Dana Schutz, Mythologies contemporaines

En parallèle de la grande rétrospective sur Nicolas de Staël, le Musée d’Art Moderne de Paris expose l’œuvre audacieuse de l’artiste américaine Dana Schutz à travers « Dana Schutz, le Monde Visible » visible du 6 octobre 2023 au 11 février 2024. Cette exposition événement est élaborée en partenariat avec le Louisiana Museum of Modern Art de Hulebaek au Danemark. Si elle a accédé à une reconnaissance dès les années 2000, c’est cependant la première fois que Dana Schutz est exposée en France. Dès les premières salles, les toiles de grand format immergent le visiteur dans son univers coloré et puissant. Les messages politiques et les références à l’actualité ne sont jamais absentes, car cette artiste envisage son travail comme indissociable du regard qu’elle porte sur la société. La commissaire d’exposition Anaël Pigeat nous offre une expérience réjouissante, une rencontre avec le langage d’une artiste à l’univers riche et singulier.

Swimming, Smoking, Crying, Dana Schutz, 2009, Nerman Museum of Contemporary Art, Johnson County Community College, Overland Park, Kansas.

Les personnages féminins sont omniprésents, comme dans Swimming, Smoking, Crying (2009), qui tend son visage décomposé par la douleur et donne à voir ses yeux ruisselants de larmes au visiteur. Littéralement submergée par ses affects, elle se débat dans l’eau pour tout réaliser à la fois. De la fumée de cigarette s’échappe, par miracle, de sa bouche plongée dans l’eau et sa chevelure se confond avec les vagues. Cette œuvre comporte un sens autobiographique, si l’on considère la passion qu’entretenait Dana Schutz pour la natation durant l’adolescence. À l’instar de la toile Sneeze, un plus petit format réalisé en 2001, Dana Schutz n’hésite pas à représenter ses personnages dans des situations embarrassantes, les rendant attendrissants et fragiles. Ce sont des verbes et non des noms propres que l’artiste a choisis pour titre ; car avant tout, ce sont des sujets en action qu’elle choisit de poser sur sa toile. Il est difficile de ne pas l’associer à une autre grande peintre américaine : Alice Neel, dont le Centre Pompidou avait accueilli la rétrospective l’an passé : « Alice Neel, un Regard Engagé« . De son côté, elle cite l’œuvre de Philip Guston mais aussi de Jean Dubuffet et Kees van Dongen comme déterminantes dans ses choix plastiques.

J’aime le monde, les choses qui ont du poids, les objets qui s’impactent les uns les autres, dans un sens physique autant que pratique […]. Après les attentats du 11 septembre, j’ai senti que je devais faire quelque chose, il y avait ce sentiment d’urgence que nous ressentions, mes amis et moi. C’était notre point de départ et peindre a été libérateur.

Interview de Dana Schutz le 25 janvier 2015 dans son studio de Brooklyn.

Ces personnages maladroits, sans se présenter à leur avantage, permettent au visiteur de s’identifier à eux. Ils suggèrent par leurs grands yeux et leurs mimiques expressives un univers enfantin revisité, traversé par le monde contemporain. Le personnage central de la majestueuse œuvre Beat Out the Sun de 2018 renvoie à la figure de Pablo Picasso, avec sa marinière, référence peut-être aux polémiques dont il fait l’objet, ayant amené à une relecture de son œuvre au sein de nombreuses institutions espagnoles comme françaises. Les personnages qui l’entourent, à l’allure belliqueuse, comme l’indique le titre, ne sont plus de classiques adorants du soleil mais semblent au contraire partir en croisade contre lui, métaphoriquement.

Beat out the Sun, Dana Schutz, 2018. © dana schutz

Dana Schutz va jusqu’à démembrer ses personnages. Omniprésents, monumentaux, ils n’en demeurent pas moins fragmentaires : l’exposition s’ouvre sur la représentation d’un émouvant cyclope. Dans New Legs, en 2003, une femme se reconstitue une paire de jambes à partir de la terre glaise ; telle une puissante déesse de la mythologie, elle se modèle comme elle le désire. La série Face Eaters, débutée en 2003, présente là encore des corps féminins dans leur caractère organique : des femmes s’auto-dévorant les bras. Dana Schutz déclarait dans une interview, réalisée dans son studio en janvier 2015, à Brooklyn, que les toiles représentant des scènes de chirurgie exerçaient sur elle une grande fascination : « Cette approche descriptive et directe est intense ». La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, qui permis à Rembrandt de s’imposer au sein du milieu artistique en 1632 pourrait entre autres être évoquée dans cette perspective pour l’œuvre Présentation, en 2005. À propos des Face Eaters, Schutz déclare : « Ce ne sont pas des cannibales, ils ne mangent pas d’autres personnes, seulement eux-mêmes… Ils s’autodigèrent, ils peuvent aussi bien produire de nouvelles parties d’eux-mêmes. Ils sont totalement égocentriques. »

