Paysages intérieurs d’Anna Eva Bergman

Au Musée d’art moderne de la ville de Paris s’est ouvert la première grande rétrospective consacrée à l’artiste norvégienne Anna Eva Bergman « Voyage vers l’Intérieur », visible jusqu’au 16 juillet 2023. Il vous reste donc un mois pour découvrir ou redécouvrir au travers des 200 œuvres présentées son héritage pictural, magistral et émouvant, grâce au travail de la commissaire Hélène Leroy.

Au début de l’exposition se juxtaposent des paysages de petits formats sensibles et colorés qui annoncent déjà sa pratique abstraite à venir. L’influence d’artistes surréalistes tels que Joan Miro, František Kupka ainsi que Vassily Kandinsky a été soulignée à mi voix par les visiteurs autour de nous ; mêmes lignes, même recherche d’épure, même influence probable de la musique. Dans ses textes, l’artiste cite la rencontre avec l’œuvre d’Edvard Munch comme déterminante dans son orientation artistique. En face, dans des vitrines, sont présentés des caricatures féroces et justes, qui témoignent du contexte trouble de la période dans laquelle elle se situait, avec la montée du nazisme et bientôt l‘occupation de la Norvège. Un grand dynamisme caractérise chacune de ces caricatures, dont le caractère documentaire les rapproche de l’univers de la presse viennoise, tout comme ceux de František Kupka qui collaborait pour la revue satirique L’Assiette au Beurre au début du siècle. Otto Dix et Georg Gross lui apparaissent également comme source d’inspiration : on y retrouve le même cynisme dans le traitement des figures et des expressions.

Fragment d’une île, Anna Eva Bergman, 1951, collection privée.

Ma peinture était plutôt expressionniste, inspirée par Munch et des autres peintres de mon pays. Puis je suis devenue naïviste, inspirée par les peintres : le Douanier Rousseau en France, et Oskar Schlemmer du Bahaus en Allemagne. Je me suis développée petit à petit vers l’abstraction tout en gardant un certain sens de la réalité

Anna Eva Bergman

Tout pour le Furhrer, Anna-Eva Bergman, encre de Chine sur papier, 1941, Fondation Hans Hartung et Anna-Eva Bergman (présenté également lors de l’exposition au Centre d’Etudes sur l’Holocauste à Oslo, Derrière les rideaux tirés / Les caricatures de guerre d’Anna-Eva Bergman du 4 mars au 1er juin 2016).

Formée au sein de la prestigieuse Académie des beaux-arts de Vienne, c’est au cours de ses études qu’elle y rencontre celui qui deviendra son futur mari, Hans Hartung en 1929. Malgré leur complicité, ils divorcent cependant huit ans après, avant de se retrouver en 1957. Bien au-delà d’une image d’un conjoint oblitérant la carrière de sa compagne, ils partagent beaucoup d’intérêts et se s’influencent mutuellement. Malgré leur rupture, ils maintiennent un contact par le biais d’une riche correspondance, dans laquelle la question de la théorie artistique y occupe une place prépondérante. Elle retarde cependant leurs retrouvailles pour prendre le temps d’émerger sur la scène artistique parisienne, après un bref passage à Berlin.

L’année 1932 marque un tournant dans sa carrière, puisque la galerie Heinrich Kühl de Dresde lui consacre sa première exposition personnelle. Elle connaît alors un succès, avant de retomber dans l’oubli après sa mort. Cette rétrospective d’envergure participe à la redécouverte de cette figure majeure de l’art du XXe siècle.

Dans le second volet du parcours de l’exposition, les grands formats réalisés avec cette technique si particulière, qui consiste à gratter les feuilles métalliques d’or ou d’argent, frappent le visiteur : le processus est d’ailleurs rendu visible à la toute fin de la visite, à travers une vidéo ainsi que l’exposition de sa palette et de l’intégralité de son matériel d’artiste. Le choix des formats permet de s’immerger totalement au sein de ses visions et interprétations. C’est ainsi qu’elle développe ce qu’elle appelle « son art d’abstraire ». Les reflets sur la surface des œuvres monumentales sont permis grâce aux vernis colorés qui captent autant qu’ils renvoient la lumière environnante, comme Ciel Noir de 1973, conservé au sein d’une collection privée. Comme le souligne Hélène Leroy dans l’entretien donné sur France Culture, en dialogue avec Olivia Gesbert, Bergman est la seule artiste du XXe à employer ce medium avec une telle maîtrise technique. C’est au sein de ses visites des églises norvégiennes qu’elle redécouvre les techniques médiévales de dorure employées pour les enluminures.

