Matthieu Laurette au MAC VAL, entre spectacle médiatique et mise en abyme.

Matthieu Laurette réalise au MAC VAL sa première exposition monographique en France. Nourrie de thématiques diverses telles que la circulation de l’image de l’art et de l’argent, elle est le fruit d’une étroite collaboration entre Cédric Fauq (commissaire d’exposition) et l’artiste. Invité à l’exposition avant son ouverture le 21 octobre, j’ai pu découvrir pour le compte de Florilèges les derniers préparatifs de ce « grand plateau télé ». Le titre l’indique, l’exposition élabore plusieurs « dérives », autrement dit des manières de jouer avec les codes de la rétrospective. La monographie est l’occasion de revenir sur ce qui construit l’identité d’un artiste. Par une mise en spectacle et une mise en abyme, Matthieu Laurette propose avec Cédric Fauq une représentation objective de sa carrière non sans être conceptuelle. La rétrospective se révèle être un palimpseste spatial et temporel. Elle est faite des nombreux contextes ayant forgé sa vie d’artiste : on trouve par exemple dans la mise en scène un jeu de multiples clins d’œil aux expositions passées. L’exposition « Matthieu Laurette une rétrospective dérivée (1993-2023) » a lieu au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, du 21 octobre 2023 au 3 mars 2024.

Matthieu Laurette est un grand nom de l’art contemporain. Sa démarche nouvelle lui a permis dans le passé de participer à des expositions au sein de lieux hautement reconnus du milieu de l’art contemporain. En 1998, il est exposé au Guggenheim à New York. L’année suivante, il participe à l’ICA à Londres. Au tournant du siècle, il participe à la 49e Biennale de Venise et est lauréat du prix de la Fondation Ricard. Ces débuts extraordinaires contrastent avec des moments de flottement dans sa carrière que l’artiste semble vouloir dépasser. Lorsqu’on l’interroge sur la rareté de ses apparitions dans le monde de l’art ces dernières années, il dit avec humour qu’on l’a peut-être trop vu. Il l’explique ensuite par la crise de 2008, qui a provoqué la faillite de nombreuses galeries. Alors que ses débuts sont marqués par le battage médiatique et par ses propositions liés au produits remboursés et dérivés, sa carrière semble désormais se concentrer sur des questionnements liés au monde de l’art et aux nouvelles technologies.

Les débuts d’un artiste médiatique

Le centre d’information mobile est la première œuvre sur laquelle nous nous sommes arrêtés. Il s’agit d’une installation évolutive apparue pour la première fois à Londres en 1999. Constituée d’affiches et d’un écran, elle illustre les premières apparitions publiques de l’artiste. En 1996, alors qu’il est encore étudiant aux Beaux-Arts de Grenoble, Matthieu Laurette explique dans l’émission « Je passe à la télé » son projet. L’artiste a en effet produit un corpus d’œuvres détournant les opérations marketing. Il exprime alors en direct : « Je vis, je mange, je me nourris de produits intégralement remboursés porteurs d’offres tels que premier achat remboursé, ou satisfait ou remboursé. » Ce passage dans l’émission fut un tremplin pour Matthieu Laurette qui, à un an d’intervalle, faisait la une du Monde. « Il y a un enchaînement de médias qui va faire que les informations vont se transmettre jusqu’à aller en Grande-Bretagne. » explique t-il. Matthieu Laurette doit son succès à sa compréhension du monde médiatique, un milieu qu’il questionne notamment quant à son authenticité et à son battage de l’information. Il révèle par exemple l’existence d’une interview à laquelle il n’a jamais participé.

Apparition : Tournez manège !, TF1, 16 mars 1993 (extrait), 1993.
Extrait de l’installation vidéo : « Apparitions (1993-1995 sélection) », Collections CNAP/FNAC, MNAM, Centre Pompidou Paris, Courtesy Matthieu Laurette.© Adagp, Paris 2023.

L’installation est une synthèse des stratégies commerciales mises en place par le jeune artiste. Tandis que l’infiltration deviendra récurrente dans son œuvre, l’industrie des médias constituera son principal médium. Son apparition de 1996 n’était pas la première à la télévision, il avait participé trois ans plus tôt à l’émission Tournez manège ! sur TF1 qui permettait à des hommes et des femmes de se rencontrer. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il voulait faire plus tard, il répondit « artiste », qu’il précisa par « multimédia ». Avant de rejoindre l’école des Beaux-Arts de Grenoble, Matthieu Laurette avait étudié trois ans dans celle de Rennes où on lui aurait dit qu’il n’était pas fait pour « devenir artiste » mais plutôt pour « faire de la communication », ce qu’il a incité à changer d’école. Cette première catégorisation de son travail a contribué à l’élaboration d’une pratique qui affirme son statut d’artiste. À Grenoble, le contexte fut beaucoup plus propice aux expérimentations radicales, permettant de multiplier les apparitions. Tournez manège ! fut regardé par 6 millions de personnes à l’époque, un outil non négligeable pour un jeune artiste en recherche de visibilité.