Shaving, une huile sur toile de 2010 renvoie directement à l’Origine du monde de Gustave Courbet, conservée au musée d’Orsay. Le visiteur ne doit pas perdre de vue que cette peintre, née en 1976, s’est formée au Cleveland Institute of Art et à la Columbia University de New York, ainsi qu’en Angleterre à la Norwich Art et Design School of Art en 1999. C’est peut-être sa mère, professeur d’arts plastiques et qui pratiquait la peinture en amateur (à travers des portraits), qui a pu lui transmettre cette liberté de création. Cette même année, en 1999, elle prend part à une résidence d’artistes dans le Maine. C’est la richesse de sa culture artistique et de ses références qui permet autant de niveaux de lecture dans ses œuvres. Elle fait preuve d’une grande liberté et d’une grande audace lorsqu’elle s’approprie des références classiques de l’art académique, tel qu’il est enseigné en école d’art. Ainsi elle reprend et détourne Le Cri d’Edvard Munch dans Swimming Smoking Crying de 2009, livrant sa version du désespoir d’un point de vue féminin et contemporain. Sigh, de 2020, renvoie autant à la figure de saint Jérôme dans le désert qu’aux guerriers demi-dieux de la mythologie grecque, par le port de son arme : c’est à la fois une figure biblique et païenne qui se tient de profil, se détachant sur un fond rouge qui rappelle inévitablement le sang. Schutz déjoue les interprétations simplistes et les raccourcis que l’on pourrait plaquer sur ce qu’elle réalise. Au contraire, elle invite à travers ces grands formats à ouvrir davantage les champs et les imaginaires de chacun : toutes les mythologies, tous les récits peuvent s’engouffrer chez Dana Schutz, tout y a sa place.

Son travail a fait par le passé l’objet de polémiques : ce n’est pas sans rappeler la colère suscitée par la toile Fuck Abstraction de l’artiste suisse Miriam Cahn au Palais de Tokyo début 2023. Les plaintes concernant le caractère supposé pédopornographique de l’œuvre n’ont heureusement pas abouti. L’œuvre a même été vandalisée en mai par un visiteur, sur laquelle il avait projeté de la peinture mauve. Six ans plus tôt, c’était à la Biennale du Whitney qu’une œuvre intitulée Cercueil Ouvert peinte par Dana Schutz avait failli être retirée en mars 2017, pour cause d’ « appropriation culturelle ». C’était la capacité d’une peintre à représenter la douleur noire qui était questionnée à travers cet appel au boycott. Là encore, les réactions que suscitent les productions plastiques de ces deux artistes prouvent leur puissance. Par les sujets qu’elles traversent, elles permettent de créer le débat et lèvent le voile sur les maux du monde contemporain. Miriam Cahn comme Dana Schutz se posent en observatrices intransigeantes de la société qui les entoure. John Zepetelli, l’un des premiers commissaires d’exposition a l’avoir remarquée, évoque ses premières impressions face à ses toiles lors d’une interview : « J’ai ressenti quelque chose de convaincant et de puissant, me forçant à réévaluer ce que pouvait être la beauté : toutes ces choses sont venues m’inonder, je suis devenu obsédé par son œuvre […]. J’ai été impressionné par le courage de son langage pictural. »

L’œuvre Presenter de 2018, frappante, plonge le public dans un tourbillon de contrastes ; là encore, sous le poids du monde qui l’entoure et le bouscule, le visage du personnage se déforme, perd toute consistance pour se fondre et fusionner avec le fond. Les toiles de la seconde partie de l’exposition montrent l’évolution de l’artiste vers des compositions plus ambitieuses, peuplées par encore davantage de figures : Mountain Group, de 2018 figure d’ailleurs sur les visuels de présentation de l’exposition. Boat Group et The Arts de 2020 s’en rapproche fortement: mêmes couleurs stridentes et personnages schématiques aux bras levés, aux yeux immenses, semblant défier la gravité. Le monde des fables, tout comme dans l’imaginaire d’artistes tels que Gérard Garouste ressort davantage dans ce second volet de l’exposition.

Je pense à la folie et aux symptômes des évènements actuels, à la façon dont on les mythifie […]. Je suis à cheval sur la ligne de partage où le sujet est à la fois composé et en décomposition, formé et informel, inanimé et vivant.

Dana Schutz, lors d’une interview en 2004 pour la Galerie LFL / propos de Peter Halley dans Index Magazine en février 2004

Dans cette seconde partie de l’exposition, l’œuvre peint de Dana Schutz a plus récemment été complétée par un travail remarquable de sculptures à travers des bronzes tels que Juggler en 2019. En sculpture comme en peinture, ce sont les mêmes personnages mouvementés, torturés, malicieux. On retrouve la même expressivité dans son travail de la matière, dont le processus de création est rendu visible, donnant parfois une impression d’inachèvement, comme avec l’œuvre Sailor, un bronze de 2019. Il est judicieux d’associer, dans le parcours du public, les toiles avec les sculptures. Les deux entrent admirablement en dialogue et permettent d’appréhender pleinement ses sources multiples d’inspirations. Ces sculptures demeurent des plus petits formats (Atlas, 2019) par rapport aux toiles monumentales telles que Boat Group auxquelles elles font face. Autre différence notable : ces sculptures de bronze, intègrent davantage le monde végétal et animal que les toiles. Elles sont comme saisies dans une perpétuelle métamorphose, semblent dotées de toutes sortes de poils, de griffes et d’accessoires, voire d’armes. À la toute fin de cette exposition, c’est l’occasion d’une sorte de face à face final avec cette artiste, qui se livre dans une interview filmée.

Atlas, Dana Schutz, 2019, courtesy of Thomas Dane Gallery.

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