Buren et Pistoletto : couleurs spéculaires à Art Basel

Du 18 au 22 octobre 2023 s’est déroulée à Paris la deuxième édition de Paris + by Art Basel, anciennement Foire Internationale d’Art Contemporain, occasion de parer des lieux emblématiques de la capitale française d’œuvres d’art contemporain mises à la merci des commentaires parfois acerbes des promeneurs. Cette année néanmoins, en plus des lieux plus classiques donc, comme le Jardin des Tuileries, la place Vendôme et l’École Nationale des Beaux-Arts, Art Basel a décidé d’investir un tout nouvel espace, le Palais d’Iéna, dans le XVIème arrondissement, pour y présenter une cohabitation artistique inédite entre Daniel Buren et Michelangelo Pistoletto.

Le Palais d’Iéna. © Marion Desramaut

Des artistes à la hauteur du lieu

Les proportions gigantesques du Palais d’Iéna, construit en 1939 pour accueillir les maquettes du Musée des Travaux Publics, représentent chaque fois un défi pour le commissaire d’exposition et historien de l’art Matthieu Poirier qui le relève pour la cinquième fois. Habité depuis 1960 par le Conseil Économique Social et Environnemental, devenu le fer de lance du programme administratif d’Emmanuel Macron, le Palais, juste en face du musée national des arts asiatiques-Guimet et du palace « Shangri-la », est en effet un chef-d’œuvre, si ce n’est, le chef-d’œuvre de l’architecte français Auguste Perret. Pour lui, le béton nu, sans aucun revêtement, se suffit à lui-même et dicte ses proportions au lieu. Il se plaît même à dire qu’« aucun sac de plâtre ne fut amené dans le palais d’Iéna ». En effet, le choix d’artistes pour occuper cet immense espace vide, gris et froid, sans pour autant le concurrencer, ne fut pas chose aisée. En 2016, Matthieu Poirier réussit donc ce pari avec l’exposition du vénézuélien Carlos Cruz Dies et l’année suivante avec Arthur Lescher. C’est en 2018 avec « Suspension, une histoire aérienne de la sculpture abstraite 1918-2018 », où il expose 25 artistes, qu’il travaille avec Daniel Buren. L’immense espace de la nef est alors peuplé de sculptures hors-sol, comme flottantes dans l’espace. L’année dernière, c’est au tour de l’artiste brésilienne Lucia Koch de sublimer le palais. Je vous invite vivement à découvrir les vues de ces expositions qui offrent à chaque fois un moment poétique, isolé du monde. Spécialiste de l’art abstrait, Matthieu Poirier cherche en effet à toujours jouer avec la perception du spectateur, à chahuter son appréhension habituelle de l’espace. C’est sur cette lancée qu’il investit une nouvelle fois, en 2023, le lieu. La galerie italienne Continua, fondée dans les années 1990 par trois amis à San Giminiano, habituée aux projets monumentaux et représentant les deux « monstres sacrés » de l’art contemporain, Michelangelo Pistoletto et Daniel Buren, retient naturellement son attention. Pour répondre à l’appel du gigantisme, chaque artiste est ainsi pensé pour investir sa propre donnée architecturale : Daniel Buren pour les fenêtres et Michelangelo Pistoletto pour le centre de la vaste nef.

Daniel Buren

Buren crée depuis 1967 des œuvres ex-nihilo, essentiellement in situ. Il refuse même l’appellation d’« installation », car l’œuvre est pensée par et pour le lieu et ne trouverait de justification de son existence nulle part ailleurs.

Installation polychrome de Daniel Buren et signe du « Terzio Paradiso » face à un miroir de Michelangelo Pistoletto. © Marion Desramaut

Figurant avec Klein et Soulages comme l’un des artistes français les plus exposés au monde, Buren est en général bien accueilli par le public qui lui reconnaît ses fidèles bandes verticales noires ou blanches de 8,7 cm de large. Ce motif, il le rencontra en 1966 au marché Saint-Pierre [à Montmartre, ndlr]. Dans une logique duchampienne de prédation du réel, l’outil visuel, dont la simplicité ludique lui permet d’atteindre le degré zéro de la peinture, objectif du groupe BMPT qu’il partage avec Parmentier, Mosset et Torroni, devient dès lors sa marque de fabrique et se voit déployé dans ses travaux comme un ADN assurant une cohérence à l’ensemble de son travail.

