Christian Jaccard au Musée Fabre : un imaginaire calciné 

     En ce début d’année, le Musée Fabre rend hommage à Christian Jaccard dans le cadre de l’intégration de trente-neuf de ses œuvres au sein des collections permanentes de l’institution montpelliéraine. Absent jusque là des fonds du musée, la donation vient combler un manque important : l’artiste régulièrement associé au mouvement Supports/Surfaces est en effet une figure majeure de l’art régional. La lignée d’expositions « Au fil des collections » vient justement mettre à l’honneur les récentes donations d’artistes contemporains au musée.  Invité pour le compte de Florilèges, j’ai pu découvrir l’exposition en compagnie de l’artiste. Ce dernier nous a accueilli avec entrain au sein de son « Jaccard Land », qu’il définit comme « le paradigme des énergies libérées, des énergies dissipées. ». La collection regroupe des œuvres issues de l’ensemble de sa carrière rassemblées autour de la problématique du nouage, de l’empreinte et de la combustion. Rares sont les artistes ayant exploité la combustion d’une manière aussi diversifiée.  L’exposition est l’occasion de découvrir une pratique originale et surprenante. Celle-ci se tient du 16 décembre 2023 au 3 mars 2024 au sein du Musée Fabre de Montpellier. 

Un parcours artistique singulier

     Sa formation artistique, Christian Jaccard la doit à diverses rencontres faites dans sa jeunesse. D’abord étudiant au Beaux-Arts de Bourges entre 1956 et 1960, il est initié à la peinture par René Perrot et à la sculpture par Pierre Bichet. Alors que les professeurs lui inculquent des pratiques traditionnelles, Christian Jaccard comprend que développer son imaginaire prendra du temps. Sa rencontre avec Michel Larionov est dans cette perspective importante. L’assistant dans ses travaux d’atelier et de catalogage, le jeune homme découvre le cheminement artistique d’un maître aux multiples influences, Larionov ayant côtoyé toute l’avant-garde russe avant de publier son manifeste du rayonnisme en 1913.  Il lui expliqua la façon de rythmer les couleurs ainsi que le concept de rayonnement s’organisant en différentes dimensions. Cette rencontre fut pour l’artiste une révélation, l’éclairant «  dans un moment d’interrogations quant aux décisions à prendre face à l’art ». 

En Mai 68, Christian Jaccard participe à l’Atelier populaire de lithographie à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.  En cette période mouvementée, l’homme travaillait en tant que graveur chromiste au sein d’une imprimerie typographique. Non politisé, il participe cependant à quelques séances révolutionnaires où il rencontre Gérard Fromanger, Jacques Monory, Erro, et Henri Cueco. Face à cette confusion protestataire, Christian Jaccard espérait « un débat autour de l’art et de la transition picturale », les énergies et les concepts le passionnant bien plus que la politique. Il intègre alors Supports /Surfaces, un mouvement regroupant les réflexions artistiques de la période autour de la phénoménologie de la couleur et de la déconstruction du tableau. Une exposition éponyme est organisée en 1970 par Pierre Gaudibert au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. 

Conditionnement fibrogène, 1970, Empreinte polychrome sur toile apprêtée, 195 x 130 cm Montpellier, musée Fabre. Photographie Frédéric Jaulmes © ADAGP, Paris, 2023

Si la mouvance s’épuise rapidement pour divergences idéologiques, Christian Jaccard retient divers critères associés au mouvement. L’artiste réduit en effet le tableau à ses composantes les plus élémentaires. En remettant en question des moyens picturaux traditionnels comme la peinture, les artistes du mouvement souhaitaient démystifier la forme afin d’explorer de nouvelles voies. Leurs expérimentations associaient à une diversité de techniques (empreintes, aplats, trempage, etc.) une variété d’outils. Christian Jaccard manifeste un grand intérêt pour l’expérimentation mêlant empreintes et transferts. Son métier de graveur chromiste qu’il exerce de 1964 à 1975 l’a en effet incité à explorer des processus d’imprégnations liés à la confection d’outils spécifiques. Son activité lithographique le familiarise à la pratique de l’empreinte et du transfert à partir de divers matériaux. Son travail l’amène à collecter des ficelles de chanvre : des textiles nécessaires selon l’artiste à la révélation d’empreintes. Enduit d’encre à imprimer, le textile est appliqué sur une toile de coton apprêté. Après plusieurs passages, les empreintes se juxtaposent et s’accumulent, révélant une forme abstraite évoquant la légèreté des matériaux imbibés d’encre. 

