L’ambiguïté d’une sainte : Marie Madeleine entre pécheresse, image de vertu et icône antique 1/2

Cette statue féminine de Marie Madeleine en pied est une ronde-bosse, façonnée par Gregor Erhart en 1515-1520 dans du bois de tilleul polychrome. À échelle un, elle surplombe à l’origine l’église du couvent des Dominicains d’Augsbourg en Allemagne, attachée à la voûte et entourée d’anges sculptés. Elle est sortie de son contexte à la Réforme, se faisant recouvrir d’un vêtement, et son visage est peinturluré de larmes grossières dans l’idée d’en faire une sainte pudique et repentante. Aujourd’hui, vous pouvez l’admirer remise en état au Louvre, ayant été rachetée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 

Marie Madeleine et l’assimilation avec la pécheresse anonyme de l’onction chez Simon de Béthanie

Marie-Madeleine, ou Marie de Magdala, apparaît treize fois dans les Évangiles canoniques. Figure polymorphe, elle est généralement associée à d’autres femmes de la Bible. La tradition latine l’a confondue avec la pécheresse anonyme mentionnée en Luc 7 chez Simon de Béthanie, puis en a fait une ex-prostituée repentie. Cette pécheresse est Marie l’Égyptienne, qui, comme Marie Madeleine, se retire dans le désert pour y mener une vie de pénitence où il ne lui reste plus que ses cheveux pour se vêtir, ses vêtements tombant en lambeaux. Après sa mort, elle est enlevée au ciel par des anges. Quant à Marie-Madeleine, elle se repent et part vivre dans une grotte, attendant chaque jour d’être amenée par des anges pour écouter les chœurs célestes. 

À qui avons-nous donc affaire ?  Est-ce une iconographie de Marie Madeleine ou de Marie l’Egyptienne ? 

Commençons notre analyse par la mise en lumière de ses attributs. La jeune femme est nue, vêtue uniquement de ses cheveux, ses mains sont jointes en geste de prière et des anges l’encerclent. Cette nudité est le premier élément remarquable, une fois face à cette statue. Ainsi, quelle est la raison de cette absence de vêtement ? Elle pourrait tout d’abord symboliser l’incarnation du péché sexuel qui fut le sien mais elle peut aussi refléter la vulnérabilité de la sainte ayant traversé des épreuves pour se repentir. 

Au Moyen Âge, l’iconographie et la légende de Marie-Madeleine sont enrichies par des emprunts du mythe de Marie l’Égyptienne, si bien que les deux personnages sont souvent confondus. Les anges, les longs cheveux et la nudité peuvent être des caractéristiques des deux femmes. Rappelons cependant que Marie l’Égyptienne présente d’autres caractéristiques comme son intense pilosité, un visage émacié et trois pains. De surcroît, la statue est située dans l’église Sainte-Marie-Madeleine du couvent des Dominicains d’Augsbourg. On en déduit donc que la figure féminine est bien celle de Marie Madeleine. 

Sainte Marie Madeleine, estampe du XVIe de Marc-Antoine Raimondi, BNF
Sainte Marie l’Egyptienne, estampe du XVIe de Marc-Antoine Raimondi, BNF

Un pont entre la Vierge et Eve 

Comment se situe Marie Madeleine par rapport aux femmes du monde biblique ? Dans la doctrine chrétienne, la seule femme épouse et amante est Ève, figure presque exclusivement négative. Le rôle de mère, lui, est dévolu à Marie. Avec le christianisme, le nu féminin devient un sujet de désapprobation morale et les figures féminines sexuées sont condamnées.  

Eve, 1491-1493, Tilman Riemenschneider, mainfränkisches museum

Il y a donc d’un côté Marie, la Vierge, la femme la plus sainte, puisqu’en vertu d’une grâce exceptionnelle, elle est née préservée du péché originel. De l’autre côté se trouve Eve, la plus grande des pécheresses, qui a cédé à la tentation et qui a tenté Adam, condamnant l’humanité. Quant à Madeleine, elle est une figure intermédiaire, passant de prostituée à sainte. Elle est différente des deux autres, mais elle partage aussi avec elles des points communs. Comme Eve, elle est tentatrice, mais sa foi est si grande que c’est à elle qu’apparaît Jésus après sa résurrection, ce qui la rapproche de Marie. On pourrait penser que sa nudité la rapproche d’autant plus d’Eve, mais celle-ci dépasse la simple manifestation de son péché. Comme dit précédemment, son apparence dépouillée est en lien avec sa vulnérabilité et sa repentance. Marie Madeleine laisse de côté son passé de prostituée. Sa nudité est due à son retrait du monde des Hommes et à l’effacement des artifices matériels comme le vêtement, la laissant nue comme un nouveau-né exempt de tout péché. Cette nudité symbolise ce renouveau, l’inintérêt de la chair et, au contraire, l’importance de l’âme. 

