Parler avec elles, une exposition curieuse sur la fabrique de l’art

Avec une vue imprenable sur la Garonne, le FRAC Méca est l’un des lieux incontournables de la création contemporaine bordelaise. Forte d’un espace d’exposition de 1200 m², l’institution propose depuis début 2022 une séquence d’événements traitant de la fabrique de l’art. Il s’agit d’interroger les pratiques artistiques et les processus de création impliquant différents acteurs. Ce nouveau projet intitulé « Parler avec elles » se rattache à cette idée d’apprécier regarder ce qui se passe à l’intérieur d’une collection. L’artiste Émilie Parendeau, qui a conçu l’exposition, l’a pensée comme une opération dépassant les réflexions internes au monde muséal. Elle nous invite à s’interroger sur le prisme du regard porté par les différents acteurs, quant à la manière dont les paramètres mis en œuvre vont influencer notre expérience du lieu. « Parler avec elles », c’est d’abord échanger avec les acteurs contribuant à l’existence de l’exposition, et prendre la mesure du processus commun. Il s’agit également de comprendre comment les œuvres activées vont dialoguer les unes avec les autres. Enfin, « Parler avec elles », c’est aussi une invitation à venir découvrir ces œuvres. L’exposition se tient à la FRAC Nouvelle Aquitaine MECA du 14 octobre 2023 au 3 mars 2024.

Émilie Parendeau nous présente l’exposition comme une promenade. J’ai eu en effet l’occasion de la découvrir récemment pour Florilèges. Âgée d’une quarantaine d’années, elle est une savoyarde vivant à Genève. Après des études d’administration économique et sociale à Chambéry, elle s’engage dans l’école des Beaux-Arts de Lyon où elle travaille sur une thèse portant sur une lecture critique du mouvement Fluxus. Les artistes conceptuels et proches de Fluxus développèrent le potentiel de variations offert par les œuvres existantes sous formes d’instructions. C’est justement cette pratique protocolaire qui constitue le gros de la pratique d’Émilie Parendeau. Pour elle, il s’agit de « s’emparer de leur potentiel afin de les faire agir dans le présent ». L’étude minutieuse des protocoles permet, « tout comme la possible transgression des règles énoncées », de les rendre actives. Aujourd’hui, ses œuvres sont réalisées à partir des instructions de Claude Rutault et de ses centaines de définitions-méthodes qui ne cessent de l’inspirer.

Promenade et jeux d’enfants

Le point de départ à la réalisation de l’exposition était de la concevoir à partir des 1500 œuvres qui composent la collection du FRAC. Seulement, elle pourrait apparaître à premier abord comme une forme de monographie à partir de Claude Rutault ou du travail de l’artiste même. En effet, les œuvres protocolaires dénotent par leur présence scénique malgré la présentation de quarante œuvres du FRAC. L’exposition est cependant nourrie d’échanges avec d’autres artistes de la collection aux positions cependant parfois bien différentes. La sélection effectuée réside en l’exclusion de tout forme d’art de l’ordre de la peinture sur châssis, du dessin ou du tirage photographique. Les œuvres doivent être également présentées telles qu’elles le sont au sein des réserves. Émilie Parendeau réalise donc une double activation, en premier lieu en réalisant les œuvres protocolaires de Rutault, en second lieu en exposant ces œuvres dans leur état de conservation. La singularité de l’espace et la variété de propositions permettent une promenade de surprises, où se mêlent aux réalisations conceptuelles des créations inclassables et curieuses.

Au premier plan, Hairspray Queen 1, Stéphanie Cherpin, 2006, collection FRAC Nouvelle-Aquitaine MECA.

En entrant, une salle spacieuse aux plafonds hauts s’ouvre devant nous. Une impersonnalité formelle s’en dégage, telle que l’artiste n’hésite pas à comparer le lieu à un supermarché. La circulation très peu contrainte permet au spectateur de s’emparer de l’espace. Neuf rouleaux de lavage automatique apparaissent alors. Colorés, ils vous évoqueront une forme pop du cousin Machin de la famille Addams. Cette requalification de l’outil urbain permet de donner une énergie à ces objets, qui, malgré leurs formes simples, sont métamorphosés en des sculptures colorées tout aussi imposantes que remarquables. D’autres œuvres apparaissent participer à l’imaginaire de l’enfance. Claude Closky dans Sans Titre (Marabout) a recouvert un mur d’une série de mots organisés selon le principe du jeu d’enfant : « marabout, bout de ficelle, selle de cheval… ». Les mots ici extraits de publications diverses ne manquent pas de rendre les associations amusantes : « doux, double jeu, jeu d’enfant, fantassin, saint d’esprit, pris au piège… ». Au milieu de la pièce, neuf miroirs souples, en nous présentant notre visage retourné, permettent de retrouver cette innocence quotidienne. 