Par temps ensoleillé et à midi : voilà les conditions parfaites pour contempler l’œuvre in situ. La lumière inonde alors la façade sud-est du bâtiment, plonge dans la nef pour venir inonder la forêt de colonnes cannelées en béton d’une vaste anamorphose de triangles inversés et des célèbres bandes verticales. Bien que Buren préfère le terme de « transparence » à celui de « vitrail », trop religieusement connoté, la couleur se projette sur nous et crée dès lors une atmosphère sacralisant l’expérience du visiteur. Le motif de triangles inversés fait écho au motif à claire-voie de l’architecture.

Michelangelo Pistoletto

               Le travail de Pistoletto, toujours rayonnant du haut de ses 90 ans, trouve une résonance particulière dans ce lieu immense. Depuis sa première occurrence en 1973 dans l’église de San Sicario, le miroir représente une constante dans son travail et lui permet d’incarner un propos tout à la fois artistique et social, un discours entre mathématiques et sociologie qu’il vient ici adapter au gigantisme des lieux en les montant sur des modules blancs de plus trois mètres de haut.

En effet, choisir le miroir comme médium artistique n’est pas anodin. Il est, dans son travail, tout à la fois sujet de l’œuvre mais, ne pouvant pas se refléter lui-même, il s’agit surtout, comme le dirait John Cage, d’un « aéroport de particules » qui accueille l’autour, le visiteur. Quel est le vrai sujet de l’œuvre : le miroir ou son reflet ? Notre reflet, nous le partageons avec les autres visiteurs dans un espace immatériel démultiplié qui permet donc à Pistoletto de tous nous mettre en partage les uns les autres. Ce principe de subdivision de l’espace, en écho à des valeurs de partage qui trouvent une résonance particulière à notre époque et tout particulièrement ce mois-ci, ainsi qu’au sein de cette instance administrative, illustre ainsi un fondement universel de toute croissance organique trouvant des répercussions sur le plan social. Pistoletto croit profondément à l’art comme catalyseur du changement dans la société et c’est pourquoi il s’est par ailleurs entretenu avec Lionel Jospin le 19 octobre à 18h30.

Sur ces miroirs, un drôle de dessin. Un signe de l’infini augmenté d’une troisième boucle blanche centrale plus grande que les autres. Il s’agit du symbole du « Terzio Paradiso », le « troisième Paradis », symbiose de l’Homme et de la Nature.

Une communion parfaite

Bien que les deux artistes soient de bords artistiques différents, en évacuant la touche subjective de l’artiste et l’approche symbolique des couleurs, et en accueillant le visiteur, ils favorisent un rapport ontologique, performatif voire spirituel aux œuvres. Alors que le lieu se prête à la géométrisation et à l’abstraction, c’est avant tout avec notre sensation que jouent les artistes, en parfaite cohésion avec les études de phénoménologie de la perception, outil à part entière de l’art, selon Matthieu Poirier. Le miroir, monochrome en puissance, capte tout de son environnement sans le retenir, il est le portail d’un flux continu, comme ces fenêtres recouvertes de vinyle, voies d’entrée de la lumière. À une époque où triomphent l’autonomie et l’égoïsme, aller dans une de ces expositions, c’est voir mais aussi se voir soi et voir les autres.

La grande simplicité, synonyme de précision, rappelle l’art minimal. Moins il y a de choses, plus elles doivent faire sens. De fait, ici les deux œuvres sont déconcertantes de simplicité : de grands miroirs montés sur des modules blancs investis d’un signe unique et ludique, le blanc, réunion de toutes les couleurs, rencontre l’ampleur des transparences de Buren.

Éphémères, les deux œuvres, complémentaires mais non dépendantes l’une de l’autre, dialoguent parfaitement entre elles et avec l’espace pour créer une interaction dynamique entre l’observateur et l’œuvre, pour remettre en question la nature de l’art et les relations entre l’artiste, l’œuvre et le public. Une interpénétration de l’art et la vie, voilà finalement ce que proposent Daniel Buren et Michelangelo Pistoletto.

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