Le caractère sacré et mystique des toiles s’exprime par ce médium : le métal devient son pinceau, par superposition de couches de couleur ; c’est en cela qu’on peut la qualifier « d’alchimiste de la matière, de la lumière ». Une grande simplicité de moyens, par un choix restreint de couleurs, unit l’ensemble des toiles : tons, toujours or, argent, ciels et fonds froids, bleutés, qui s’adaptent de manière remarquable au lieu d’exposition. La muséographie permet véritablement un dialogue entre le propos de l’artiste (textes dans les vitrines) et la matérialité.

Astre d’or, huile et métal sur toile, Anna Eva Bergman, 1958, collection privée.

Le paysage nordique, ses fjords et ses glaciers, transparaît tout au long de la visite, à la fois énigmatique, parfois menaçant mais aussi familier. Des photographies témoignent dans son tempérament d’exploratrice, lorsqu’elle se rend, au cours de randonnées, et en bateau, à la rencontre de la nature de son pays natal. Dès 1949, elle voyage à Citadelloys, une île du comté de Vestfold, lieu réputé où des collectifs d’artistes se rassemblent pour peindre sur le motif durant plusieurs semaines. Ces toiles témoignent aussi des visions sombres de ses souvenirs des décombres du Berlin d’après-guerre. L’usage de la feuille d’or et d’argent apporte relief et densité aux paysages rocheux qu’elle représente, qui deviennent alors ses sujets de prédilection. La lumière y occupe une place centrale.

Procédant par simplification, par synthèse, comme en témoignent les nombreuses esquisses et études, elle cherche toujours à retranscrire, au plus près de ses sensations, le ressenti au contact de la nature qui l’entoure. Les formes minérales et rocheuses se confondent avec des représentations astrales, amenant le visiteur vers un univers ésotérique. Marquée autant par la tradition chrétienne de son éducation que par sa découverte des spiritualités orientales, divers niveaux de lectures permettent d’appréhender le caractère mystique de sa production. C’est par la pratique de la photographie qu’elle appréhende également le paysage : elle immortalise à travers son objectif des espaces vides et inexplorés qui lui servent de terreau, de piste à explorer pour ses toiles. Selon elle, les artistes ont la même vocation depuis toujours : montrer aux autres l’invisible, les choses qu’ils devraient connaître, les rendre attentifs, les amener à reconsidérer leur place au sein d’un ensemble plus vaste.

C’est après avoir failli périr dans l’incendie d’un hôtel aux environs d’Oslo en 1941, événement mentionné dans une brève lettre à Hans Hartung, qu’elle réalise l’œuvre intitulée Feu en 1962, présentée en diptyque dans l’exposition : elle y rassemble les éléments, feu, eau (océan), illustrant la dualité de la nature comme être destructeur et créateur. Son œuvre contient donc une forte part autobiographique.

Feu, huile et feuille de métal sur toile, Anna Eva Bergman, 1962, Fondation Hartung- Anna Eva Bergman.

Sans crainte, mettre la lumière la plus violente sur le moindre recoin de soi-même, et cependant tout le temps avoir un regard perspectif sur l’extérieur, sur les autres : se définir par rapport à l’entourage. Ce n’est que plus tard que l’on peut commencer à vouer son travail, son art, sa philosophie au service du vrai : c’est alors que l’on peut reconnaître le vrai du faux et que l’on comprend ce que bonheur, joie, vérité veulent dire. Le but final est un grand amour, une grande compassion ; c’est la mission de l’artiste et sa raison de vivre.

Anna Eva Bergman

Permise par le don exceptionnel de la Fondation Hartung-Bergman au MAM en 2017, cette rétrospective complète et dense permet au visiteur d’appréhender son parcours dans son ensemble, puisqu’elle est enrichie d’enregistrements et d’une multitude d’archives. Elle montre comment Anna Eva Bergman a su s’émanciper de ses influences pour peu à peu développer une pratique, une œuvre ample, personnelle et distincte, jusqu’à son décès survenu en 1987.

Cette rétrospective donne à voir autant l’inventivité, la profondeur que la diversité de la production de cette puissante artiste, elle s’inscrit dans le cadre plus global de visibilisation des femmes au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris ; rappelons notamment l’an passé, Toyen, l’écart absolu, de mars à juillet 2022. Afin de poursuivre et d’approfondir vos recherches sur cette artiste, je peux vous recommander le documentaire Arte qui lui est consacré, ainsi qu’un podcast sur France Culture. Le documentaire de Simone Hoffman Anna-Eva Bergman, l’alchimie de la lumière retrace également son parcours.

Citons également lassociation AWARE qui œuvre à la visibilisation des femmes artistes, avec ici sa notice consacrée à Anna Eva Bergman.

1 commentaire

  1. Merci pour cette présentation si complète. C’est un moment de rare émotion de découvrir ses grandes toiles où sa technique est si maîtrisée. Un projet ambitieux du MAM mais particulièrement réussi !

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