À l’épreuve du chaos : le cinéma de Justine Triet

Les dernières assises du collectif 50/50 pour la parité dans la production cinématographique révélait le chiffre suivant : en 2020 seulement 26% des réalisateurs étaient des femmes. En dépit d’une légère progression, le cinéma, comme d’autres disciplines artistiques, accorde une moindre place aux femmes. À l’occasion du mois des femmes chez Florilèges, nous mettons la lumière sur l’une d’elles, Justine Triet. 

Née le 17 juillet 1978 à Fécamp, Justine Triet se forme à l’École des Beaux-Arts de Paris où elle dit avoir trouvé à travers le film et le montage la possibilité de créer un langage. Passée d’abord par la réalisation de documentaires en lien avec l’univers politique, elle se distingue en 2013 à l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, La Bataille de Solférino. Elle fait alors partie d’une nouvelle génération de cinéastes français, distingués par la critique pour leur maniement des différents registres et d’un certain naturalisme. On trouve ainsi dans plusieurs articles le qualificatif plutôt révélateur de « fille de la bande », qui souligne la disparité énoncée auparavant. En 2019, son troisième long-métrage, Sibyl, est présenté en compétition officielle au festival de Cannes et confirme une appétence pour les personnages féminins au fort relief. Avec un quatrième long-métrage en cours d’écriture (avec son co-scénariste Arthur Harari), sa présence dans la création cinématographique contemporaine se renforce. Tandis qu’il mettra également en scène une femme dans le rôle principal, nous vous proposons une brève exploration des caractères, thèmes et caractéristiques formelles à l’œuvre dans ces fictions. 

Justine Triet sur le tournage de Victoria © Le Pacte
Extrait du film Vilaine Fille Mauvais Garçon © Ecce Film

La tourmente au cœur du scénario

Les quatre premiers films de Justine Triet donnent à voir un goût pour des scénarios étoffés, où les péripéties se succèdent et où des intrigues multiples s’enchâssent. Dans Vilaine Fille Mauvais Garçon (2011), Laetitia (Dosch) et Thomas (Lévy-Lasne) se rencontrent à une fête chez Aurélien (Bellanger). À la recherche d’intimité, ils partent continuer la soirée chez Thomas qui vit avec son père et son grand-père et sont interrompus par un appel des urgences psychiatriques où le frère de Laetitia est en pleine crise. La Bataille de Solférino (2013) met en scène Laetitia (Dosch), journaliste pour I-télé, déjà en retard pour son direct depuis la rue de Solférino, qui se retrouve entre son copain, un baby-sitter débordé le père de ses filles, Vincent (Macaigne), qui tente à tout prix de venir en son absence. Dans Victoria, (2016), Victoria (Virginie Efira), avocate pénaliste accepte de défendre son ami Vincent (Melvil Poupaud) accusé d’avoir poignardé sa compagne, et héberge son ancien client Samuel (Vincent Lacoste) en échange de baby-sitting et d’assistance dans ses préparations. Enfin, dans Sibyl (2019), Virginie Efira est une psychiatre qui se déleste d’une partie de sa clientèle pour revenir à sa passion première, l’écriture, et s’inspire de sa patiente Margot (Adèle Exarchopoulos), jeune actrice enceinte du compagnon de la réalisatrice avec laquelle elle tourne. 

Ici très brefs et ne rendant pas hommage à la densité des scénarios, ces résumés permettent néanmoins d’entrevoir les situations tourmentées dans lesquelles se retrouvent les personnages. Ne se jouant pas qu’à une succession de péripéties, ses films dessinent aussi des personnages denses et nuancés, aux émotions intenses

Image extraite du film La Bataille de Solférino © UniFrance

Naturalisme et héritage comique

C’est par le biais d’un réalisme prononcé que sont dressés ces portraits. Dans ses deux premiers films, où la tonalité comique domine, le parti est pris de laisser aux personnages les noms des acteurs qui les incarnent, voir leur propre rôle ainsi que le personnage de Thomas, incarné par le peintre Thomas Levy-Lasne dans Vilaine fille mauvais garçon. Par ailleurs, loin d’une glamourisation prononcée des personnages, des détails prosaïques comme un pantalon trop bas, des cheveux gras, des traces de transpiration se remarquent. L’écriture des dialogues inclut de nombreux tics de langage qui rendent les dialogues immersifs. D’ailleurs, on se reconnait dans le désœuvrement d’un lendemain de soirée, illustré par la nonchalance avec laquelle Thomas mange un paquet de chips dans le canapé. Cet effet de réel est renforcé par certains procédés cinématographiques. Les gros plans sur les personnages, la succession intense des rires, des cris, des différentes galères traversées par les personnages – ce qui conduit parfois à un sentiment de saturation et d’étouffement – permettent une proximité importante et une plongée au cœur des émotions des différents protagonistes.

