Les herbiers énergétiques de Marie-Jeanne Musiol

Marie-Jeanne Musiol est une photographe canado-suisse dont la pratique, caractérisée par la mise en avant de la matière vivante, semble correspondre aux enjeux de la photographie contemporaine. L’artiste propose en effet un nouvel imaginaire résultant d’expérimentations sur la base de technologies analogiques (c’est-à-dire utilisant une pellicule). L’ensemble de son travail étudie en effet la nature kaléidoscopique des champs bioénergétiques, autrement dit, elle enregistre l’aura entourant les corps biologiques. Son ouvrage La forêt radieuse : un herbier énergétique paru en 2018 couvre vingt années de recherches et d’expérimentations : il rend compte de la fascination immodérée que l’artiste porte envers les végétaux. Marie-Jeanne Musiol a exposé dans le monde entier, notamment à la Maison Européenne de la photographie, à MediaLab, au Ludwig Museum ou encore à la BnF. La photographe a reçu en 2018 le prix hommage au gala des Culturiades, soulignant sa contribution « exceptionnelle » à la communauté artistique et culturelle de la ville de Gatineau.

Émigrée au Québec, Marie-Jeanne Musiol a fondé en 1986, non loin du ruisseau de la Brasserie près de la ville de Gatineau, un centre artistique autogéré nommé Daïmôn. Dans un interview donnée à Radio-Canada, elle explique que ses ressources principales proviennent de lieux à proximité, tels que le jardin du centre, le ruisseau ou la forêt d’Ottawa. Cependant, ses expérimentations semblent être nées au début des années 1990 alors que Marie-Jeanne Musiol se rendait à Auschwitz dans le but de capturer la mémoire vivante du site. Elle cherchait en effet à éprouver les limites de la photographie en transposant l’expérience passée du lieu, son énergie, sur une image. La photographe entreprend des recherches dans le but est de renouveler l’imaginaire du lieu marquée par une iconographie lugubre mêlant aux chemins de fer le décor du camp. Au terme de cinq années de recherches, Marie-Jeanne Musiol a effectué de premières expériences employant l’effet Kirlian qu’elle résume ainsi : «  En soumettant un objet à l’action d’un appareil calibré pour produire un champ électromagnétique, il naît une sorte de halo luminescent qui entoure cet objet et en révèle les contours ». La série L’Ombre de la Forêt (Auschwitz-Birkenau), née de cette expérience, révèle la lumière des corps naissant dans le néant : des arbres ayant poussé à partir des cendres ont en effet été photographiés. Comme un parallèle aux corps autrefois meurtris, l’intervention physique sur un organisme végétal (par coupes et déchirures) permet d’obtenir un certain état de variation. En effet, le halo lumineux fluctue si l’objet est vivant, en fonction des altérations subies. S’ il est inerte, le halo restera constant.

Introduit en Occident dans les années 1970, le procédé avait été découvert en URSS quarante ans auparavant par Semyon et Valentina Kirlian. La technique consiste à placer un corps biologique sur un matériau sensible à la lumière tel qu’un film négatif. Une machine permet de régler le champ électromagnétique haute tension mis en contact. En résulte le plus souvent un photogramme (image obtenue sans objectif, avec un papier photosensible) témoignant de la couronne de lumière exprimée par l’objet. Ce « bioplasme » semble révéler un « continuum aux composantes inconnues, solidifiant en quelque sorte le vide qui intervient entre les choses et les êtres » tel que l’exprime Sylvain Campeau [commissaire d’exposition québecois ayant travaillé notamment sur Marie-Jeanne Musiol, ndlr]. Il évoque un fascination collective des hommes pour la nature, semblant proportionnelle aux bouleversements que nous provoquons. Pour entrer dans ce monde, il faut, selon l’artiste, porter une attention particulière au langage spécifique des plantes. Les technologies d’images ont permis par le passé de sonder l’intérieur des végétaux. Cependant, pour l’artiste, la véritable révolution aura lieu lorsque nous pourrons voir les mouvements commis dans l’instant, lorsque nous pourrons voir ce qui émane de ces entités vivantes. Des changements fondamentaux pourraient alors engager la responsabilité des hommes grâce à de nouvelles preuves.