En évoquant les réflexions de jeunesse de Matthieu Laurette, Cédric Fauq indique qu’il a pu constater « plusieurs manques, voire (des) impasses dans les pratiques d’artistes conceptuels, mais aussi qu’il a pu voir la possibilité de pousser plus loin l’utilisation de la télévision. » Chez l’artiste en effet, ces apparitions sont un détournement de contenu qui transforme le public de la télévision en un public de l’art contemporain. Agissant comme de véritables inserts hors des cadres officiels de monstration de l’art contemporain, elles ont participé à l’élaboration d’une pratique de la critique institutionnelle IRL [In Real Life, dans la vraie vie], baptisée Institutional Critique (Critique Institutionnelle In Real Life) par l’artiste. Cette critique cherche à produire de véritables effets dans le monde réel en dépassant la simple illustration. Cela passe autant par une critique de la société de consommation que par une pratique plus innocente. L’artiste a par exemple fait deux apparitions dans l’émission Silence, ça pousse ! dans laquelle Stéphane Marie s’est occupé de son jardin. De manière plus subtile, son travail est apparu sur la chaîne de télévision américaine CBS, qui filmait pour la nouvelle année 2004 différentes affiches associées à l’événement. Sur l’une d’elles était inscrite « Guy Debord is so cool ! », renvoyant aux différents concepts attachés au théoricien.

Apparition : « GUY DEBORD IS SO COOL ! », The Today Show, NBC, 31 décembre 2004, (extrait), Courtesy Matthieu Laurette, © Adagp, Paris 2023.

Une critique institutionnelle discount

Matthieu Laurette questionne l’économie marchande. Point d’orgue de son travail sur les produits remboursés, The Freebie King a été réalisé en 2001 par les équipes du Musée Grévin. L’artiste souhaitait jouer sur une forme de persistance rétinienne se référant à l’histoire de l’art contemporain. En 1969, Duane Hanson avait réalisé The Supermarket Lady, une figure hyperréaliste critiquant la société de consommation développée après guerre. Le remake de l’artiste français souligne davantage la précarité et les dynamiques de classe qu’elle présuppose. Les deux sculptures sont les symboles d’une époque : les Trente Glorieuses et la croissance économique solide chez Hanson laissent place à la récession au tournant des années 2000 chez Laurette. Ce « roi de la gratuité » révèle des stratégies adoptées à la fois par les consommateurs au pouvoir d’achat réduit que par les vendeurs pour qui l’offre est un moyen attractif d’inciter à la consommation. Loin d’être seulement une performance, ce caddie de produits remboursés a fait partie de la vie de l’artiste qui subissait lors de sa jeunesse la précarité. «  L’œuvre de Laurette presse, de façon prémonitoire, le versant obscur de la société du spectacle triomphante, c’est-à-dire la pauvreté, le désemploi chronique, les fins de mois difficiles. » explique Cédric Fauq.

The Freebie King, 2001, sculpture hyperréaliste à taille réelle, 175 × 177 × 60 cm. Courtesy Matthieu Laurette.© Adagp, Paris 2023.

Comme pour éviter de retourner aux fins de mois difficiles, Matthieu Laurette propose depuis 2012 à des collectionneurs d’acheter des contrats correspondant à ses dépenses professionnelles. La FRAC de Poitou-Charentes lui a par exemple acheté un an de loyer d’atelier en 2012. Une grande partie de son travail tourne autour des produits remboursés, mais cela semble avoir échappé à un collectionneur lui ayant dit quelques jours avant notre rencontre : « Je vous reconnais, je vous avais vu dans le métro. Vous nous aviez donné de l’argent ». Nous rapportant cette histoire, l’artiste indique que l’homme faisait référence à l’une de ses performances auprès des voyageurs de la RATP: « Bonjour, je ne suis pas là pour vous donner de l’argent mais pour vous proposer d’en gagner » en expliquant ensuite sa méthode des produits remboursés. Matthieu Laurette est à son tour devenu collectionneur en achetant sa propre sculpture au caddie lors d’une vente caritative en ligne. Cet achat constitue une installation intitulée Buying myself back sur laquelle nous pouvons observer les enchères successives réalisées sur deux ordinateurs en simultané.

