« Enola Gay » ou l’hypnotique atomique de l’electro-pop.

Un hit dansant des années 1980 sans gravité ? « Enola Gay » est une chanson qui aussi caractéristique puisse-t-elle être, aussi immédiatement reconnaissable est-elle, porte en elle malgré son aura populaire une sombre histoire. Référence apparemment involontaire selon ses compositeurs et interprètes le groupe anglais new wave Orchestral Manoeuvres in the DarkOMD, à l’un des plus grands cataclysmes technologiques perpétrés par l’homme. La chanson revêt un aspect terrible que sa mélodie accrocheuse, hypnotisante renforce encore. Ainsi, voici un retour sur cet hymne des années 1980, sur l’armée de l’air américaine au nord de l’Angleterre, jusqu’au Liban en 1982

LA POPULARITÉ D’UN HIT, LE SUCCÈS D’UN GROUPE.

It’s eight fifteen

And that’s the time that it’s always been

We got your message on the radio

Conditions normal and you’re coming home

Enola Gay

Is mother proud of little boy today

Ah-ha this kiss you give

It’s never ever going to fade away

Enola Gay

It shouldn’t ever have to end this way

Ah-ha Enola Gay

It shouldn’t fade in our dreams away

La chanson sort le 26 septembre 1980 et figure sur le second album Organisation du groupe britannique. Orchestral Manouevres in the Dark est un produit de son temps autant qu’il le marque. Le groupe se cristallise autour d’Andy McClusckey et Paul Humphreys, ses deux membres historiques originaires du Nord de l’Angleterre, près de Liverpool. En cette fin des années 1970, les deux ont la vingtaine, ont grandit en écoutant Joy Division et baignent dans la scène musicale nord-britannique où le post-punk s’est teinté de l’électro offert par les premiers synthétiseurs. En 1979, le groupe récemment formé sort « Electricity », un premier single accompagné par un premier album et forcément d’une certaine notoriété. La musique se compose de synthétiseurs, des mélodies électroniques, des basses dynamiques. Les membres du groupe portent des cardigans serrés sur des chemises à col, tiennent les guitares sur le ventre et bougent sans décoller les pieds du sol. Rien de révolutionnaire, juste du populaire qui encore aujourd’hui porte cette sonorité « Synth-pop » très british. Cette contraction de Synthesizer pop music, désigne l’utilisation d’instruments électroniques dans la création musicale. Principalement illustrée par la démocratisation du ‘Synthé’ entièrement électronique dès le début de la décennie 1970. Et donc, en cette rentrée 1980, la diffusion de cette chanson assure un succès international à ce groupe. Meilleure vente du groupe (5millions de single vendus), meilleurs classements dans les charts européens; 8ème en Angleterre, 4ème pour l’année 1980-1981 en France, c’est le jackpot. Le groupe s’offre une renommée et poursuit sa carrière avec 13 autres albums jusque dans les années 1990 et un petit revival dans les années 2010. Alors, que constater? Un succès économique, musical qui fait danser la jeunesse en même temps d’être musicalement l’époque qu’il incarne. Quelle noirceur peut cacher un tableau si lisse?

THE PROUD MOTHER OF A LITTLE BOY TODAY.

Enola Gay, c’est le bombardier de l’armée américaine qui en sa carlingue renfermait « Little Boy » la bombe A, larguée sur Hiroshima au Japon, le 6 août 1945, à 8h15. Tous ces éléments historiques, factuels se retrouvent dans la chanson. « It’s eight fifteen and that’s the time that it’s always been », la dernière minute avant que l’apocalypse s’abatte. La chanson fait état donc de ce moment de l’histoire où le plus protocolairement du monde et pendant plusieurs mois, des militaires américains sélectionnés avec attention avaient participé et répété ce largage atomique qui devait mener à la reddition le Japon, assourdi par la violence inégalable et insoutenable de l’acte. Dans une tradition très propre au monde militaire, où même les choses les plus abominables peuvent faire l’objet de fierté et patriotisme, il faut faire intervenir Paul Tibbets. Tibbets était pilote dans l’armée de l’air américaine. Positionné en Allemagne d’abord, il est ensuite recruté sur le front japonais pour participer à l’amélioration de la flotte de bombardiers américains. C’est autour de lui et sous son commandement que les douze membres d’équipages, aidés des ingénieurs aéronautiques, vont développer un avion capable de contenir la bombe A et enfin de la larguer. D’abord stationné en Utah, l’équipage rejoint l’île de Tinian où étaient positionnées les forces américaines. Ce fameux 6 août, inexorablement, le bombardier accomplie sa mission, et en 43 secondes, la bombe Little Boy, anéantit une ville entière, où plus de 80 000 personnes périssent immédiatement. Paul Tibbets et son équipage seront très rapidement décorés, dès leur décente de l’avion. Détail fondamental, le nom de la mère de Paul Tibbets; Enola Gay Haggard, d’après qui, l’avion fut baptisé. Dans un interview donné en 2002 au journal britannique The Guardian, cinq ans avant sa mort, Tibbets justifiait à peine son choix, quelque peu inexplicable de toute façon. Sa mère l’aurait plus soutenue que son père dans son choix de rejoindre l’armée de l’air. Donc de ce soutien, suit un hommage, qu’on ne peut que qualifier aujourd’hui de morbide. Pas assez pour empêcher d’inspirer une chanson peut-être?