Les deux longs-métrages suivants offrent une forme plus classique, permise entre autre par un budget plus conséquent. Si la succession des obstacles se fait plus calme, des évènements burlesques, voir absurdes ponctuent également le récit à l’image des témoins clés du procès dans Victoria qui s’avèrent être un dalmatien et un chimpanzé. Les dialogues révèlent les maladresses des personnages et leur abondance parle surtout des difficultés à communiquer et à se lier aux autres. Il demeure aussi un certain aspect « abîmé » des personnages auxquels l’excès alcool ne donne pas une noble contenance. 

La traversée du doute

Au delà de l’aspect comique de ces rebondissements, la déstabilisation et le doute des personnages constituent le fil directeur de ces différents films. Pour une raison ou une autre, le cumul ou le désinvestissement – mais finalement ce n’est pas ce qui importe – les personnages voient la mise à mal des différents cercles de leur vie intime et professionnelle. Laetitia parvient à peine à réaliser ses directs et fait le choix, peut-être irresponsable, de faire venir ses filles bébés au sein de l’agitation des élections présidentielles. Le premier baby-sitter de Victoria démissionne tandis que le contact avec un des témoins de l’affaire autour de Vincent lui vaut une suspension de six mois. Dans son obsession pour Margot et les réminiscences d’une ancienne passion, qui se manifeste par flash-back ou images mentales plus ou moins fictives, Sibyl suit sa patiente en tournage et se lie aux autres protagonistes d’une manière qui excède le cadre déontologique. Pourtant nulle condamnation, démonstration de faiblesse, de faillite ou au contraire de grande force et d’héroïsme exemplaire. 

La traversée de ce chaos par les personnages constitue bien plus une occasion d’explorer les émotions et la vulnérabilité de chacun face à une société qui peut être assez violente, où les désillusions sont nombreuses (les réussites professionnelles ou amoureuses ne sont pas forcément au rendez-vous) et les rapports sociaux parfois difficiles à établir et à entretenir. À cet égard, c’est la place en tant qu’individu et l’identité propre au-delà, en complément ou en contradiction avec les différents rôles sociaux attribués – professionnelle, amante, mère – qui est interrogée. Au fil des récits, les protagonistes passent par différents états, embrassant le déni, le doute, l’échec, la dépression mais aussi le courage et l’acceptation tandis que différentes facettes de leur personnalité sont montrées. En tant que spectateur, l’attachement à Sibyl, pourtant relativement manipulatrice et égoïste est très fort. Les films permettent un accueil de la contradiction entre défauts et qualités, laquelle rend aussi très vivant les personnages. 

Un laboratoire « ultraféministe » ? 

Les personnages mis en scène par Justine Triet sont ainsi poussés dans leurs retranchements, voir dans des extrêmes antithétiques. Inspirée par le format de la série, la réalisatrice affirme travailler les limites de ses personnages dans un laboratoire « ultraféministe ». Loin de porter des revendications spécifiques, tandis que ses personnages restent dans des catégories sociales relativement normées, elle énonce aussi trouver réducteur qu’on parle de « films de femmes » où le « portrait de femme », ainsi que la vision féminine y trouveraient une expression particulière. Pourtant engagée à cet égard en tant que membre du collectif 50/50 pour la parité dans le cinéma, sa position différente de celle plus militante d’autres réalisatrices, révèle une interrogation quant à la création en tant que femme, où le prisme du genre est bien plus questionné que dans le cas d’un artiste masculin. Pour Justine Triet, la position la plus féministe est celle qui consiste à parler du travail des femmes.

Si les thèmes mis en exergue dans son travail ont indubitablement une portée universelle, il est pourtant intéressant de souligner que cette place accordée aux femmes dans la fiction n’est pas la norme. L’étude réalisée par l’INA sur la représentation des femmes à la télévision et à la radio en 2020 révélait ainsi que les personnages féminins n’avaient droit qu’à un tiers du temps de parole dans la fiction télévisuelle. En plus d’occuper des métiers liés à la parole (journaliste, avocate, psychiatre) qui permet une expression importante des personnages féminins, le choix de faire porter la profondeur et la complexité, de la force à la faille et de la manipulation, de la mauvaise foi à l’altruisme, à des femmes sans en faire des modèles contribue à une redéfinition émancipatrice des caractères féminins au cinéma. 

En proposant des films à la fois drôles et profonds, Justine Triet réconcilie différents registres et genres du cinéma. Le recours à la comédie permet d’apposer des nuances supplémentaires à des portraits complexes que l’on voit plutôt dans le cinéma d’auteur. Un mélange réjouissant et enrichissant. 

Sources

V. Apiou, Collectif 50/50 : la parité dans le cinéma français, 2’04, Arte.

Clarisse Fabre, Festival de Cannes 2019 : dans le labo « ultraféministe » de Justine Triet, Le Monde, 24 mai 2019.

Sandrine Chesnel, « Les films de femmes, ça n’existe pas ! », L’Express, 24 mai 2019.

Jean Carrive, David Doukhan et Xavier Eutrope, ÉTUDE INA. À la télé, près de neuf réalisateurs de fictions sur dix sont des hommes, La Revue des Médias, 5 mars 2020.

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