Self-Portrait, 2014/2023, série « Ideological Shopping », Courtesy Matthieu Laurette
© Adagp, Paris 2023.

Aux produits remboursés succèdent les produits dérivés dans le travail de Matthieu Laurette, nom éponyme d’une œuvre réalisée avec le studio de design graphique Syndicat en 2015. Le terme de « produit dérivé » renvoie à une technique marketing qui, capitalisant sur la notoriété d’une personnalité, crée de multiples objets se référant à son image. Syndicat avait demandé à l’artiste de lui envoyer une série de photographies le représentant. Le studio avait alors pris la liberté de les incorporer dans divers produits comme pour le déposséder de son image. « Il n’est pas rare qu’à l’occasion d’une rétrospective qu’une réunion soit organisée pour déterminer les produits à réaliser pour l’occasion« , rapporte Nicolas Surlapierre, le directeur du musée. Il s’agit d’une prolongation commerciale de la visite jouant sur les pulsions d’appropriation du public. Les œuvres sont également des prolongements du même genre, constituant une constellation de documents se rapportant à l’artiste. Les bouteilles de Coca-Cola « Matthieu Laurette » en forment une illustration aussi pertinente que les affiches et coupures de journaux. The Freebie King pourrait également être considéré comme la plus grande dérivation de Matthieu Laurette. Vêtus presque de la même manière lors de la visite, les « deux » Matthieu Laurette me firent l’effet d’une impression étrange alors qu’ils se dressaient côte à côte.

La réalité du spectacle : le monde de l’art et la pensée de Debord comme matériaux

Nicolas Surlapierre explique que Matthieu Laurette semble avoir repris dans sa démarche l’une des thèses du premier chapitre de La Société du Spectacle (1967) dans lequel Guy Debord écrit  : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. ». Toutefois le spectacle chez Matthieu Laurette n’est pas seulement un ensemble de formes, il est « un rapport économique et social entre elles, médiatisé par des situations et des mises en situation » décrit le directeur du musée. D’abord à la tête de l’Internationale lettriste puis à la tête de l’Internationale situationniste, Debord envisage l’art comme une expérience. Il s’oppose à toute forme de contemplation qui séparerait le public et l’œuvre. Le concept de spectacle a pour origine cette critique avant-gardiste de l’autonomie de l’art où la « non intervention » est le principe directeur. Cela créer une société du spectacle, où la passivité du public règne aussi bien dans le milieu artistique que dans la société. L’œuvre de Matthieu Laurette s’oppose à cette apathie car elle est nourrie d’échanges avec le public et le monde de l’art.

Applause, 2004, tapis tissé double face incorporé avec un fil de pure laine de Nouvelle-Zélande,
160 x 235 cm.

En 2017, l’artiste a par exemple repris le tapuscrit de La Société du Spectacle en ajoutant à chaque « spectacle » le mot « reality ». Il a ensuite envoyé sa Société du Reality Spectacle a plusieurs maisons d’édition en reprenant dans son mail des phrases de Céline. En parcourant l’exposition, il est possible de lire les différentes réponses apportées par les éditeurs. Aux réponses impersonnelles se succèdent des refus hypocrites. La réponse de Gérard Berréby est la plus étonnante. Spécialiste de Guy Debord, il décrit les nouveautés trouvées dans La Société du Reality Spectacle par rapport au texte d’origine : « disparition du travail, destruction de l’idée de révolution, fake news » alors que l’artiste n’a effectué aucun ajout à l’exception du mot « reality ». Matthieu Laurette nous a indiqué non sans un sourire vouloir toujours l’éditer. Ces refus éditoriaux sont à mettre en parallèle avec les refus de sa carrière, présentés sur des porte-documents. L’artiste développe alors sa compréhension de ces lettres :

« La violence c’est quelque chose d’intéressant dans les lettres de rejet. Je vois des jeunes gens aujourd’hui et la violence que ces refus ont pour eux. Beaucoup de gens que je croise se posent des questions : comment fait-on en sorte de continuer, comment faire ? Il y a quelque chose que je peux dire au sujet du milieu de l’art. Quand j’ai commencé, c’était difficile de vendre, il n’y avait pas de galeries, pas de marché. Il fallait avoir l’âge que j’ai aujourd’hui pour se retrouver dans un musée ou un centre d’art à l’époque. Quand je vais à Tournez Manège ! c’est aussi une manière d’arriver dans le monde de l’art. Dès le départ, le monde de l’art est un matériau. »

Reel instagram @matthieulaurette : « When a T-shirt I produced in 1998 ends up at a thrift store in LA in 2023… and gets a new life on TikTok » via @alexfbailey. A voir ici.