Prendre soin de la nature, c’est également envisager la « forme de vie » des végétaux comme l’exprime Marielle Macé dans son ouvrage Styles. Critiques de nos formes de vie paru en 2017. L’essayiste invite à envisager la pluralité des formes de vie, reconnaissant l’égale richesse ainsi que l’égale vulnérabilité de ces dernières que les intentions artistiques souhaitent honorer. Elle indique que l’intention modale se politise aujourd’hui, par un extension sur les sujets écologiques. Georges Canguilhem, Marcel Mauss et Bruno Latour ont en commun avec elle la volonté de sublimer la variété du monde vivant plutôt que de la classer. Envisager la forme de vie, c’est également considérer la constance de la métamorphose des êtres. La série des Corps de lumière est nourrie de la vision de la nature exprimée par Goethe concevant la plante comme un « principe actif en métamorphose » construit selon un modèle archétypal. Comme chez Karl Blossfeldt, ces séries expriment la diversité des formes du vivant au sein d’un schéma représentatif commun. Marie-Jeanne Musiol évoque également l’influence exercée par Daniel Bohm, un physicien recherchant la manière dont les états fluides de la matière s’expriment à travers plusieurs dimensions quantiques de notre univers. Ce dernier explique que « cette dimension implifiée » des choses révèle une dimension sous-jacente se déployant à un niveau fondamentalement supérieur au visible. Selon l’échelle à laquelle nous percevons le réel, l’univers manifeste des topographies très différentes. Cette même série permet de révéler les flux existant chez les végétaux. Les empreintes lumineuses fixées sur le film argentique exposent en effet comment s’organisent les échanges transactionnels énergétiques dans le monde du vivant.

Dans Miroir du cosmos, la création de nouveaux mondes est permise par la lumière : le film photographique associé à l’outil numérique permet en effet à l’œil de plonger dans la substance rayonnante. Se révèlent ainsi dans la couronne des plantes des images du cosmos évoquant explosions, trous noirs et fusions de matière. Ces formes d’éruptions solaires semblent correspondre aux impressions qu’avait Goethe à son époque. Le botaniste et poète se plongeait dans une forme de contemplation du réel percevant des illuminations irréelles. La photographe explique qu’il voyait « les cloches rouge cramoisi d’un Begonia radicans irradier de manière enchanteresse » et les champs de coquelicots « s’embraser sous ses yeux ». Les photographies énergétiques de Marie-Jeanne Musiol semblent nous révéler un nouvel imaginaire désanthropisé. En effet, la photographie électromagnétique évoque un monde perçu autrement, comme si ces variations lumineuses évoquaient des dynamiques propres aux forêts primaires. Comme si la photographie était une porte d’entrée dans un espace temps permettant à l’humain d’exprimer sa non présence au monde. D’une manière similaire, le Museum of plant d’Almudena Romero nous permet de visualiser les fleurs d’une manière bien différente de notre perception habituelle, comme si nous étions des insectes pollinisateurs. Cela nous permet de laisser la parole à ce que l’on ne voit pas, comme si notre niveau de réalité dépendait d’un certain filtre qui diffère selon les espèces.

Marie-Jeanne Musiol propose une alternative à l’image moderne à la fois culturellement et techniquement au sein d’une pratique ayant à cœur de nous reconnecter à des expériences de vie. À la manière de la photographie anthotypique utilisant les propriétés photosensibles des plantes, et des algægraphies de Lia Giraudoux (réalisé à partir de la photosensibilité d’algues microscopiques), les photographies électromagnétiques de Marie-Jeanne Musiol sont des photographies vivantes. Les feuilles gardent en effet leur vitalité jusqu’à quatre jours après détachement de la branche, permettant la capture de leur « aura ». Elle s’inscrit également dans la démarche d’un chercheur artiste pouvant se targuer d’avoir découvert artistiquement le processus. En définitive, la photographie électromagnétique de Marie-Jeanne Musiol adopte des considérations propres au contexte actuel d’un recentrement de la photographie vers des pratiques soucieuses de la matière vivante, mêlant à un discours politique une pratique de réinvention de notre imaginaire photographique.

Maxence Loiseau

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