.

Intitulée I See You, la rétrospective explore le thème du regard de la société sur les corps, à travers des portraits sensibles. C’est en gravissant les marches pour se rendre au second étage de la MEP que le visiteur peut découvrir, à travers quatre installations inédites – I see a Woman Crying, Marianna (The Fairy Doll), The Gymschool et Ruth Drawing Picasso – son approche novatrice du portrait, genre cher à l’histoire de l’art occidental. L’adolescence reste le sujet de prédilection, âge de jonction, où le corps est à la fois vulnérable mais tourné vers l’extérieur.

Née aux Pays-Bas en 1959, Rineke Dijkstra, photographe prolifique, a développé une œuvre abondante à la suite d’un grave accident survenu en 1991. Après d’interminables séances de rééducation, elle se tourne vers la photographie. Elle débute alors sa quête, quasiment documentaire, de tenter de cartographier les états d’âme et les étapes de vie de son entourage mais aussi d’anonymes. Sa pratique développée depuis trente ans oscille entre un caractère documentaire, et une amorce de narration. Elle semble chercher à saisir la métamorphose qu’est la progressive transformation des corps adolescents, révélée au public par son approche sensible. Il est pertinent de noter qu’il s’agit souvent de portraits de sujets féminins en pleine évolution, photographiés par une femme. Elle met en rapport sa propre expérience avec celle de ses sujets, mêlant fiction et autobiographie.

La série inaugurale Beach en 1992 apparaît comme une tentative de recenser les adolescents sur des plages anglaises, polonaises et américaines. La réalisation des photographies s’articule autour d’un protocole, une seule consigne : regarder l’objectif sans sourire. Détournant les codes de la photographie d’identité, la photographe parvient à capturer des moments d’abandon, en contre-plongée, où l’intériorité des modèles est révélée. Le cadre neutre, commun, donne au sujet une plus grande puissance, et permet pourtant une analogie avec des œuvres issues des grands maîtres, parmi lesquelles, La naissance de Vénus de Sandro Botticelli.  Dans les séries exposées à la MEP, Rineke Dijkstra ne dissimule jamais la fragilité de ses sujets, leur conférant une présence remarquable. Avec justesse, elle fait le choix de retracer le parcours de ses sujets sur le temps long. Cette série « Beach » lui permet de se distinguer et d’émerger sur la scène artistique dès 1992, puisqu’elle est exposée au MoMA.

« Lera », The Gymschool, 2014,
15’16 »
© Rineke Dijkstra – Courtesy de l’artiste
et Marian Goodman Gallery, Paris et
New York

Entre mouvement et immobilité, entre singulier et collectif

Rineke Dijkstra a acquis une reconnaissance croissante ces dernières années. C’est lors de sa participation à la Manifesta de Saint-Pétersbourg en 2013, grande biennale de création de l’art contemporain, que son attention s’est portée sur l’entraînement de onze jeunes athlètes russes pour les Jeux Olympiques. Ainsi, dans la série The Gymschool, prenant place dans des gymnases de Saint-Pétersbourg, les modèles, âgés de huit à treize ans, semblent osciller entre mouvement et immobilité, entre abandon et concentration. Rineke Dijkstra introduit un autre format, la vidéo, qui enrichit l’expérience du spectateur en introduisant images fixes et animées. Elle interroge la formation des identités sur le temps long par l’évolution les codes vestimentaires. Les uniformes scolaires occupent alors une place prépondérante. L’homogénéité et la rigueur du port de l’uniforme scolaire ne parvient pas à gommer la singularité du sujet, comme dans Ruth Drawing Picasso en 2009, avec une cravate rouge et costume gris. L’humour n’est jamais absent de ses œuvres, suscitant une identification et une complicité entre l’œuvre et le public.

« Anna », The Gymschool, 2014,
15’16 »
© Rineke Dijkstra – Courtesy de l’artiste
et Marian Goodman Gallery, Paris et
New York.