Si le monde de l’art est un matériau, Mathieu Laurette reconnaît également être celui des autres. Fin 2022, est apparue une vidéo sur TikTok d’une jeune femme ayant trouvé un t-shirt réalisé pour l’exposition de 1998 à la Galerie Jousse. Le visiteur pouvait acheter le haut « Acide TV ». « Si vous passiez à la télé avec, on vous remboursait le prix du t-shirt » décrit Matthieu Laurette. Alex F. Bailey l’a trouvé dans une friperie de Los Angeles vingt ans après sa vente. L’artiste s’interroge en exposant le TikTok en question sur la manière dont le vêtement a pu atterrir là-bas, révélant comment les artistes, la société et le milieu de l’art sont co-dépendants. D’autre part, lorsqu’il remarque le manque de diversité quant aux pays d’origine des artistes d’une biennale, il demande aux autorités du pays absent s’ ils accepteraient de lui transmettre leur nationalité. Il écrit aussi bien aux Talibans qu’aux Américains sans distinctions de régimes. De la même manière, à chaque fois qu’il se rend dans un hôtel à l’étranger, l’artiste écrit sur une feuille marquée du symbole de celui-ci « I am an artist » détourné selon la langue du pays.


Help me to become a US citizen, 2001.

Son souci d’ouverture au monde international est également caractérisé dans son projet le plus récent, intitulé Tropicalise me. Pour cette série d’apparitions, Matthieu Laurette demande à différents acteurs du monde de l’art d’Amérique latine de lui donner des instructions afin qu’il se « tropicalise ». Chaque panneau dans l’exposition correspond à une instruction que l’artiste a dû réaliser. Cela part d’actions simples, comme manger un fruit local, à des choses plus ironiques voire plus intenses. Une curatrice colombienne lui a par exemple demandé d’aller sur les lieux d’un attentat ayant eu lieu la veille à Bogotá. Celle-ci souhaitait dénoncer la violence oubliée des tropiques, dans une forme d’anesthésie participant à normaliser le crime dans ce pays. De manière plus performative, un curateur mexicain lui a proposé de visiter les Chutes d’Iguazú entre le Paraguay, le Brésil et l’Argentine. Matthieu Laurette a alors loué un bateau pour touristes et est allé au plus près des chutes d’eau, filmant son aventure à l’aide d’une GoPro. Le dispositif de présentation dans l’exposition mêle l’art conceptuel à la performance, en associant à une méthodologie proche de Sophie Calle (faisant des évènements de sa vie une œuvre) à des post-it rappelant davantage les portes d’un banal frigidaire. Le projet est toujours en cours,  puisqu’on lui a demandé récemment de « tropicaliser » tous ses projets. En bref, cette œuvre est de l’ordre de la parole transportée, d’une pensée à laquelle nous participons et à laquelle nous nous accrochons. Matthieu Laurette est en définitive un artiste du discours, préférant aux mots les actions, et à la froideur du monde de l’art une forme d’ironie globale.

L’exposition au MAC VAL contraste avec le type de rétrospectives à laquelle nous sommes habitués. Jacques Schlanger analysait en 2001 trois thèmes constituant ce que sous-entend l’évènement, à savoir « introspection, rétrospection, prospection ». À ce sujet, il semble que la présente rétrospective se montre plus qu’exemplaire en établissant un amalgame de temporalités. Loin d’établir une simple commémoration, Matthieu Laurette et Cédric Fauq ont contrebalancé le passé par la notion de réactivation. Le concept de rétrospective dérivée se montre fécond sur le plan scénographique, il l’est cependant moins sur le plan intellectuel puisqu’il présuppose une connaissance préalable de l’artiste par le visiteur. Saisir les moindres échos peut s’avérer être un casse-tête, l’institution s’efforce cependant de proposer de nombreuses ressources documentaires en ligne permettant au grand public d’avoir une compréhension complète du concept. La précédente exposition « Histoires Vraies » était remarquable par la diversité de propositions artistiques qu’elle proposait entre réel et fiction. La rétrospective de Matthieu Laurette semble la dépasser sur le plan conceptuel, faisant de l’événement une véritable œuvre d’art dérivée.

Maxence Loiseau


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