
« La représentation d’une scène de massacre est-elle nécessaire pour faciliter une prise de conscience de la part du spectateur ? » Cette interrogation, véritable fardeau qu’Alfredo Jaar endosse depuis sa venue au Rwanda en août 1994, alors en plein génocide, parcourt l’ensemble du Rwanda Project. Il n’y trouvera jamais réponse et pourtant, sans relâche, il expérimentera différentes approches. Dans ce second article dédié au Rwanda Project, nous réfléchirons aux diverses « antireprésentations » d’une scène de massacre. Cet article ne comporte pas de photographies de tueries. Pour mener notre réflexion, nous allons nous appuyer sur trois œuvres qui abordent le massacre de l’église de Ntarama.
Rappel sur le génocide des Tutsi au Rwanda :
Le génocide des Tutsi est un génocide ayant eu lieu selon l’ONU du 7 avril 1994 à juillet 1994, au Rwanda en Afrique de l’Est. Il est le résultat d’un contexte politique et social troublé, favorisé par la construction historique d’une idéologie raciste et haineuse envers les Tutsi, une des trois communautés vivantes au Rwanda (parmi les Hutu et Twa). Le gouvernement rwandais, à dominante Hutu, appelle à la destruction de la communauté Tutsi, jugée comme ennemie, tout comme les opposants politiques au régime. Le nombre estimé de victimes est d’environ 800 000 morts a minima puisque le nombre est encore aujourd’hui discuté. Malgré l’engagement militaire de certains pays et structures hiérarchiques politiques, les massacres se sont déroulés dans une relative indifférence générale.
Le massacre de Ntarama :
Ntarama est une petite église située au sud de Kigali. Le 14, 15 et 16 avril 1994, 5 000 personnes ont été froidement massacrées. A la machette, à l’arme automatique, et grenades. C’est devenu, avec Nyamata, une église à proximité, un des plus importants lieux de mémoire du génocide. Nyamata et Ntarama ont été conservées en l’état, abritant les biens des victimes, habits et ossements.
Trois antireprésentations ?
Les œuvres choisies ont la spécificité de ne pas représenter le massacre et l’amoncellement de corps que Jean Hatzfeld décrit dans son livre Une Saison de machettes, un ouvrage comportant témoignages de rescapés Hutu et Tutsi.
« Les milliers de corps furent abandonnés en plein air pendant la durée du génocide. Il était ensuite trop tard pour que les rescapés viennent chercher les dépouilles de leurs parents ou amis, car la pluie et les animaux avaient fait des ravages. Aussi, dans un premier temps, les gens protégèrent-ils le site avec des grilles. Puis ils décidèrent de le conserver en l’état, pour mémoire. C’est-à-dire de laisser tous les cadavres dans leur position au moment de la mort –telle une scène pompéienne- entassés entre les bancs, sous l’autel, repliés le long des murs , dans leurs pagnes, shorts, robes, au milieu des lunettes, claquettes, escarpins, tabliers, valises, bassines, cruches, draps, colliers, tapis mousse, livres, imprégnés d’une forte odeur de cadavre »
Jaar en effet, choisit de ne pas montrer ce que Hatzfeld décrit et utilise trois façons d’aborder cette tuerie. Ces trois créations sont extraites de trois œuvres du Rwanda Project.
Ntarama, décrit par les Real Pictures

Antireprésentation la plus radicale, et la plus tentatrice, le massacre de Ntarama se retrouve confiné dans les Real Pictures. Réduit à un empilement de boîtes d’archives, formant alors un monument, l’image du massacre n’est pas visible mais simplement décrite. Comme présenté dans notre premier article sur Let There Be Light, le principe des Real Pictures est de ne pas montrer les scènes visuellement ou alors sous la forme d’une description. Nous avons deux monuments dédiés à Ntarama, dont voici la première description :
Traduction personnelle : Église de Ntarama, Nyamata, Rwanda. 40 kilomètres au sud de Kigali. Lundi 29 août 1994. Cette photo montre une structure en brique d’une pièce avec quelques petites fenêtres en verre. Il y a beaucoup de bancs dans la salle, placés à proximité des uns et des autres, comme pour accueillir beaucoup de gens. C’était une église catholique. Environ 400 personnes, qui avaient cherché refuge ici, ont été massacrées pendant la messe du dimanche. Dans la photographie, il y a trop de corps à compter. Ils sont dans une phase particulièrement grotesque de décomposition, où la chair est encore visible, mais elle est gonflée, décolorée et pourrie. Les corps sont jonchés avec les biens des réfugiés. Il y a d’énormes trous dans le mur où des mortiers se sont écrasés, ouvrant la voie à une embuscade de miliciens hutu armés de machettes.
Malgré une disposition différente, la description présentée dans le second monument donne davantage d’informations sur les massacres réalisés dans les églises.
