Un art aux frontières de la morale : Le cas des frères Chapman

L’art est une manière de transformer l’âme humaine, en lui donnant constamment des nouvelles formes.

Jake Chapman

Dans l’univers de l’art actuel, certaines œuvres se distinguent par leur capacité à défier les conventions et à remettre en question notre perception de la réalité et de la société d’une manière générale. C’est le cas des frères Jake et Dinos Chapman, revendiqués comme les enfants terribles du mouvement des Young British Artist (YBA). Ce groupe d’artistes britanniques qui émerge dans les années 1980 et 1990 est connu pour son style audacieux et provocateur. Leurs œuvres abordent des thèmes comme la célébrité, la mort, la politique et la société de consommation. Les YBA sont célèbres pour des expositions comme Sensation en 1997, qui présentait des artistes tels que Damien Hirst, Tracey Emin, Sarah Lucas, et d’autres. Bien que le mouvement ait perdu de l’ampleur, ces artistes continuent d’influencer l’art contemporain.

Après avoir étudié au Royal College of Art à Londres, puis assistants de Gilbert & George, ils captivent l’attention des acteurs et spectateurs de l’art contemporain avec leur exploration intransigeante des corps humains et des métamorphoses. Leur travail artistique audacieux, morbide et sanglant (parfois) nous plonge dans un univers où la chair et l’identité subissent des transformations complexes et déconcertantes. Leur approche artistique ne se contente pas uniquement de choquer, mais aussi de pousser le spectateur à réfléchir sur les transformations physiques, psychologiques et sociales qui façonnent notre humanité. Jouant sur l’effet choc des thèmes à scandale et surfant sur la controverse, le second degré, la guerre, le sexe et le capitalisme sont des thèmes récurrents de leur travail. Certains lecteurs de cet article pourraient se demander si leurs arts, créés en binôme, pourraient avoir une approche plus profonde que celle du scandale visant à gagner en popularité. Cette approche est-elle sociologique, voire philosophique ? Dans cet article, il sera question d’analyser le monde des frères Chapman, pour démontrer comment ils explorent la transformation, la déformation et la réinterprétation du corps humain dans leur art, et quelles réflexions cela suscite sur la perception de la corporéité, de la beauté et de la vulnérabilité dans la société contemporaine occidentale.

La manipulation des corps : entre techniques diverses et variées et réappropriations de thèmes passés de l’histoire de l’art

La manipulation des corps (au sens plastique du terme) est la base du travail des frères Chapman, qui déploient une variété de techniques artistiques pour représenter ces formes humaines déformées et grotesques. À travers l’assemblage et le détournement d’objets tels que des jouets en plastique et des matériaux hétéroclites comme les tissus et le bois, ils créent des compositions complexes. L’utilisation de résine et de silicone leur permet de réaliser des reproductions détaillées, accentuant les déformations et l’horreur dans des textures et des détails saisissants de réalisme. La peinture est une autre arme de leur arsenal, avec des couleurs vives et contrastées qui amplifient l’impact artistique et moral de leurs œuvres. Les déformations et les mutilations sont des caractéristiques notables de leur travail, où les corps sont altérés avec des éléments grotesques. On se joue des proportions, parfois surdimensionnées ou en miniature, créant un sentiment de supériorité ou d’infériorité chez le spectateur, ce qui remet en question les notions de normalité. Leur pratique de la sculpture en série, avec de légères variations sur un même sujet, critique également la société de consommation. Who’s Afraid of Red, White and Black? (2013) illustre parfaitement leur esthétique, avec des sculptures déformées rassemblées dans une composition chaotique, utilisant la peinture pour des effets visuels saisissants, ajoutant une touche de couleur vive à une œuvre sombre et troublante. The Dark Destroyer (2011) utilise une variété de matériaux, notamment la résine, avec une forte coloration pour des sculptures hyperréalistes. Des figures de squelettes masculines vêtus d’uniformes nazis à brassards ornés de smileys au lieu des svastikas offrent une réflexion cynique sur l’iconographie et le pouvoir des symboles. Enfin, Death (2003) présente deux poupées gonflables dans une position sexuelle, en bronze peint, créant l’illusion du matériau. Le bronze, matériau ancestral, questionne ici le rôle et la pertinence de la noblesse dans l’art contemporain.