Ainsi, la figure de Marie Madeleine sert de pont entre les deux extrêmes que représentent la Vierge et Eve, permettant au fidèle de se reconnaître dans un être plus humain et capable d’être pardonné. 

Une nouvelle Vénus ? 

On imagine bien que l’Église, par convenance et pudeur, accepte difficilement au Moyen Âge les représentations des saintes nues. Nous avons d’ores et déjà commencé à aborder le sujet de sa nudité, mais sans avoir fait le tour de la question. En s’intéressant à un petit corpus de différentes statues de Marie Madeleine datant du XVe et XVIe siècle, on remarque une différence majeure avec notre Marie Madeleine. Elles sont toutes vêtues. Par ailleurs, pour celles dont les habits sont absents, les cheveux cachent le corps tel un vêtement. On en déduit alors que le mode de représentation de notre Marie Madeleine n’est pas habituel (seuls les seins sont parfois découverts dans certaines peintures). Le fait de la représenter sans vêtements ou avec seulement ses cheveux pour cacher son sexe est un choix délibéré. De qui est ce choix ? Du sculpteur ? Du commanditaire et donc du couvent ? De surcroît, pourquoi diverger sur le mode de représentation de Marie Madeleine ?  

Marie Madeleine, 4e quart du XVe ou début du XVIe siècle, Bruxelles
Marie Madeleine au calvaire, fin du XVe ou début du XVIe siècle, Chambéry
Marie Madeleine pénitente,1495-1505, Florence

Le travail de Gregor Erhart est influencé par la Renaissance italienne et le goût pour l’antiquité. Peut-être est-ce là que notre regard doit s’attarder pour trouver une réponse à nos questions. Les figures de Erhart obtiennent une nouvelle liberté et une nouvelle plasticité, comme Marie Madeleine et sa nudité, dépassant ainsi les canons et les règles de représentation habituels du Moyen Age. De ce fait, notre esprit pose côte à côte notre Marie Madeleine et la Vénus de La Naissance de Vénus de Botticelli de 1481-1485, produite avant celle d’Erhart. Les deux femmes en contrapposto et à la peau pâle, exposent de longs cheveux roux, et leurs têtes sont aussi inclinées de façon similaire. Par rapport à la nudité, les deux femmes utilisent leurs cheveux pour couvrir leurs sexes mais leurs poitrines restent dévoilées. Les deux figures féminines revêtent un air pensant, leurs regards plongés au loin. Le parallèle est clair, les personnages et les iconographies se superposent. Marie Madeleine s’apparente et se métamorphose en déité grecque, en une Vénus biblique du XVIe siècle

Marie Madeleine, 1515-1520, Gregor Erhart, Louvre
La naissance de Vénus, 1485-1486, Botticelli, Musée des Offices

Les vagues limites entre les différentes figures féminines bibliques parachèvent de recouvrir d’un voile flou l’identité de la jeune femme représentée. Marie Madeleine de Gregor Erhart est ainsi une sculpture où l’iconographie de la sainte reste ambiguë, imprégnée de l’assimilation à la pécheresse, à Eve, et à la Vierge. L’intégration de motifs propres à la Vénus de Botticelli dévoile aussi la part de liberté prise par l’artiste. Nous verrons également, dans un second article, comment Erhart illustre Marie Madeleine en tant qu’ascète mystique et ermite, quittant la vie humaine pour se dédier à une quête spirituelle. 

Lola Lees-Cantel

Bibliographie : 

– Duchesne, L., “La légende de Sainte Marie-Madeleine.” Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 5, N°17, 1893, pp. 1-33.

– Fernand, Benoit, “Le culte de Marie-Madeleine.” Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 71, N°47, 1959, pp. 278-282.

– Mariani, Daniela, “La chevelure de sainte Marie l’Égyptienne d’après Rutebeuf.”  Perspectives médiévales, N°38, 2017.

– Murcia, Thierry, “Marie-Madeleine ou Marie l’Égyptienne ?”, 2020.

– Pouvreau, Florent, Du poil et de la bête. Iconographie du corps sauvage en Occident à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVIe siècle), Paris CTHS, 2014. 

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