Plusieurs œuvres visibles dans « Parler avec elles », dont Close your Eyes, de Haim Steinbach, 2003, MAMCO, Genève.

L’accumulation d’objets imaginaires participe aussi bien à cet univers de l’enfance que les précédentes curiosités. Richard Fauguer propose à ce sujet une immense table de quatorze mètres de long sur laquelle se trouvent diverses figures imaginées à partir de simples bols, carafes, ou assiettes en verre. On ne peut s’empêcher d’examiner le moindre objet inventé afin de retrouver à quel objet réel il renvoie. Quelques bols retournés suffisent presque à représenter R2D2 : le personnage fictif est en effet représenté sur le côté gauche de l’installation, aux côtés de son fidèle compagnon C3P0. La majorité des objets imaginés sont des appareils photo ou bien des fusils et d’autres armes à feu. Cependant, certains objets dénotent : de grandes chaussures de cartoon participent à enrichir l’imaginaire de l’œuvre, de même que ces grands yeux qui nous fixent à l’extrémité droite. De cette œuvre, l’on retiendra l’inventivité de l’artiste et ses capacités de visualisation, nous permettant d’admirer une telle installation. La multiplicité des objets est également au cœur de la démarche de Joël Hubaut au sein de son installation entièrement constituée de divers objets blancs.

Nommée Clom trock, l’œuvre relève davantage d’une foire aux objets blancs qu’à un ensemble figé. En effet, l’œuvre est évolutive : durant plusieurs week-ends, il sera possible de troquer un objet entreposé contre un autre d’une valeur équivalente. Il s’agit de transformer l’œuvre, un principe en réalité assez rare en France étant donné le caractère inaliénable des œuvres d’art en France [dans les collections publiques, ndlr]. Une personne sera formée afin de discuter de la valeur des objets avec les différents visiteurs, ce qui promet d’engager des réflexions intéressantes quant à la valeur sentimentale de certains. Parmi les 1300 objets de l’installation, se trouvent aussi bien un bibendum Michelin qu’un buste miniature à l’effigie de Balzac. Certains objets semblent cependant se regrouper autour d’un même thème, tel que celui de l’enfance féminine. Une toile de Joël Hubaut indique « Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige » tandis que divers objets évoquent la médecine ou l’hygiène rudimentaire. En face, une cage à oiseaux renferme une poupée Ken de Michael Jackson. Deux poupées Barbie, assises à proximité, se réjouissent de la situation : le bras plâtré et le pantalon baissé, Michael Jackson est ici humilié. Est-ce une manière de renvoyer aux accusations d’abus sexuels sur mineurs portées à l’encontre de l’artiste ? Si c’est le cas, l’œuvre aurait pu être réalisée par l’une des ces jeunes filles revendiquant ici une forme de justice symbolique.

Clom Trok (blanc), Joël Hubault, 1999. FRAC Nouvelle-Aquitaine MECA, 2023.

Émilie Parendeau, qui voit les figures de Joël Hubaut et de Claude Rutault comme la même face d’un vinyle, avait initialement pensé faire une exposition croisant les parcours des deux artistes. Leurs créations avaient déjà été regroupées lorsque le premier demanda au second de lui peindre une toile en rose pour son ensemble d’objets roses intitulé Le Psyclomclom épidémik, réalisé à Toulouse en 2001. Au-delà de cet événement, le lien entre les deux artistes n’est pas évident. Cependant, leurs œuvres traitent de la même manière d’un processus d‘évolution et d’une fabrique presque aléatoire de l’œuvre d’art.

Concepts et protocoles

La présentation des œuvres de Claude Rutault semble avoir été le véritable point de départ de cette exposition. Mort l’an dernier, le peintre avait réalisé, par un geste quotidien, la transformation de sa pratique artistique. En effet, alors qu’il peignait sa cuisine au rouleau, il décida de laisser courir celui-ci sur sur une toile alors accrochée au mur. L’acte anodin métamorphosa sa pratique qui passa de la peinture figurative traditionnelle à la rédaction de textes-méthodes. Le premier, Une toile tendue sur le mur, peint de la même couleur que le mur sur laquelle elle est accrochée, sera suivi de 658 textes qui seront autant d’instructions pour réaliser ses œuvres. Son idée était d’arrêter sa pratique afin de la confier à quelqu’un d’autre. Il mêle ainsi le principe d’instruction à celui de la délégation. Chaque publication est pour lui l’occasion d’enrichir et d’améliorer les précédentes instructions.  Émilie Parendeau a rencontré l’artiste en 2008, durant sa dernière année aux Beaux-Arts de Lyon. Perdue dans son travail après un échange académique en Chine, elle le découvre lors d’une conférence de l’institution lyonnaise. Audacieuse, elle vient le voir à la fin de la séance et lui demande s’il faisait de la location, notamment pour un emprunt de quarante minutes. Il lui répondit qu’il faisait tout, location, troc et échange de services. L’artiste passe alors avec succès son diplôme de fin d’études, et continue de nourrir sa pratique de cette fructueuse collaboration.