The Dark Destroyer (2011)
The Milk of Human Weakness II avec God Does Not Love You O.M.F.G (2011)

La réappropriation et les inspirations passées des Frères Chapman se tissent dans un réseau de thèmes lugubres et complexes, empruntant à divers mouvements artistiques comme le mouvement dada et le surréalisme, connus pour leur esprit « d’anti-art » et pour leur exploration de l’inconscient. Parmi leurs influences, les poupées de Hans Bellmer, comme La demi-poupée (1972), qui représentent de façon troublante un corps féminin déformé et métamorphosé, ont marqué leur exploration des formes corporelles altérées. Ils puisent également dans l’art ancien, comme Bosch, et dans le Moyen Âge, réinterprétant des œuvres classiques et religieuses pour en créer des versions provocantes, comme on le voit dans The Milk of Human Weakness II avec God Does Not Love You O.M.F.G (2011).

L’une de leurs œuvres emblématiques, Hell (1999/2000), célèbre l’horreur dans le but de choquer, abordant des thèmes tabous tels que la sexualité, la mort et la déviance pour inciter les spectateurs à réfléchir aux aspects troublants de la société. Les dioramas minutieusement conçus mettent en lumière les détails et la composition, offrant une réflexion sur la puissance et la provocation de l’art dans une esthétique saisissante. L’excès de violence dans ces scènes, combiné à une représentation fanatique de la guerre, conduit à la satire et à l’ironie, dénonçant souvent la banalisation ou la glorification de la guerre et soulignant l’absurdité de la situation avec des éléments incongrus et par des détails, comme les soldats de plomb.

Great Deeds against the dead (1994)

Une œuvre précoce, Great Deeds against the dead (1994), réinterprète en trois dimensions les gravures de Francisco de Goya sur les horreurs de la guerre lors de l’occupation napoléonienne en Espagne. Cette démarche revient au traumatisme brutal du réel, s’éloignant du symbole pour se plonger dans le réel lacanien, selon lequel l’œuvre s’inscrit dans les registres essentiels de la réalité humaine. Reprendre les Désastres de la guerre de Goya (1810-1815) dans une dimension tridimensionnelle et colossale abstrait la violence, et la décontextualise, pour présenter une forme d’abjection générique qui interpelle le spectateur de manière nouvelle, plaçant la violence à portée de main.

Enfin, SEX I (2013) combine des éléments disparates, humains, animaux et inorganiques, pour créer des métamorphoses étranges qui remettent en question les frontières entre les différentes formes de vie, entre nature artificielle et naturelle. Ces sculptures, bien que ne choquant pas par une violence explicite, explorent les excès et l’abjection à travers des dioramas de guerre, organisés par paliers successifs, offrant une lecture contemporaine et troublante de notre société.

La métamorphose en tant que métaphores visibles physiques ou morales

La métamorphose, tant physique que métaphorique, se déploie comme une métaphore visible dans les œuvres des frères Chapman, où les transformations physiques deviennent tangibles et provocantes. Le thème de la répétition et de la multiplication crée une impression de désordre et de perturbation physique, explorant des identités multiples et souvent dérangeantes. Dans des œuvres telles que Dna Zygotic (1997) et Zygotic Acceleration (1995), la représentation de jumeaux identiques dans des poses inhabituelles met en contraste leurs similitudes et leurs différences, réfléchissant sur l’identité individuelle et le miroir de soi. La répétition des motifs crée une tension entre la similitude et la singularité, offrant une réflexion sur les questions de clonage, de réplication et d’identité génétique. Ces sculptures critiquent également la sexualisation inappropriée des enfants dans les médias, ainsi que l’anxiété contemporaine et la manipulation génétique, métamorphosant les formes pour remettre en question les normes de beauté et de normalité. 