La trace comme réminiscence

     La production de Christian Jaccard exacerbe l’idée de traçabilité par l’exposition d’empreintes et la mise en avant de l’outil. L’objet est pour l’artiste indispensable à son œuvre, il est l’instrument qui façonne la trace par sa forme et par l’utilisation qui en fait. Associer l’outil procréatif à sa traçabilité permet au spectateur de visualiser la présence particulière de l’empreinte, sa variabilité. Deux œuvres intitulées « Couple toile-outil » associent les deux éléments. La première, réalisée en 1972 est associée à la combustion : l’outil est une mèche enroulée autour de la toile, se consumant lentement. Elle provoque sous l’effet chimique de la combustion une décoloration partielle rappelant certains motifs futuristes. Exposée sur un support, l’outil est le témoin d’une action empirique réalisée au siècle dernier. Il est l’expression d’un rapport indiciel, là où la combustion seule convoque davantage l’idée d’une réminiscence. Ces expérimentations ont débuté en 1968 alors que l’artiste expérimente sur une toile libre de tout châssis posé au sol. Dans une pratique compulsive, qu’il aime comparer à celle de Pollock, l’artiste imprime sur le support des formes à l’aide d’outils divers tels qu’une corde, une ficelle, des nœuds et ligatures. 

Couple toile- outil calciné, 1972. Toile libre brûlée et mèche lente 179 x 108 cm Montpellier, musée Fabre. Photographie Frédéric Jaulmes © ADAGP, Paris, 2023

Nouer et brûler évoque une dualité puissante liée à l’aléatoire :  « Les brûlis, principes actifs, et les entrelacs, éléments agissants, ourdissent leurs trames spécifiques, dont les énigmes respectives se répondent en écho. » explique Christian Jaccard. Ces nœuds sont pour ce dernier comme des équations se révélant dans le croisement. Dans l’atrium Richier du musée Fabre est exposé un grand diptyque : deux toiles mises l’une sur l’autre ont été marquées par des mèches lentes passant au travers. De manière symétrique l’œuvre expose la bipolarité de l’envers et de l’endroit qui intéresse tant l’artiste. Christian Jaccard nous explique que cette dualité est à la base du monde organique, nos cerveaux étant constitués de deux hémisphères recevant eux-mêmes les informations de nos deux oreilles. L’association du nouage et de la combustion constitue pour l’artiste un élan vital dont il nous raconte la découverte : « Je me promenais au pied d’une carrière et bousculais au sol avec mon pied une chute de mèche lente […]. J’ai noué machinalement celle-ci ; un déclic s’est opéré dans ma tête ; toujours préoccupé par le phénomène de trace, d’empreinte et son processus de diffusion. Là, la trace n’était pas produite par mon intervention directe à l’aide d’une encre, mais s’effectuait par l’inflammation de cette mèche fulminante qui, en se consumant, déposait sa traînée bitumineuse. ». L’énergie déployée est en effet synonyme d’élan, le processus destructeur révélant une forme nouvelle. 

Le travail graphique accompagne toutes les périodes de création de l’artiste, le Musée Fabre a acquis un ensemble de vingt quatre dessins issus du procédé de combustion à la mèche lente. L’ensemble regroupe différentes typologies et formats de papier : Christian Jaccard s’est intéressé à l’effet de matière que permet le support. L’utilisation de papier chiffon, de papier japon ou de papier Arches permet en effet d’explorer une variété de textures. Selon Bernard Ceysson, les papiers calcinés sont  « à la fois la mémoire et le fait […] d’un procédé […] de marquage et d’imprégnation ». La fragilité du médium permet également d’y voir sa fragilité voire sa souffrance. Certains motifs laissés par la combustion évoquent des films barbelés ou des blessures. L’artiste n’a cependant pas cherché à reproduire ces formes, il oriente simplement la combustion à l’aide de pochoirs afin que l’imaginaire s’anime. Les œuvres sont pour lui vivantes, fragiles elles se dégradent et évoluent jusqu’à disparaître. Le geste initié par les mèches lentes aboutirait selon l’artiste à observer « la réalité matérielle de la peinture : ses craquelures, ses boursouflures, ses manques qui sont autant les signes de la continuité que de la métamorphose ». 

Sans titre, 1981. Combustion mèche lente noire sur vélin d’arche, 100×70 cm ; Sans titre, 1983. Combustion mèche lente noire sur vélin d’arche.

Déconstruire, recycler, recomposer 

     Au tournant des années 1980, Christian Jaccard réalise la série des « Anonymes calcinés ». A l’issue d’une exposition au Musée d’Art Moderne de Paris autour de la problématique du support entre la toile et le cuir de bœuf, Christian Jaccard a comme une déclic. En cette période, il procédait au Musée du Louvre à sa « rééducation artistique » face à la peinture de chevalet. Au même moment, il comprenait comment des peintures non signées pouvaient devenir des supports de création, suivant la célèbre phrase de Marcel Duchamp illustrant sa théorie du ready-made : « Se servir d’un Rembrandt comme une planche à repasser. » Si Duchamp parlait de signature, Christian Jaccard y voit une idée de support. Il s’est alors mis en quête de toiles de chevalet anonymes au sein de brocantes et de marchés aux puces. Une fois trouvées, l’artiste vient arranger sur le support un réseau de griffures. La série regroupe plusieurs iconographies : des toiles religieuses et païennes, des académies ainsi que des affiches du XXe siècle.  Son premier tableau, l’artiste l’a trouvé dans un caniveau, il s’agissait d’une Sainte Famille fortement endommagée. Les yeux de Joseph avaient déjà été troués, tandis que les figures de Jésus et de Marie avaient été en partie écorchées. Ainsi, l’artiste n’était pas le premier à les avoir vandalisées, plus encore il pense les réhabiliter. En effet, les brûlures viennent comme recoudre les visages lacérés que l’artiste avait préalablement restaurées. Christian Jaccard ne prend pas plaisir à détruire mais plutôt à déconstruire et à disséquer les œuvres. 

