Une esthétique chromatique, paysagère et patrimoniale. Entretien avec Enzo Crispino (2/2)

La première partie de cet entretien est accessible ici.

Ce second volet de mon entretien avec Enzo Crispino sera davantage consacré à son esthétisme singulier lui ayant valu plusieurs prix à l’international. Sélectionné comme photographe par Vogue Italia et par l’agence Art+Commerce à New York, le photographe a été invité à rejoindre l’agence de photographes américaine Freelance Blink en 2015. Sa photographie The Wave lui valut une troisième place au concours international One Eyeland Award 2013, tandis que Le voile de la l’âme , sur lequel nous reviendrons, lui a permis également d’atteindre les marches du podium de la 26e édition de l’exposition Arte Padova. En dehors de ces prix, il est crédible d’exprimer à la lumière de sa pensée que le photographe italien vit pleinement dans son époque : « Je ne comprends pas pourquoi les poètes de notre temps s’indignent de la vulgarité contemporaine et se plaignent d’être venus au monde trop tôt ou trop tard. Je crois que chaque homme d’intelligence peut créer sa propre belle fable de la vie« . La mélancolie ne manque pas dans l’œuvre du photographe, mais c’est davantage son sens de l’esthétisme, du cadrage et du détail qui feront l’objet de cet article.

[Photographie en titre : Il velo dell anima (Le voile de l’âme), Angera, Italie, 2014.]

Des photographies singulières en tous lieux

Enzo Crispino cherche la couleur là où elle n’existe pas fondamentalement. Son projet 4.0 s’éloigne du prototype de la photographie industrielle, là où le gris règne en maître, à l’exception des panneaux et affiches d’avertissement. La saturation des couleurs vient sublimer les composants de machine de l’entreprise de haute technologie ayant donnée son nom à la série. Ces environnements banalement anonymes sont transcendés d’une portée culturelle. Lors de la pandémie, ce sont les décors de son domicile qu’il métamorphose de la même manière. Cloîtré, il photographie alors ses meubles et autres objets dans les moindres détails. Les objets communs prennent alors des connotations nouvelles, presque abstraites, au sein de compositions minimalistes. Fraîchement utilisé, un couvert repose sur une assiette où les restes de nourritures demeurent. Seul nous importe alors le reflet et sa lumière sur l’inox.

Maxence Loiseau : « De quelle manière la pandémie de COVID-19 a telle impacté votre travail sur le plan esthétique ? À travers le minimalisme, avez vous recherché une forme de pureté ? »

Enzo Crispino : « La pandémie n’a pas influencé mon travail ; j’espère ne pas paraître arrogant, mais l’esthétique et le minimalisme ont toujours été présents dans mes projets. Dans ma photographie, j’ai toujours voulu soigner la « propreté de l’image » par la composition. Le sujet principal n’a besoin de rien d’autre que d’être placé sur sa scène, le reste n’est pas nécessaire. Le concept que l’on veut exprimer doit être immédiat, car la photographie est avant tout une communication directe, presque œcuménique. »

4.0, Castelnovo di Sotto, Italie, 2020.

Une autre série nommée Real Illusion se démarque par son esthétisme aux couleurs acidulées, donnant l’impression d’une pellicule en négatif. Le sujet ne surprend pas, Enzo Crispino capture les paysages de la Vallée d’Aoste comme il le fait habituellement dans tout le pays. Sa démarche, elle, semble pourtant diverger puisque ces photographies ont été prises en 2014. En les réutilisant, le photographe souhaite « voir et interpréter » ces lieux visités quelques années auparavant. En effet, il refuse qu’on associe sa pratique à une forme de recyclage. Il évoque plutôt la recherche de nouvelles réponses en lui-même, galvanisé par l’infinité d’expérimentations que permet la photographie. Éloignée de son contexte d’appartenance, la rudesse des hauts sommets montagneux est transposée dans un monde imaginaire ; mutation permise par une exploration libre et personnelle de la couleur. Mondi immaginari, son autre série marquée par l’interprétation de massifs montagneux, semble respecter au mieux le concept exprimé par Luigi Ghirri cité en introduction du premier article. Les roches intemporelles permettent l’évocation d’un décor de film du siècle passé.

Mondi Immaginari (Mondes imaginaires), Cortina d’Ampezzo, Italie, 2016.

Pompeii est un autre décor se révélant sous les yeux de notre photographe. Celui-ci le reconnaît : il n’est pas tâche aisée d’obtenir des clichés originaux dans un lieu visité par des millions de touristes. Mais cet argument pourrait également tenir au sujet des séries réalisées au British Museum ou au Musée Archéologique de Naples, qui parviennent cependant à sortir les statues de leur pâleur. Chaleureuses et froides, les couleurs viennent dans chacune des séries apporter une profondeur dramatique aux œuvres exposées. Animées, la terribilità des figures est exacerbée. C’est à se demander si la photographie, qui permet déjà de ramener les morts à la vie, ranime également les statues inertes. La série Veglia est alors sur ce point très impressionnante. Les photographies montrent des détails du monument que la ville de Reggio Emilia (Italie) a dédié à toutes les victimes de la guerre. Les statues aux expressions torturées sont comme traduites en un contraste permettant aux moindres aspérités d’être révélées.

M.A.N.N., Museo Archeologico Nazionale, Napoli, Naples, Italie, 2014.

