Moonlight, Barry Jenkins, 2016

Sur une plage muette, à l’heure du passage du soir bleu à l’obscurité, un enfant noie son regard en direction de la mer, aux reflux de sa peine. Chiron, à l’image de ses lieux de refuge, est un enfant silencieux. Hors d’eux, l’atmosphère de son existence est celle d’une violence sourde, omniprésente, que le temps aggrave : entre sa mère addicte, cédant à une agressivité de plus en plus dure envers son fils, et les garçons de son âge qui l’ont choisi pour cible, il fuit, ou cherche à s’endurcir… Tente de trouver sa respiration dans la houle des coups qu’il reçoit, des plaies qui nous ouvrent son histoire.

Loin d’être manichéen, donnant seulement à voir l’image d’un malheur sans fin ni échappée, le film offre la vision d’une complexe cicatrisation. Divisé en trois parties, séparant l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte, il n’est pas une tragédie sans espérance, malgré sa dureté. Le modèle de la fresque biographique représentant un pur engrenage, entrainant Chiron aux enfers, s’estompe pour laisser place au portrait d’une intériorité complexe se forgeant dans le temps, dans ses blessures et ses nœuds. C’est ce dont témoignent les immenses ellipses que le film se permet d’établir entre ses trois parties : il ne s’agit pas de narrer par le menu les événements vécus par « Little » Chiron. Une grande partie de sa vie est passée sous silence. Ce qui est raconté à l’écran n’est pas tant ce récit fantôme, que le dépliement d’intériorités blessées, et leur difficile cheminement. Ce film est fort de sa grande tendresse pour l’humain malgré ses faiblesses, allant jusqu’aux extrêmes de sa violence — et l’on perçoit dès lors combien ce film a une portée personnelle pour son réalisateur, visible notamment par le personnage de la mère.

Le choix du portrait, de l’attention aux regards, aux détails révélateurs d’une complexité derrière les apparences, plutôt que celui du récit fleuve, est porté par une image qui s’approche des visages, sans cesse à l’affût des instants de tension — on reconnaît là l’amour du réalisateur pour le cinéma de Wong Kar-Wai — car chaque instant devient l’espace d’un choix, fruit de cette complexité à l’œuvre.

La composition tripartite n’est ainsi pas tant la décomposition de la vie de Chiron en termes de « périodes d’apprentissage », que de facettes de son identité sédimentées sur le long cours. Cette dernière ne se métamorphose pas purement et simplement, passant d’un visage à l’autre, de l’enfant silencieux au roc impassible : nous ne sommes pas sur le modèle du roman initiatique, celle d’une progression constante du héros se révélant pleinement à lui-même à mesure du temps. Amenant au questionnement clé : « Who is you ? » Que choisissons-nous de devenir, et qu’est-ce qu’être soi ? La question de son identité afro-descendante et de son homosexualité viennent, dans ce contexte de violence, exhiber cette question essentielle, à lui qui n’a eu de cesse de s’adapter et de devoir refaçonner sa façon d’être pour survivre.

Moonlight : revenons un instant sur ce titre. Le film est une adaptation de la pièce In Moonlight Black Boys Look Blue. Chiron n’a appris qu’à courir, s’adapter à son environnement hostile. Courir pour s’échapper, pour traquer sa vie, se précipiter vers l’âge adulte. Courir pour avancer, et sans cesse s’échapper de lui-même ? Le film montre le parcours chaotique du petit garçon qui, devenu homme, pense avoir choisi sa posture face à ses plaies, en s’endurcissant : est-il lui-même encore seulement ? Les sentiments qu’il éprouve pourtant désarment cette volonté de contrôle, cette identité forgée par la violence subie. Chiron court pour fuir les coups, comme se fuir lui-même. A l’image de « Blue », l’homme qui le prend sous son aile durant son enfance, car il voit chez lui le petit garçon que lui-même fut. Son témoignage lui révèle que cette course l’empêche de s’abandonner à toute tendresse. Quand Blue était lui-même enfant, une personne le lui a bien dit : il était bleu comme la lune, lui aussi, malgré sa précipitation pour grandir, devenir fort. Or, le film offre une suspension de cette course : choisir d’être soi, , plutôt que de se forger une carapace, n’est-ce pas accepter de s’abandonner, de se laisser toucher, y compris par sa mélancolie bleue ?

La mer agitée sur laquelle Chiron apprend à flotter a le pouvoir de cicatriser les plaies. Si elle est déstabilisante, elle représente l’horizon d’une liberté jamais soupçonnée auparavant. Ainsi en est-il de certains pardons et retrouvailles, possibles seulement pas l’abandon du masque. Le choix d’être soi que personne, pas même son propre passé, ne peut déterminer, et c’est là peut-être la plus grande des consolations.

Laisser un commentaire