« BOMBE RASANT UNE VILLE, OU DÉROUTE DE CENTRALES, SONT RECYCLÉS EN RITOURNELLES POUR AMUSER ET FAIRE DANSER LES CLASSES MOYENNES »

Ce sont les mots du philosophe Olivier Rey, chercheur au CNRS qui s’est intéressé avant nous à cette chanson mettant en avant ce même décalage qui paraît si honteux quand on précise les références de ces paroles. Rey dit précisément le décalage technologique fascinant et pourtant destructeur qu’entretient Orchestral Manoeuvre in the Dark avec cette chanson. Les destructions de la technologies seront occultées par ses positifs jusqu’à ce que le catastrophique se produise. La justesse de son article met en discordance de manière très argumentée la place du progrès face au chaos par lui causé. « Nous sommes à même de déclencher par la technique, des désastres dont nous demeurons incapables de prendre la mesure » résume-t-il, en semblant croire que cette incapacité s’incarne alors dans une chanson. Chanson où le mix électrique vient rappeler le progrès, faire danser les jeunes occidentaux en toute légèreté, sans prendre pleinement conscience de la gravité de l’acte qu’il évoque? Peut-être qu’une chanson est justement la seule manière avec laquelle nous pouvons décemment procéder à la compréhension de l’inconcevable. Le groupe OMD s’est toujours défendu de toute prise de position, pour ou contre l’intervention américaine, pour ou contre l’énergie atomique nucléaire. D’après leurs dires, c’était simplement les paroles d’adolescents fans d’aviation qui écrivaient un tube sans préoccupation autre que créer et faire danser.

Utilisation et souvenir, une référence malgré tout innocente?

Faut-il donc vraiment croire que la référence est innocente, qu’une génération entière a dansé sur ce rythme sans se questionner, sans se rappeler, sans se positionner ? Oui. En interrogeant des témoins de première mains, (comprenez mes parents, de vrais enfants des années 1980), qui possédaient la cassette, ont chanté les paroles dans un anglais approximatif et dansé dessus sans décoller les pieds du sol, c’est oui, indéniablement. Ce n’est que plus tard qu’intervient la prise de conscience du vrai sujet de la chanson. Donc les paroles seraient juste des paroles, la mélodie juste une mélodie qui traduit un moment, une époque et l’identité d’un groupe sans voir plus loin ? Seulement, quelque chose dans le musique elle-même, le sentiment qu’elle transmet rend cette conclusion impossible. La fausse innocence ne traduirait-elle pas pourtant quelque chose de plus grand ? Même si elle est sous-jacente et non volontaire, l’apparente légèreté de la chanson ne demande qu’à être bousculée. Le rythme y est implacable, nerveux et inévitable. La chanson sans refrain ne semble proposer aucun repère, à l’exception de la mélodie. La mélodie est ce qui conduit et ponctue tout le morceau. L’attente des basses au second plan dès le début, l’arrivée de la mélodie puis l’accélération des percussions introduisent la voix, qui ne dépasse jamais totalement ces notes hypnotiques, toujours répétées dont on ne peut s’extraire. Il y a dans cette chanson quelque chose d’implacable, d’urgent. La chanson n’est pas juste une chanson pop, son sujet lui interdit ce simple statut. Sa mise en musique achève de la déloger de cette simple catégorie.

Pour attester de cette constation, il convient de conclure sur une utilisation cinématographique de la chanson. En 2008, Valse avec Bachir, un film d’animation d’Ari Folman, scénariste et réalisateur israélien, propose une version de l’invasion du Liban par Israël en 1982, inspiré par le vécu de Folman, alors soldat. Il part dans ce film à la rencontre d’anciens compagnons de guerre et de leurs souvenirs, le tout ponctué de musiques rock des années 1980. « Enola Gay » est alors replacé dans un contexte martial, violent à un moment où débarquent les troupes israéliennes par la mer au Liban. Le morceau trouve sa place dans l’atmosphère monochrome et saisissante créée par Folman, quelque chose qui permet d’évoquer le tragique perpétré par l’humain, l’indicible et l’acclimatation de l’esprit à cette fureur finalement immortelle.