Ruth Drawing Picasso, 2009,
6’33 »
© Rineke Dijkstra – Courtesy de l’artiste
et Marian Goodman Gallery, Paris et
New York

« J’avais déjà travaillé avec le ballet, je voulais voir autre chose à travers les entraînements », déclare t-elle dans une interview en 2014. « La fascination est toujours le point de départ de mon travail. »

Rineke Dijkstra

En pleine conscience, le spectateur est frappé par le calme qui se dégage des compositions de ses œuvres, vidéos comme photographies. L’exposition I See You, au titre évocateur, tend un miroir au spectateur, qui prend alors conscience du monde contemporain dans lequel il évolue. La vidéo Ruth Drawing Picasso, d’une durée de six minutes, est à mettre en parallèle avec I see a Woman Crying de 2009, où Rineke Dijkstra fixe sur son objectif la réaction des enfants face au tableau de Picasso La Femme qui pleure, achevé en 1937.

La photographe développe son propos : « Les enfants réagissent à cette œuvre d’art d’une manière ouverte, franche, spéculative ; ils y apportent leurs propres inquiétudes et préoccupations alors qu’ils essaient de comprendre pourquoi la femme sur la photo est si bouleversée. J’aime créer des circonstances où les choses peuvent arriver. Je suis réalisatrice, mais je veux laisser les choses ouvertes : c’est un mélange entre tenter de conserver le contrôle et le perdre. »

Images de I See a Woman Crying (The Weeping Woman), 2009, 3 channel video HD, 12′
© Rineke Dijkstra – Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery, Paris et New York.

« Après le tournage, tous les enfants se sont assis dans une salle de la Tate Liverpool en attendant le bus. C’est alors que j’ai remarqué la pose naturelle de Ruth : je l’ai rapidement rappelée pour réaliser un portrait individuel. J’ai découvert que Picasso avait peint une jeune fille dessinant dans une position similaire. »

Rineke Dijkstra à propos de l’oeuvre Ruth Drawing Picasso, de 2009

Cette série participative est réalisée en collaboration avec la Tate Liverpool. « Le but véritable était de réaliser un portrait du groupe ; le visiteur se trouve à la place du tableau, les enfants regardent une œuvre d’art et nous les regardons comme s’ils étaient une œuvre d’art ». Elle choisit de filmer les sujets sur le temps long, saisissant le passage de Ruth d’un état de concentration vers une forme d’abandon, le passage vers un autre médium. L’usage de la caméra permet un autre regard, sans s’éloigner de cette pratique protocolaire : capturer l’image d’une fillette touchante dessinant au crayon sur le sol, toujours en plan fixe, avec un décor neutre. Par le bruissement du crayon sur le papier, l’œuvre prend un caractère méditatif, comme une mise en abyme, une réflexion sur la façon dont nous contemplons les œuvres et les considérons.

Dans l’œuvre Ruth Drawing Picasso, l’usage du zoom, le rendu minutieux des détails dévoilent toutes les nuances d’émotions qui parcourent le visage concentré de la fillette qui se confronte à cet artiste, si présent dans notre imaginaire collectif. Rineke Dijkstra questionne, de manière plus large, la difficulté à communiquer avec l’autre le ressenti face à l’expérience artistique. Comment repenser les modes de transmission au sein des musées, au sein de publics toujours plus divers ?

Marianna (The Fairy Doll),
2014, 19’13 »
© Rineke Dijkstra – Courtesy de l’artiste
et Marian Goodman Gallery, Paris et
New York.

La vidéo Marianna (The Fairy Doll), réalisée en 2014, prend place dans un studio de danse. La photographe immortalise le déroulement d’une audition d’une jeune danseuse russe de dix ans. La présence de l’adulte, une enseignante au tempérament exigeant, n’est signifiée que par la voix qui nous parvient. Inlassablement, luttant contre la fatigue et contre son reflet dans le miroir, Marianna se plie à ses ordres, reproduisant les mêmes mouvements. Le spectateur suit Marianna dans sa quête, celle d’obtenir un poste au ballet Vaganova de Saint-Pétersbourg. Tout comme elle, il doit s’armer de patience et faire preuve de concentration.