Anonyme calciné, 1981, huile sur toile calcinée, 93 x 70 cm, Montpellier, musée Fabre, Photographie Frédéric Jaulmes © ADAGP, Paris, 2023

Le tondo rouge flamboyant présenté sur l’affiche de l’exposition est une autre manière de déconstruire la peinture. Intitulée « Tondo BRN 04 », l’oeuvre fut réalisée par l’artiste après un séjour en Italie en 1984. Nombreuses sont ses œuvres qui utilisent la rouge, Christian Jaccard, affectionnant la couleur, en a par ailleurs créé une variation nommée le rouge « émis ». Cette couleur rappelle la lave du Vésuve que l’artiste a approché, fasciné par la gamme de couleurs qu’offre le feu tellurique, du jaune au bleu foncé. La forme de l’œuvre associe son procédé à de fortes connotations symboliques, le tondo ayant été un format très en vogue au XVe siècle, associé à l’idée de perfection; comme l’expriment miniatures et camées précieux. Son geste est encore une fois iconoclaste : l’utilisation du gel thermique, bien qu’il valorise la forme du tondo, crée par combustion des traces fugitives renvoyant à l’énergie centripète. Cette réalisation, l’artiste la doit à la création d’un paysage mental « donnant libre cours à l’esprit déclencheur d’intuitions ». Ce tondo, bien qu’éloigné du médium graphique, renvoie à la proximité de ses œuvres réunies comme différentes interprétations d’un même morceau.  

L‘île de la Réunion fut également une importante source d’inspiration pour l’artiste qui y a séjourné à plusieurs reprises depuis le milieu des années 1980. A la fin de la décennie, il est invité en résidence par Roselyne et Vincent Mengin alors qu’une éruption a lieu sur l’île. Après de premières expérimentations, Christian Jaccard s’intéresse à partir de 1995 au mobilier créole qu’il enfouit sous sous une série de nœuds. Ses sculptures mettent en œuvre son concept « supranodal« , associant  l’accumulation noueuse au détournement d’objets à la manière de Duchamp. Pour l’artiste, il s’agit à nouveau d’un recyclage associé cette fois à de l’excentricité. L’enrobement de ce « manteau cotonneux marque la trace d’une action où l’énergie libérée par le geste a créé des œuvres plastiques singulières. Il s’agirait là d’une lecture métaphysique du concept supranodal associant aux enfantillages l’effondrement de la réalité quotidienne. L’ironie est alors mêlé à la poésie, le nœud reproduisant pour Didier Semoin la nature et ses accidents. Christian Jaccard exprime quant à lui un mauvais rêve où il se trouvait envahi de masses de nuages entrelacés : « Plus je tentais de m’en libérer, plus j’étais assailli par cette nuée blanche, immaculée, presque immatérielle et impalpable, si étrangement opaque. » explique t-il. Ne pouvant fuir en rêve, l’artiste s’est approprié cet incomparable méandre de nœuds. 

Garden party, les outils du jardin, 1994-1995, bois, fer, coton et acrylique, Montpellier, musée Fabre – Christian Jaccard, une collection au Musée Fabre

      L’exposition de Christian Jaccard est complétée  depuis le 20 janvier par celle Toni Grand, autre acteur majeur associé au mouvement Supports/Surfaces. Le musée Fabre dédie en effet un plus grand espace d’exposition au sculpteur qui a renouvelé durablement le langage artistique de son époque. L’artiste a également suivi une voie singulière par l’usage de matériaux qui n’avaient pas été exploités, comme de nombreuses matières organiques. Alors que Christian Jaccard détourne la toile, Toni Grand déconstruit la sculpture, en cela les deux expositions doivent être mises en dialogue. L’institution est riche au-delà des installations temporaires, de nombreuses œuvres rassemblant maîtres anciens, peintures académiques et modernes aux pratiques plus contemporaines. Vous pourriez admirer les imposantes Baigneuses (1853) de Courbet et admirer les regards ténébreux d’Alexandre Cabanel dont L’Ange déchu (1847) semble être le meilleur exemple. L’Œuvre de Pierre Soulages est également largement représentée au sein des collections, donnant à explorer « l’outrenoir ». Le Musée Fabre est en définitive un musée passionnant, que je vous invite à découvrir au fil de ses expositions et de ses collections. 

                                               Maxence Loiseau

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