Pour aller plus loin

  • Rey, Olivier, « Nuclear Manoeuvres in the Dark », Sciences-Critiques, revue en ligne, publié le 17 Mars 2016, disponible sur https://sciences-critiques.fr/nuclear-manoeuvres-in-the-dark/, [consulté pour la dernière fois le 29/11/2020].L’article d’Olivier Rey, philosophe et chercheur au CNRS, s’intéresse à cette chanson comme une introduction à des interrogations beaucoup plus poussées et fines que celles auxquelles nous pourrions prétendre. Il dit bien le décalage, le « recyclage » de la bombe atomique en « pop song », que la chanson n’est pas même si elle est présentée de la sorte une petite référence légère mais bien une manière de se rappeler, de se souvenir des ravages irréversibles d’un progrès. Démonstration implacable, cet article fut notre première lecture pour nous informer, la finesse de l’analyse rend difficile de « passer après » et de livrer une autre analyse.
  • Studs Terkel, « One hell of a big bang », The Guardian, 6 Août 2002, https://www.theguardian.com/world/2002/aug/06/nuclear.japan [consulté pour la dernière fois le 29/11/2020]. Cet interview venait ponctuer un triste anniversaire et donnait la parole des années après au Paul Tibbets, le pilote de l’Enola Gay, orchestrateur de cette nomination. Il se livre au grand journaliste américan Studs Terkel avec beaucoup de distance, peut-être attribuable à l’âge. Il déclare même ; «  I knew we did the right thing because when I knew we’d be doing that I thought, yes, we’re going to kill a lot of people, but by God we’re going to save a lot of lives. We won’t have to invade [Japan] ». Mots surprenants, sens du devoir patriotique d’un combattant américain que l’on doit souligner. Peut-être en décalage avec notre perception d’aujourd’hui mais très éclairant et vient poser une pierre dans le débat des ordres et de l’individu dans une situation de guerre. Ironie terrible ; pour désigner la puissance de la bombe Tibbets utilise l’image du Big Bang, explosion créatrice de l’univers pour faire vite, face à une destruction aussi implacable. Chaque destruction amène-t-elle vraiment à une reconstruction ?Une traduction française est disponible à l’adresse suivante ; https://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/paul-tibbets-la-bombe-atomique-et-le-pilote. Voir aussi Gordon Thomas & Max Morgan Witts, Enola Gay Mission to Hiroshima, Open Road Media, 2014. Un livre qui revient sur la mission du bombardier B-29 de sa fabrication, ses modifications, la constitution de son équipage et sa mission finale.
  • Valse avec Bachir, Ari Folman. Co-production israélienne, française et allemande. 2008.

Présenté à Cannes en 2008, nominé aux Oscars, prix des auditeurs du Masque et la Plume, auréolé de six Ophirs du Cinéma équivalent israélien des Césars, le film Valse avec Bachir fut un succès pour Ari Folman connu pour l’univers audacieux qu’il propose, entre souvenir, rêve et réalité. Le film est disponible sur Youtube mais nous en pouvons que vous encouragez à l’acheter de manière légale pour profiter de manière optimale de son graphisme particulièrement puissant. Le film revient sur l’expérience personnelle de Folman pendant la guerre israélo-libanaise de 1982, un moment de la guerre du Liban où l’armée israélienne tentait d’envahir le Liban pour déstabiliser les forces de l’Organisation de Libération de la Palestine qui opéraient depuis le Liban. À ce sujet voir Frédéric Encel, L’Atlas géopolitique d’Israël, éditions Autrement, 2018. L’expérience narrée par le film est celle d’un jeune homme soldat qui envahi de cauchemars se lance à la recherche de souvenirs d’anciens combattants qui comme lui ont connu la guerre. Un film hybride à la fois un documentaire et une fiction, qui profite de la grande liberté chromatique permise par l’animation.

2 commentaires

  1. Hmmmm. D’un de vos lecteurs qui, comme vos parents, dansait dessus dans les années 1980… Et n’a jamais cessé de danser dessus : il y a dans ce morceau, dans beaucoup de la new wave, et évidemment dans le post-punk, la mélancolie qui accompagne la conscience d’être né dans un monde dévasté… Je ne sais pas si ce que vous en ferez, mais…

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  2. Toutes mes félicitations pour ce remarquable article ! Je suis tombée dessus fortuitement en cherchant des informations sur Enola Gay. Je pense avoir été dans la même promotion que Saskia à l’École du Louvre. Guide-conférencière, les musées étant fermés, je suis désormais professeur d’Histoire-Géographie et enseigne la Seconde Guerre mondiale à mes élèves de troisième. Je pense leur faire écouter ce morceau et leur indiquer le lien de cet article admirablement bien écrit et documenté. Bravo !

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