Transit, Claude Rutault. FRAC Nouvelle-Aquitaine MECA, 2023.

Présentée sur une grande cimaise hexagonale, Transit est la seule œuvre pérenne de Claude Rutault. Imaginée comme un ensemble variable de toiles, l’œuvre a été récemment exposée au Musée Picasso où son positionnement était ostensiblement différent. La définition-méthode de l’artiste définit en effet « un volume envahissant et changeant de nature ». Temporaire et fluctuante, elle est l’une des meilleures représentations du processus de création, ou plutôt devrait-on dire, des restes de la création. Claude Rutault évoque à son sujet une accumulation de restes d’œuvres : les toiles portent chacune la couleur de la cimaise pour laquelle elle a été présentée dans le passé. Ainsi, l’œuvre porte la trace d’une multitude de lieux visités par les toiles qui la composent. Étant donné qu’aucune prescription n’accompagne l’agencement des 1700 toiles de l’ensemble, Émilie Parendeau et Quentin Lefranc ont pris pour modèle sa dernière présentation à Paris. Malgré tout, il s’agit de composer avec l’espace. Le choix a été de diviser l’ouvrage en deux, l’artiste ose alors une métaphore pâtissière, au sujet de la découpe de l’ensemble. À la lumière de la définition-méthode, l’on comprend mieux cette image révélant le caractère fractionné de l’œuvre:

« TRANSIT est à tout jamais une œuvre temporaire, fluctuante. Elle aurait pu, à la suite d’autres choix – celui par exemple de ne rien conserver –, ne jamais exister. Elle existe, elle se modifie, elle n’a pas toujours existé, elle peut disparaître, être dispersée, par fractions, émiettée, méconnaissable… Elle peut aussi s’amplifier. TRANSIT est une histoire illisible, l’histoire de l’œuvre »

Claude Rutault, Dé-finitions/méthodes – 1973-2016, MAMCO, 2016, p. 513.

L’imprécision de la définition contraint l’artiste à effectuer des choix. Il est important de prendre conscience que la composition d’un tel ensemble explique son caractère aléatoire. En quatre heures de composition, seuls de rares critères importent lors de l’agencement. D’abord, il s’agit d’un jeu de couleurs à travers le placement. Il est également question des mesures de conservation des œuvres : les toiles ne seront par exemple jamais entreposées dos à dos. Enfin, l’on préférera au désordre formel une organisation par taille des toiles. La réalisation d’une définition-méthode n’est pas chose aisée. Qu’importe le format, l’artiste « réalisateur » de l’œuvre devra toujours effectuer des choix : peindre en équilibre sur deux éléments en est un exemples. Claude Rutault nous indique d’abord qu’une  toile blanche doit être posée de face, verticale contre un mur. Sur cette même toile, une seconde, de forme et de dimensions différentes, doit tenir en équilibre. Cette dernière est de même couleur que le mur. Les toiles enfin doivent êtres ovales, rectangulaires ou carrées. Émilie Parendeau a choisi une toile blanche ronde sur laquelle est posée une toile carrée jaune de la même couleur que la cimaise. La complexité tient principalement en l’équilibre des toiles. À ce sujet, difficile de ne pas penser à un trucage de la part de l’équipe muséale. Émilie Parendeau nous sourit, le doute persiste. 


Delphine Reist, dessin préparatoire pour Détergent, 2023.

L’exposition au FRAC Méca intrigue par la diversité de propositions et de concepts qu’elle propose. Il est important à mes yeux de l’aborder comme une promenade où il est bon d’envisager plusieurs angles. Lever les yeux vous permettra par exemple d’apercevoir les produits d’entretiens de Delphine Reist coulant le long des cimaises. Sentir vous permettra de découvrir un « bouquet perpétuel », une création faite de fleurs de saison et inscrite dans le vase Slip Rocker de Jeff Koons. Enfin, soyez curieux : découvrez les multiples objets composant Clom Trok et l’installation en verre de Richard Fauger. Enfin, si vous en avez l’occasion, sortez demander à divers commerçants s’ils détiennent un scénario de Florence Young. Vous trouverez lors de votre visite un prospectus vous invitant à effectuer ce tour des boutiques bordelaises. Vous deviendrez alors acteur d’une instruction. Comme si « Parler avec elles », c’était finalement parler avec nous, avec vous, parler avec les personnes qui parcourent l’exposition. 

Maxence Loiseau

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