« Le sujet c’est la question du regard ; pour Rineke Dijkstra, c’est celui que l’on développe entre l’enfance et l’adolescence : il se comprend dans les portraits et vidéos qu’elle réalise aux côtés des enfants. »

Simon Baker, directeur de la MEP à l’occasion de l’inauguration de l’exposition à la MEP

« Au fur et à mesure que la répétition avance nous ressentons la fatigue de Marianna et sa lutte intérieure qui grandissent contre les règles qui lui sont imposées ; elle montre des signes de rébellion tout en essayant de répondre aux attentes de sa professeure. »

Rineke Dijkstra

Enfin nous pourrions évoquer d’autres œuvres de la photographe, absentes de l’exposition mais tout aussi représentatives de son intérêt pour la temporalité et pour la question du regard. En partant d’une expérience intime et biographique, Rineke Dijkstra débute une autre série en 1994, New Mothers, dont le protocole consiste à représenter le modèle dans son environnement intime. Elle abandonne le cadre extérieur, distancié des plages désertes qui jalonnaient ses premières séries pour se recentrer sur l’intériorité du sujet. Le regardeur apprend ainsi qu’aux Pays-Bas, il est fréquent que les femmes fassent le choix d’accoucher à la maison. Toute l’œuvre de Rineke Dijkstra s’intéresse à ces moments de transition comme en témoigne le visage des mères après l’accouchement. Elle renvoie également à la notion ancestrale du rite de passage, par la présence du sang aux cicatrices qu’elle ne cherche pas à masquer. Il est pertinent de noter que cette série est présentée parfois en pendant de la série Bullfighter réalisée la même année, et qui prend pour sujet les représentations de la masculinité au Portugal, comme c’était le cas en 2003 à la Tate Modern dans l’exposition « Cruel et Tendre ». Ces « bullfighters » sont saisis dans un état transitoire, alors qu’ils s’apprêtent à quitter l’arène où ils ont mené leur combat. Si la série Beach renvoyait à la peinture d’histoire et à la mythologie grecque, cette fois ce sont des images de Nativité qui émergent dans la mémoire du regardeur avec New Mothers. Avec « Saskia » et «Julie », c’est une vaste palette d’émotions contradictoires qu’elle met au jour, une diversité d’individualités qui permettent au regardeur de développer une forte identification, une empathie, en face à face.

Temporalité : rapport aux éléments, sensibilité au monde naturel

Ce qui transparaît de manière constante, c’est une attention au temps, qui se manifeste par le cadre minimaliste (monochrome), le passage des saisons et la présence des choses inanimées qui peuplent ses photographies. Sa pratique marquée par cette attention à la temporalité peut être mise en parallèle avec celle de l’américaine Roni Horn, dans la série You Are the Weather.  Le titre, comme un miroir, renvoie au temps qui passe par le truchement de la météorologie. Sur un ensemble rassemblant plus d’une centaine de photographies, elle tente d’épuiser son sujet, toujours une même femme, prise sous un même angle, mais les éléments extérieurs de lumière, de fumée, de buée évoluent sensiblement.

La pellicule souligne le contraste entre la chaleur de l’eau dans laquelle cette femme se trouve, et la fraîcheur de l’espace environnant. Opérant tout comme Rineke Dijkstra par série et typologie, Romi Horn va même plus loin en personnifiant des espaces naturels, tels que la Tamise avec Still Water en 1999.

Pour conclure, Rineke Dijkstra revisite donc le genre du portrait, et Romi Horn la nature morte, avec une Tamise changeante et complexe. Par leurs recensements, ces deux artistes nous transmettent, à travers leurs objectifs, leur sensibilité et leur sens de l’observation. Elles ont en commun ce choix de la lumière naturelle et de la frontalité pour élaborer leurs photographies. Roni Horn était présente récemment à la Bourse de Commerce, pour l’exposition passée, Une Seconde d’éternité, avec des œuvres témoins de son amitié avec Felix González Torres, décédé du sida.

Je ne peux que recommander vivement cette exposition bouleversante qui ouvre de nouvelles perspectives dans l’esprit du public.

Rineke Dijkstra est représentée par la galerie Marian Goodman à New York ainsi qu’à Paris. Elle a acquis une reconnaissance croissante, à travers des expositions au sein d’institutions aussi prestigieuses que le musée Guggenheim de New York en juin 2012 et au musée d’Art moderne de San Francisco ainsi que le Stedelijk Museum d’Amsterdam en 2017. En 2015, c’est le Grand Palais qui exposait une de ses œuvres. Elle a été récompensée de nombreux prix, entre autres par le prix Citibank de la photographie en 1999, le prix Johannes Vermeer en 2020, ou encore le prix international de la Fondation Hasselbald en 2017.

Laisser un commentaire