Zygotic Acceleration (1995)

La série des Minderwertigkinder (2011) explore les hybrides animaux-humains, fusionnant les caractéristiques humaines et animales pour créer des êtres étranges et dérangeants. Ces créations suscitent des questions sur la nature de l’humanité et sa relation avec le monde animal. Les métamorphoses représentées ici sont le résultat du chaos, reflétant un aspect de l’expérience humaine qui va au-delà de la simple hilarité ou de la peur des manipulations génétiques généralisées. L’aspect hyperréaliste des sculptures, avec l’utilisation de vraies chaussures de sport et de perruques, crée une réalité presque tangible, rendant ces personnages hybrides presque trop concrets pour être simplement des créations virtuelles. Avant la technique actuelle du clonage, les frères Chapman s’inspirent des mythes du golem et de l’histoire du Docteur Frankenstein, où le développement de la science met l’accent sur le potentiel de réalisation de ces mythes, mêlant excitation et angoisse. Ces métamorphoses physiques et tangibles dans leur travail offrent une réflexion profonde sur les limites de l’identité, sur les peurs contemporaines et sur les évolutions de la science qui nous confrontent à des êtres à la fois familiers et étrangers.

Les frères Chapman utilisent la métamorphose comme un moyen puissant de commenter des thèmes plus larges, tels que la surconsommation et l‘exploitation des pays en développement, tout en déformant la représentation du corps pour véhiculer des messages complexes. Par exemple, dans leur série The Chapman Family Collection (2002), ils réapproprient des œuvres d’art, notamment des fétiches africains, qu’ils ré-adaptent avec des figures populaires des fast-foods américains, notamment autour de l’enseigne McDonald’s. Cette démarche satirique offre une réflexion sur la nature humaine et sur la capacité de l’art à représenter les aspects sombres de la société, tout en critiquant la colonisation à travers l’américanisation des fétiches africains.

Dans des œuvres telles que Return of the repressed (1997/2007), ils explorent le thème de la psychanalyse, représentant les éléments refoulés de l’inconscient qui remontent à la surface de la conscience. Cette exploration concerne également les thèmes de la répression et de la libération, ainsi que la violence, les cauchemars et la terreur, avec la présence souvent marquante de sang, représentant les aspects refoulés de la psyché humaine.

Dans SEX I (2013), ils explorent la mortalité à travers la représentation de squelettes humains, offrant une métamorphose visuelle de la fragilité et de la vulnérabilité de la condition humaine. Cette œuvre souligne la fragilité de la vie et la métamorphose inévitable de notre corps après la mort, utilisant la métaphore visuelle pour susciter une réflexion profonde sur la condition humaine et notre relation à notre propre mortalité.

SEX I (2013)

Beauté, vulnérabilité : des réflexions sur le corps et la société contemporaine occidentale.

Les frères Chapman redéfinissent la notion de beauté morbide à travers leur travail, remettant en question les normes conventionnelles de beauté corporelle avec une perspective contemporaine qui intègre des éléments tels que la génétique, les avancées biologiques et le capitalisme. Leur approche se caractérise par la provocation et par une exploration des corps déformés et grotesques, mettant en lumière ce qui peut arriver au corps mais qui peut être considéré comme répugnant par la société occidentale. Ils offrent une réflexion profonde sur la nature éphémère de la beauté, la fragilité du corps humain et les normes souvent arbitraires de la société contemporaine occidentale. Ils mettent en lumière la vulnérabilité humaine, tant sur le plan physique que moral, en défiant les limites de l’existence et en explorant la relation entre l’art et le corps. Leur Œuvre explore la relation entre l’art et le corps, entre la moralité humaine et l’abject, l’immoral. Ils agissent comme des purificateurs en mettant en lumière les fléaux et les problèmes de la société contemporaine. Le déclin des interdits et l’ordre du surmoi de la société occidentale sont des thèmes abordés par les frères Chapman, qui repoussent les limites de l’acceptable. L’utilisation de l’humour dans leur œuvre sert à libérer les mœurs tout en suscitant un sentiment de grandeur et d’élévation, en accord avec la théorie de Freud sur l’humour en tant que mécanisme de défense.  La « vallée de l’étrange » dans laquelle nous plongent leurs créations est à la fois dérangeante et interpellante, remettant en question notre société et interrogeant jusqu’où nous sommes prêts à explorer les tabous. Les tabous existent pour protéger, mais chez les frères Chapman, il n’y a aucune distinction entre représentation et réalité, soulevant ainsi des questions sur la dangerosité de vouloir promouvoir les tabous au risque de limiter la liberté créative.