M. L. : « Quelle est votre relation au patrimoine ? »

E. C. : « Tous ces domaines m’ont toujours attiré et, dans certains cas, j’ai même essayé de m’y confronter photographiquement, mais avec la ferme conviction que tout peut également être interprété en dehors de toute approche académique. Je n’accepte pas l’idée que l’archéologie et la sculpture ne puissent pas être présentées avec un regard différent. En moi, la curiosité, le désir et l’envie d’explorer à travers le chromatisme sont prépondérants. La photographie nous offre tant d’opportunités de nous confronter continuellement à nous-mêmes dans tous les domaines ; nous pouvons le faire simplement en nous livrant à notre propre idée de « voir » différemment, sans autre velléité. »

Veglia (Veille), Reggio Emilia, Italia, 2015.

Questions d’actualité

M. L. : « Vous êtes récemment allé au festival des rencontres d’Arles, y a t-il des artistes qui vous ont impressionné ? »

E. C. : « L’artiste qui m’a particulièrement impressionné est Saul Leiter avec son exposition anthologique au Palais de l’archevêché. Ensuite, le travail de Yohanne Lamoulère avec sa magnifique œuvre Les enfants du fleuve, magnifiquement exposée au Jardin d’Été, m’a beaucoup impressionné par la beauté de sa construction. Et enfin, l’exposition Ne m’oublie pas de Studio Rex de Marseille. »

M. L. : « L’historien de la photographie Michel Poivert a écrit un livre au sujet de la contre-culture photographique. C’est à dire des nouvelles pratique expérimentales allant au-delà du paradigme du beau tirage. Les artistes recyclent par exemple des photographies anciennes tandis que d’autres vont expérimenter à partir de diverses procédés. La photographie n’est aujourd’hui plus limitée à son support d’origine. Comment envisagez-vous ces différentes pratiques ? »

E. C. : « Je suis convaincu qu’aujourd’hui il est très facile de confondre ce qu’est la photographie et ce qu’est l’image. Il s’agit de deux choses absolument différentes, et l’une ne remplace pas l’autre ; il existe, à mon avis, une distinction claire entre les deux, née des évolutions technologiques substantielles et de certaines expériences réalisées. À une époque où tout est presque virtuel, le concept qui sépare la photographie de l’image a souvent été perdu. Un exemple explicatif peut être la photographie produite par l’intelligence artificielle, le résultat reproduit par l’IA pour moi est et reste seulement une image car elle est produite par des algorithmes fixes qui réinterprètent une réalité qui n’est pas la vérité. Ma conviction est que tout peut être expérimenté, mais la distinction entre photographie et image doit demeurer. La photographie a une référence précise, le processus final doit être l’impression, mieux encore une impression Fine Art. Il peut y avoir beaucoup d’autres expériences, mais pour moi la photographie se conçoit par son support premier. Je suis peut-être anachronique, mais c’est ma conviction. Ces expérimentations restent cependant toutes légitimes, l’expérimentation est au-dessus de tout cela. »

Ne m’oublie pas, Anonyme. Collection Jean-Marie Donat aux Rencontres d’Arles 2023.

M. L. : « Avez vous des projets à l’avenir ? »

E. C. : « Oui. Principalement celle à laquelle je consacre tout mon temps depuis un an. L’année dernière, j’ai conçu une exposition de photos dédiée aux photographes amateurs. Un événement annuel auquel j’invite onze auteurs qui présentent chacun huit photographies de leur propre projet photographique. Le 8 septembre a été inaugurée la deuxième édition de Montecchio Fotografia-La luce scritta. Cette exposition est née de mon désir d’apporter une contribution supplémentaire, bien que modeste, au monde important des « amateurs », qui constituent un point d’ancrage fondamental pour la photographie»

Quelques semaines après notre discussion, le photographe a entrepris un nouveau projet : « En regardant ces photos prises il y a neuf ans sur le Lago Maggiore, j’ai pris conscience que si j’avais entre les mains des cartes postales et non des fichiers numériques j’aurais certainement perçu une émotion définitivement différente, plus immersive, une expérience tactile qui nous emmène dans une dimension plus concrète. Je me souviens avoir pensé à ces affiches de cartes postales, l’émotion de choisir quelque chose que vous aimiez et qui reflétait peut-être « ce moment » a immédiatement pris le dessus. […] Les cartes postales servaient à se souvenir d’un lieu, d’une moment, d’une émotion. Un petit bout de papier devenu un cercueil de réminiscences, où passer le temps érode les couleurs mais pas les souvenirs. J’ai voulu transformer ces vieilles photos oubliées en cartes postales, imaginant redécouvrir l’expérience tactile, tenant une photo me la rappelant un instant. Aujourd’hui cette émotion nous manque, on cherche des souvenirs dans la galerie d’un smartphone, et puis peut-être un jour, on les supprime aussi, perdant peut-être cette mémoire. D’où le désir de récupérer quelque chose de concret que la technologie numérique a absorbé et modifié, alors que nous, utilisateurs, avons sûrement oublié de chercher ces émotions perdues issues de cartes postales. » Traitant à nouveau de thèmes qui lui sont chers, sa future série semble prometteuse.

Je tiens à remercier chaleureusement Enzo Crispino pour le temps qui m’a accordé lors de la réalisation de ces deux articles. M’ayant répondu en italien, les traductions ont été réalisées par mes soins.

Maxence Loiseau

Laisser un commentaire