Traduction personnelle : Ntarama Church, Nyamata, Rwanda. 40 kilomètres au sud de Kigali. Lundi 29 août 1994. Cette photographie montre l’un des rares vitraux intacts de l’église. Il est sombre à l’intérieur de l’église, mais la lumière du soleil est rayonnante à travers le verre coloré. Il est photographié avec une vitesse d’obturation lente et il s’est enregistré flou sur le film. Les églises étaient un endroit où les Tutsi ont fui quand les Hutu les ont poursuivis, et les églises sont l’endroit où des milliers de Tutsi ont été piégés et ont trouvé la mort. Au sud-ouest du Rwanda seulement, plus de 22 000 Tutsi ont été tués dans les églises catholiques.
La quantité des clichés réalisés par Jaar lors de sa venue fait qu’il existe une multitude de « nonreprésentations » du massacre de Ntarama et Nyamata. Ici, nous n’en présentons que trois.
Traduction personnelle : Église de Ntarama, Nyamata, Rwanda. 40 kilomètres au sud de Kigali. Lundi 29 août 1994. Cette photographie montre un gros plan de quelques cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants. Les corps sont dispersés tout autour, comme s’ils étaient entassés dans l’église avant le début du massacre. Ils semblent être couverts d’une couverture de gris, par la poussière et l’humidité. La chair pèse sur l’os et tombe sur le sol dans d’autres endroits. Le soleil est aveuglant à l’extérieur et dans l’église, les yeux prennent un moment pour s’adapter. On a estimé qu’un million de personnes ont été tuées au cours des trois premiers mois du conflit en se fondant uniquement sur leur appartenance ethnique.
Les textes sont volontairement dénués de tout ressenti. Les dates sont celles de la venue d’Alfredo Jaar sur le site, non pas les dates du massacre.
C’est la première évocation du massacre de Ntarama dans le Rwanda Project. Deux autres déclinaisons vont se former, à travers The Eyes of Gutete Emerita, datant de 1996 et Field, road, cloud, datant de 1997. Ces trois propositions traduisent la recherche d’Alfredo Jaar, d’une représentation potentielle qui lui semble adéquate quant au génocide.
The Eyes of Gutete Emerita : rencontre décisive
Observons maintenant la seconde œuvre, The Eyes Of Gutete Emerita (1997). Elle est composée de deux caissons lumineux installés côte à côte sur un mur. Sur ces deux caissons est projeté un texte relatant la rencontre avec Gutete Emerita, une rescapée rwandaise ayant marqué profondément l’artiste.
Traduction personnelle : Gutete Emerita, âgée de 30 ans, est debout devant une église dans laquelle 400 Tutsi, hommes, femmes et enfants ont été systématiquement massacrés par une escadre Hutu de la mort Elle assistait à la messe dans l’église lorsque le massacre a commencé. Son mari Tito Kahinamura (40 ans) et ses deux fils Muhoza (10 ans) et Matirigari (7 ans) ont été tué avec des machettes sous ses yeux. Toutefois, elle a réussi à s’échapper avec sa fille Marie-Louise Unumararunga (12 ans), et s’est cachée dans un marais pendant 3 semaines, ne sortant que la nuit pour la nourriture.
Field, Road, Cloud: du massacre il ne restera que le paysage
Son visage est agréable mais fragile ; la peau brun foncé, les lèvres pleines, les yeux brun foncé et les pommettes arrondies. Ses yeux semblent perdus et incrédules. Son visage est le visage de quelqu’un qui a été témoin d’une tragédie incroyable et le porte maintenant. Elle est revenue à cet endroit dans les bois de la terreur parce qu’elle n’a nulle part où aller. Quand elle parle de sa famille perdue, elle gesticule à des cadavres au sol, pourrissant sous le soleil africain.
Je me rappelle de ses yeux. Les yeux de Gutete Emerita.
La dernière oeuvre est Field, Road, Cloud, créée en 1997. Elle est composée de trois photographies en grand format, à laquelle sont juxtaposés trois croquis à l’encre blanche sur fond noir des photographies non visibles. Ces six évocations sont en réalité le parcours fait par Alfredo Jaar et son assistant pour parvenir à l’église. L’accent est mis sur le paysage alentour : le champ de thé, le chemin de terre, le nuage dans un ciel bleu éclatant. Les croquis viennent rappeler ce qui n’est pas photographié, les corps.
Alfredo Jaar comme nous avons pu le voir, poursuit sa réflexion sur les images de massacre, par son vécu au Rwanda. Travail intense et monumental, recelant près de 3000 clichés de son séjour, le Rwanda Project n’est pas encore achevé et est sans cesse en réflexion et renouvellement, selon l’affirmation de l’artiste (dans un entretien inédit dans le cadre de mes recherches universitaires). Les publications liées ne dévoilent qu’une toute partie, celle que l’artiste a bien voulu laisser visible… Pour le moment.
Suite et fin au prochain article !
Écrit par Anouk Bertaux