Kylie (1999)

La décomposition et la déformation des corps dans leurs œuvres semblent les faire se déliter ou se fondre, évoquant des visions cauchemardesques de la mortalité et de la vulnérabilité de la chair. Ils explorent ces thèmes de manière frappante dans Migraine (2004), par exemple, et dans d’autres représentations de crânes. Les images religieuses, souvent reconnues comme belles ou sacrées dans l’histoire de l’art, sont également réinterprétées par les frères Chapman dans une perspective critique. The Milk of Human Weakness (2011) et One Day You Will No Longer Be Loved (2008) présentent des portraits revisités, généralement utilisés pour sublimer le portrait bourgeois, mais ici détournés dans un aspect grotesque qui souligne une dégénérescence générationnelle.

Dans Kylie (1999), les visages de jeunes filles au look typiquement occidental, avec de “beaux” cheveux blonds, sont déformés pour questionner les conventions de la beauté occidentale. Cette réappropriation de l’esthétique conventionnelle remet en question les idéaux de beauté standardisés et invite à réfléchir sur la manière dont la société occidentale perçoit et glorifie celle-ci.

Fuck Face Twin (1995, collection particulière)

Des œuvres telles que FuckFace (1994), Piggyback (1997) et Yin + Yang (2012) offrent une critique puissante de la pédopornographie, en créant la confusion entre la pornographie orale, anale et génitale, provoquant un dégoût qui rappelle la nécessité de protéger les enfants et leurs droits. Le visage, qui est le lieu d’inscription physique de l’individu et de son identité dans la culture occidentale, est souvent le point central de ces réflexions. Par exemple, Fuck Face Twin (1995) remplace certains traits de la face par des parties génitales déclassant ainsi la nature humaine du visage pour le ramener à son animalité charnelle, créant une figure qui a perdu toute dignité humaine, incarnant l’abjection totale. Ces œuvres soulignent un thème philosophique millénaire opposant le corps et l’esprit, le premier exprimant ce qui vient de l’esprit à travers les expressions du visage, qui passent notamment par les yeux, souvent considérés comme le miroir de l’âme.

Tandis que certains pensent que les frères sont totalement sérieux par rapport à leurs œuvres, Dinos Chapman affirme : 

Quand les gens parlent de notre travail, ce qu’ils oublient parfois, c’est que c’est 99 % amusant et 1 % du n’importe quoi d’autre. La chose la plus évidente, c’est que c’est drôle, et ce qui est drôle, c’est que les gens veulent le prendre au sérieux. Un mannequin enfant avec un phallus sur le nez, pour prendre cela au sérieux, vous devez sérieusement limiter vos facultés mentales. Essentiellement, ce qui relie tout, c’est l’humour – le type d’humour le plus sombre possible. Parce que c’est ainsi qu’on se défend contre l’horreur.

À travers la provocation, les déformations corporelles et ce gore qui accompagnent toute leur Œuvre, les frères Chapman utilisent les corps et les métamorphoses pour manifester un certain activisme contre la corruption morale actuelle autour de la société occidentale. Membres des Young British Artists, ils ont aidé à nourrir un nouveau mouvement artistique très britannique par un mélange de conceptualisme et par une forme de surréalisme, avec toujours une provocation qui plonge dans cette inquiétante étrangeté. Des artistes comme Takashi Murakami, Subodh Gupta, voire Ai Weiwei sont inspirés du travail des YBA. Pour le cas des Chapman, citons des artistes néerlandais comme Harold de Bree ou encore un certain Christopher Boffoli, qui s’inspire de leurs dioramas. Malgré l’aspect choquant et perturbateur du travail des frères Chapman, sa justification artistique ne veut pas dire qu’ils sont acceptés par le grand public, bien au contraire : certains lieux d’exposition, notamment en Italie, ont arrêté de présenter leurs œuvres jusqu’à les rendre inexposables dans certaines galeries. 

Emeline De Araujo de Art&Fac UPPA.

Bibliographie

Crédits photographiques : toutes les photographies utilisées proviennent du site des Frères Chapman : https://jakeanddinoschapman.com/

Laisser un commentaire